Eurocompatibilité du droit privé suisse (ch) (eu)

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Compte-rendu du 10 juillet 2014 de la Commission Franco-Allemande du barreau de Paris


Commission ouverte : Franco-Allemande
Co-responsables : Christian Roth, Christian Klein, Catherine Stary, Karl H. Beltz, avocats au barreau de Paris

Intervenants : Peter Jung, maître en droit, Université de Bâle


Mots clefs : Europe, Suisse, droit privé, CJUE, eurocompatibilité, traité, accord bilatéral


Introduction : La Suisse et l’Union européenne

Toute l’Europe est occupée par les bureaucrates de Bruxelles… Toute ? Non ! Car la Suisse, peuplée d’irréductibles helvètes résiste encore et toujours à l’envahisseur. C’est l’image politique de pas mal de Suisses. Mais cette image du village gaulois ne correspond pas tout à fait à la réalité. Certes, la Suisse résiste et résistera au moins dans un avenir proche à une adhésion formelle à l’Union européenne et à l’Espace économique européen. Bien que la demande d’adhésion à l’Union européenne déposée en 1992 n’ait jamais été retirée officiellement, elle se trouve depuis plusieurs années cryopréservée dans les caves de Bruxelles après un référendum négatif en 2001. Le projet d’adhésion à l’Espace économique européen a été également rejeté par une très légère majorité du peuple suisse fin 1992. La Suisse souligne ses particularités comme la démocratie directe, le fédéralisme et la neutralité et se plaît dans sa « splendid isolation » politique. Mais les parallèles avec les Gaulois d’Astérix s’arrêtent ici.

Contrairement au village gaulois, la Suisse est un pays géographiquement placé juste au centre de l’Europe. On compte chaque jour plus d’un million de passages aux frontières communes avec les pays de l’Espace économique européen. Presque 900 000 citoyens de l’Union européenne vivent en Suisse. Le pays est étroitement lié avec les économies des membres de l’Union européenne. En 2012, 56 % des exportations suisses étaient destinées à l’UE et 75 % des importations en provenaient. La Suisse est notamment liée avec les économies du Baden Württemberg, de la Lombardie et de la Bavière.

Politiquement la Suisse est membre du Conseil de l’Europe, un des pays fondateur de l’Association européenne de libre-échange (AELE) et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Le peuple suisse s’est prononcé dans dix référendums plutôt en faveur d’une intégration mesurée. Cela vaut également pour la libre circulation des personnes à l’exception notamment du dernier référendum du 9 février 2014, le plombier polonais ne fait ainsi pas plus peur en Suisse qu’en Allemagne ou qu’en France et cela malgré une immigration beaucoup plus considérable en Suisse par rapport à sa population.

En raison de cette interdépendance entre la Suisse et ses voisins, les gouvernements suisses ont pratiqué notamment depuis 1993 un compromis largement accepté par les élites et la majorité du peuple suisse : ni intégration ni isolation totale, mais une coopération partielle fondée sur des accords sectoriels bilatéraux portant sur des domaines bien définis et prévoyant une intégration plus ou moins intensive. Cette approche appelée voie bilatérale (« Bilateraler Weg ») doit notamment garantir aux entreprises suisses l’accès au marché intérieur de l’Espace économique européen. Les accords s’inscrivent ainsi surtout dans une logique d’ouverture réciproque, progressive et contrôlée des marchés. Dans le cadre de cette démarche, environ 20 accords principaux et 100 accords secondaires ont été conclus, d’abord l'accord de libre-échange de 1972 et l'accord sur les assurances de 1989. Ces accords ont été suivis par un premier paquet de sept accords de 1999, dont l’accord sur la libre circulation des personnes, l’accord sur la prévention des obstacles techniques au commerce et l’accord sur les marchés publics, ainsi que par un deuxième paquet de 2004 avec notamment l’accord d’association au système de Schengen/Dublin. En 2013 a été signé l’accord renforçant la coopération entre les autorités de concurrence respectives.

Tous ces accords sont selon leur nature des traités classiques du droit international public avec la particularité qu’ils font référence à certaines normes de l’acquis communautaire. Vu qu’ils ne créent pas d’instance supranationale, ce sont en principe les autorités suisses qui doivent veiller à la bonne application de ces accords en Suisse. Des comités mixtes sont chargés de la gestion et du développement des accords. L’extension des accords bilatéraux aux nouveaux Etats membres se fait sans négociation, à l’exception de l’accord sur la libre circulation des personnes.

Les accords particulièrement importants du premier paquet de 1999 sont liés entre eux par une clause d’interdépendance, dite « clause guillotine ». Si l’un des sept accords n’est pas prolongé ou est dénoncé, les parties ont la possibilité de déclarer caducs les six autres. C’est pourquoi le référendum de février 2014 qui demande d’ici à trois ans l’introduction de quotas d’immigration en Suisse et une favorisation des ressortissants suisses lors de l’embauche, heurtant ainsi le noyau dur du projet d’intégration européenne, remet en cause non seulement le premier paquet d’accords, mais aussi éventuellement toute la voie bilatérale. Si par exemple l’accord sur le transport aérien tombe, la Suisse se trouvera le lendemain sans droit aérien applicable.

Dans l’optique de l’Union européenne il faut empêcher que la Suisse effectue un choix à la carte (« Rosinenpickerei »). C’est pourquoi elle exerce aussi une pression sur la Suisse afin de négocier un accord-cadre sur les questions dites institutionnelles. Ce projet prévoit la reprise dynamique du droit de l'UE. Il prévoit également de soumettre les divergences sur l'interprétation des accords à la Cour de justice de l'Union européenne, qui rendrait un avis contraignant. Il n’est ainsi pas étonnant que le projet ait fait l’objet de critiques et de polémiques, notamment concernant l’apparition de juges étrangers dans les vallées suisses, interdite par le Pacte fédéral suisse conclu par les trois Cantons originaux Uri, Schwytz et Nidwald en 1291. Ce projet d’accord portant sur un cadre institutionnel constitue actuellement, avec les négociations sur l’imposition des entreprises, sur l’échange automatique de renseignements fiscaux et sur les questions de la libre circulation des personnes, les points les plus contestés entre la Suisse et l’Union européenne.


Les mécanismes de l’eurocompatibilité du droit privé suisse

Eu égard au cadre politique et juridique de la relation entre la Suisse et l’Union européenne présentée dans l’introduction, l’eurocompatibilité du droit privé suisse est réalisée dans la législation et dans l’application du droit, soit de manière obligatoire soit de manière autonome.


I. Eurocompatibilité obligatoire

1. Les cas de figure d’une reprise obligatoire

a) Application directe d’un traité eurocompatible

Une eurocompatibilité obligatoire du droit privé suisse se présente en premier lieu si un traité eurocompatible, notamment un accord bilatéral, est directement applicable en matière privée. On peut parler d’un traité eurocompatible dans trois situations : Le premier cas est celui dans lequel le préambule d’un traité contient, comme c’est le cas pour les accords bilatéraux récents, une indication selon laquelle les parties se fixent comme but d’atteindre les objectifs de l’accord sur la base de l’acquis communautaire respectif. Le deuxième type de référence au droit de l’Union européenne est une reprise directe et le plus souvent littérale de certaines dispositions communautaires relevant notamment du droit primaire, comme par exemple la répétition des articles du TFUE sur la libre circulation des personnes et sur le droit de la concurrence dans l’accord sur le transport aérien. La forme la plus répandue consiste en un renvoi au droit communautaire notamment secondaire, soit par une citation spéciale dans le texte de l’accord, soit par un renvoi global à la liste des actes de l’Union énoncés dans l’annexe de l’accord. Le renvoi à l’acquis est avantageux pour les deux parties : Il permet à la CJUE et à la Commission l’application des règles développées en droit de l’Union aux accords avec la Suisse. En ce qui concerne la Suisse, elle peut remplir les conditions de la réciprocité et reprendre un droit déjà relativement bien établi. Les parties négociantes peuvent se concentrer sur les points critiques et faire référence au droit communautaire pour les points techniques.


b) Adoption d’une loi de transposition eurocompatible

Lorsqu’une norme suisse comme par exemple les art. 109 ss de la loi fédérale sur les brevets d’invention, s’oriente à cause d’une obligation provenant du droit international public vers une convention européenne comme la Convention sur le brevet européen, on est confronté à une deuxième situation d’eurocompatibilité obligatoire. Dès lors, la situation du juge suisse ne se distingue pas de celle du juge français ou allemand : il doit interpréter la loi de transposition à la lumière des objectifs et dispositions du traité en cause, interprété de manière autonome, et prendre en considération la jurisprudence élaborée dans les autres Etats signataires et au niveau supranational.


c) Application du droit privé suisse en conformité avec un traité eurocompatible

Un troisième cas de figure d’une eurocompatibilité obligatoire se présente si une disposition du droit privé suisse cède devant un traité eurocompatible. Nous avons pour exemple la circulaire qui a mis fin à l’exigence de la nationalité suisse pour les membres du conseil d’administration par l’ancien article 708 du Code des obligations. Cette circulaire se trouvait en harmonie avec l’interdiction des discriminations directes fondées sur la nationalité des ressortissants des Etats signataires par l’article 2 de l’accord sur la libre circulation des personnes. Un autre exemple actuel concerne la prescription des droits à indemnisation des victimes de dommages corporels. La CEDH a estimé le 11 mars 2014 dans l’affaire Howald Moor et autres c. Suisse que dans les affaires d’indemnisation des victimes d’atteinte à l’intégrité physique celles-ci devaient avoir le droit d’agir en justice lorsqu’elles étaient effectivement en mesure d’évaluer le dommage subi. L’application de la prescription absolue de 10 ans édictée indépendamment de la perceptibilité du dommage par les art. 60 al. 1 et 127 CO constitue ainsi, au moins en cas d’un dommage corporel, une violation du droit d’accès à un tribunal selon l’art. 6 § 1 CEDH. A la suite de cet arrêt, les tribunaux suisses vont se voir obligés d’appliquer les art. 60 al. 1 et 127 CO en conformité avec la CEDH. Dans plusieurs cas, le législateur suisse a pris en considération les arrêts de la CEDH ayant adapté le droit suisse.


2. Limites de la reprise obligatoire

a) Champ d’application restreint des traités

L’impact de l’eurocompatibilité obligatoire reste néanmoins limité. La première raison est le champ d’application plus ou moins restreint des traités. Parfois les traités sont caractérisés par une approche sectorielle. C’est pourquoi les compagnies d’assurances suisses profitent, sauf en matière d’assurance vie, d’un accès libre au marché intérieur européen grâce à l’accord bilatéral sur les assurances de 1989. Par contre, les banques suisses ne peuvent invoquer que la libre circulation des capitaux – cette liberté s’appliquant selon l’art. 63 TFUE erga omnes. En ce qui concerne les autres libertés, elles ne peuvent en profiter que d’une manière indirecte, c’est-à-dire à travers des filiales installées dans un pays membre de l’Espace économique européen. Ainsi la Cour de Justice de l’Union a décidé dans l’affaire Fidium Finanz que l’opération de crédit transfrontalière ne tombe pas dans le champ d’application de la libre circulation des capitaux (art. 63 ss TFUE) mais dans le chapitre portant sur la libre prestation des services (art. 56 ss. TFUE). C’est pourquoi l’activité de la banque suisse établie dans un Etat tiers pouvait être soumise à un agrément préalable dans l’État membre dans lequel la prestation a été fournie.

Parfois un traité ne s’applique qu’à une activité particulière comme dans le cas de l’accord sur le transport aérien. L’accord sur la libre circulation des personnes par exemple ne concerne en principe que des personnes physiques. C’est pourquoi la libre circulation des sociétés suisses dans le marché intérieur européen n’est en principe pas assurée. Prenons pour exemple la décision du Bundesgerichtshof allemand dans l’affaire Trabrennbahn, qui a dénié à une société créée selon le droit suisse et ayant entretemps transféré son siège réel vers l‘Allemagne le droit d’agir devant un tribunal allemand. La Cour a pu appliquer la théorie classique allemande du siège réel et cela en dépit de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne sur la libre circulation des personnes morales notamment dans l’affaire Überseering.


b) Application restreinte des traités entre particuliers

En outre, les accords bilatéraux, comme toute autre convention internationale, ne sont directement applicables entre particuliers que s’ils prévoient des obligations claires, concrètes, absolues et réciproques. C’est par exemple le cas de l’accord sur la libre circulation des personnes, mais pas de l’accord de libre-échange de 1972. C’est pourquoi le Tribunal fédéral suisse a ignoré, dans l’affaire OMO, l’invocation du principe de la libre circulation des biens consacré par l’accord de libre-échange, par un défendant qui avait importé de la lessive OMO sans autorisation du détenteur de la marque déposée en Suisse.


c) Application des traités par des autorités nationales

L’application des accords relève en principe des autorités nationales. Il y a deux exceptions à ceci : la Convention Européenne des droits de l’homme, dont le contrôle de son observation effective – et cela également en droit privé – est la tâche de la CEDH, et l’accord sur le transport aérien, qui est largement appliqué par la Commission, le Tribunal et la Cour de justice de l’Union européenne. Du moins, si les traités comme l’accord bilatéral sur la libre circulation des personnes ou la Convention de Lugano s’appliquent directement en droit privé et s’ils sont conçus en parallèle avec un acte communautaire comme les articles 49 et s. du TFUE ou le règlement Bruxelles I, ces traités doivent être interprétés par les tribunaux suisses d’une manière autonome et tout en tenant compte de la jurisprudence et des actes de l’Union. Ainsi, le juge suisse doit se mettre à la place du juge supranational et interpréter le traité en conformité avec sa propre terminologie, son propre système et ses propres finalités selon les règles des art. 31 s. de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Il doit, en plus et surtout, prendre en considération et si possible respecter la jurisprudence s’y rapportant de la Cour de justice et des tribunaux des autres Etats signataires. Mais le juge suisse n’est pas formellement lié par cette jurisprudence étrangère ou supranationale. De plus, il peut ignorer une disposition ou une jurisprudence en invoquant l’ordre public national.


d) Reprise essentiellement statique

La relation bilatérale est finalement une relation essentiellement statique et cela constitue un inconvénient notamment si on prend en considération le dynamisme des développements sur le plan de l’Union européenne. La plupart des accords est caractérisée par une reprise de l’acquis communautaire au moment de la conclusion du contrat. Cela concerne également la jurisprudence intervenue jusqu’au moment de la signature. Dans ce contexte, le caractère nouveau d’une jurisprudence ne dépend pas seulement de sa date mais aussi de son contenu. Ainsi, un arrêt ultérieur est obligatoire lorsqu’il concrétise seulement un arrêt antérieur à la signature de l’accord. On peut par exemple s’interroger sur le point de savoir si l’arrêt de la CJUE dans l’affaire Inspire Art, qui est intervenu après la signature de l’accord sur le transport aérien, ne fait que concrétiser l’arrêt rendu dans l’affaire Centros intervenu avant la signature de cet accord et s’il doit ainsi obligatoirement être pris en considération lors de l’application des dispositions de l’accord sur la libre circulation des sociétés dans le domaine de l’aviation.

En cas de nouveautés législatives ou jurisprudentielles, se pose la question d’une adaptation des accords. Pour une telle adaptation, plusieurs mécanismes existent : les clauses d’adaptation, les procédures de révision et l’adaptation par les comités mixtes. Les comités mixtes ne sont habilités que pour les adaptations techniques et ils peuvent notamment décider de modifier les listes d’actes juridiques dans l’annexe de l’accord ou déclarer, sur demande d’une des parties, une jurisprudence nouvelle comme pertinente. Nous comptons actuellement 137 décisions des comités mixtes quant à l’application des accords bilatéraux. La révision des accords entraîne donc des nouvelles obligations pour les parties et nécessite en principe un amendement de l’accord selon les règles de l’art. 39 de la Convention de Vienne sur le droit des traités en combinaison avec les procédures internes applicables en Suisse et dans l’UE pour la modification d’une convention internationale.

Même en cas d’une adaptation finalement réussie, on constate une divergence entre le droit suisse et le droit de l’Union dans une période de transition. Prenons l’exemple de la Convention de Lugano concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Cette convention de 1988 a été révisée en 2007 en fonction du Règlement parallèle Bruxelles I de 2002. Dès lors que cette révision est entrée en vigueur en Suisse le 1er janvier 2011, nous constatons dans ce cas-là un décalage d’adaptation de presque dix ans.


II. Eurocompatibilité autonome

Lors d’une reprise autonome, le législateur suisse reprend des dispositions du droit de l’Union librement et d’une manière ponctuelle ou sectorielle afin notamment de garantir aux entreprises suisses l’accès au marché intérieur européen et de faciliter une éventuelle future adhésion. On parle d’une « adaptation autonome » ou d’une « reprise autonome » (autonomer Nachvollzug). Cette adaptation autonome est d’abord favorisée par une obligation formelle dans la procédure législative, à savoir que les motifs de chaque loi suisse, qu’elle soit proposée par le Conseil Fédéral ou par le Parlement, doivent contenir depuis 1988 un chapitre sur l’eurocompatibilité des dispositions proposées. Une déviation par rapport au droit européen doit être déclarée et justifiée. La marge de manoeuvre du législateur suisse en matière du droit privé autonome est plus ou moins large. Elle est par exemple relativement large en matière du droit de la consommation, où le législateur décide librement du niveau de protection des consommateurs, et relativement étroite en matière de placements collectifs de capitaux, où le législateur suisse veut maintenir l’accès des fonds suisses au marché intérieur européen.


1. Les cas de figure d’une reprise autonome

a) Reprise autonome de la législation de l’Union européenne

La forme la plus importante de reprise autonome est la reprise d’une législation de l’Union européenne par une loi ou une ordonnance fédérale. Parfois le législateur suisse fait à cette fin expressément renvoi à une législation de l’Union européenne, comme dans le cas des fonds en valeurs mobilières, qu’il a défini comme des placements collectifs ouverts qui investissent leurs avoirs dans des valeurs mobilières et qui sont conformes au droit des Communautés européennes. Parfois il reprend même littéralement une législation de l’Union européenne. Cela vaut par exemple en partie pour les lois sur la responsabilité du fait des produits, sur les voyages à forfait et sur le crédit à la consommation ainsi que pour les révisions du code des obligations qui ont introduit les dispositions relatives au démarchage à domicile, au transfert des rapports de travail lors d’un transfert de l‘entreprise et au licenciement collectif. Parfois le législateur suisse anticipe même une législation européenne comme il a fait par exemple en matière des fusions transfrontalières et les offres publiques d’acquisition.


b) Reprise autonome des normes en tant que lois d’application immédiate

Dans une deuxième situation, le juge suisse, appliquant en principe le droit privé suisse selon les règles du droit international privé suisse, peut néanmoins être appelé à appliquer des normes du droit de l’Union en tant que lois d’application immédiate. Il peut le faire avec une marge d’appréciation et ainsi d’une manière autonome, lorsque des intérêts légitimes et manifestement prépondérants au regard de la conception suisse du droit l'exigent. Ainsi peuvent éventuellement être appliquées les dispositions du TFUE relatives au droit de la concurrence ou les articles 17 et 18 de la Directive 86/653/CEE qui doivent, selon l’arrêt Ingmar de la CJUE, trouver application dès lors que l’agent commercial a exercé son activité dans un État membre, même quand le commettant est établi dans un pays tiers et que, en vertu d’une clause du contrat, ce dernier est régi par la loi de ce pays.


c) Reprise autonome d’un concept du droit de l’Union européenne

Si finalement une norme suisse comme la Loi fédérale sur le marché intérieur ne renvoie pas au droit de l’Union mais reprend un concept de ce droit comme le principe posé par l’arrêt Cassis de Dijon pour la libre circulation des marchandises à l’intérieur de la Suisse, cette inspiration du légis-lateur suisse par le droit de l’Union doit également être prise en considération par les autorités suisses dans l’application des normes de la Loi fédérale sur le marché intérieur. Ceci est également vrai si une loi suisse s’inspire des mêmes principes qu’une directive européenne. Ainsi, la Loi fédérale contre la concurrence déloyale du 19 décembre 1986 peut par exemple être interprétée à la lumière de la Directive 2005/29/CE et notamment de son annexe énumérant certains comportements déloyaux.


2. Limites de la reprise autonome

a) Reprise ponctuelle

La reprise autonome connaît également des limites considérables et s’avère notamment ponctuelle. A notamment échoué en matière de droit privé le projet d’introduire en droit suisse les dispositions des directives concernant la vente des marchandises au consommateur, le commerce électronique et la distribution à distance. Ce projet ne pouvait être réalisé que très partiellement par une révision de l’art. 210 CO et de la loi contre la concurrence déloyale, le droit de révocation obligatoire concernant les contrats conclus à distance étant toujours débattu. La Suisse ne connaît pas non plus de dispositions sur les contrats portant sur l’acquisition d'un droit d'utilisation à temps partiel de biens immobiliers. L’initiative parlementaire et le projet de loi qui ont visé à protéger les acquéreurs d’un droit d’utilisation à temps partiel de biens immobiliers selon le modèle de la Directive 94/47/CE ont été abandonnés malgré un avis positif de la part du Conseil fédéral.


b) Transposition décalée et souvent modifiée

En reprenant de manière autonome un acte européen dans le droit privé suisse, le législateur n’est lié ni par un délai ni par le contenu de l’acte européen. On peut constater ainsi des décalages et des modifications parfois très considérables. Un exemple célèbre constitue le contrôle matériel des clauses abusives : On a si longtemps discuté de ce contrôle, que la Suisse ne connaît que depuis le 1er juillet 2012 une disposition sur le contrôle matériel des clauses abusives utilisées au détriment d’un consommateur selon le modèle l’art. 3 de la Directive 93/13/CEE. De plus, cette disposition n’est pas accompagnée par une liste des clauses abusives et ne se trouve pas dans le droit contractuel mais uniquemment dans l’art. 8 de la Loi contre la concurrence déloyale (LCD), ce qui devrait réduire le champ d’application de la norme. Le contrôle matériel des clauses abusives a été par ailleurs tellement contesté qu’il reste à voir si la jurisprudence va se servir de l’art. 8 LCD d’une manière considérable. Elle n’a pas à craindre à cet égard les interprétations obligatoires par la CJUE.


c) Application selon la méthodologie nationale

L’application des dispositions reprises se fait en plus selon la méthodologie nationale. Du moins, les tribunaux et les autorités administratives suisses doivent dans ce cadre prendre en considération le droit de l’Union, ses motifs et notamment la jurisprudence de la CJUE, si la norme suisse fait référence à ou répète littéralement une disposition communautaire. Selon une jurisprudence constante du Tribunal fédéral suisse, cette prise en considération ne se fait pourtant qu’« en cas de doute » (« im Zweifel »). Avec cette réserve peu claire et jusqu’ici pas encore appliquée, le Tribunal fait probablement référence à une réserve en faveur de l’ordre public suisse.


d) Reprise essentiellement statique

Finalement revient dans le cadre de la reprise autonome encore une fois le problème de la reprise statique, car le législateur suisse transpose assez souvent seulement la première version d’une directive et ne prend plus en considération ses modifications. A titre d’exemple, on peut citer les dispositions sur le transfert des rapports de travail (art. 333 s. CO) qui ont été inspirées par la Directive 77/187/CEE, mais n’ont pas été adaptées aux Directives 98/50/CE et 2001/23/CE. Si le législateur suisse est à la traîne, cela peut difficilement être comblé par la jurisprudence, car une adaptation de la disposition suisse par son interprétation n’est possible que si le législateur s’est prononcé au moins tacitement pour une compatibilité dynamique.


Conclusion

L’eurocompatibilité du droit privé suisse est un phénomène complexe et varié, caractérisé par un parallélisme, une interférence, une hierarchie et un pêle-mêle des normes. La situation actuelle est intéressante pour les chercheurs et les avocats, mais peu satisfaisante pour les parties privées concernées, qui souffrent de cette complexité et de l’insécurité juridique qu’elle provoque. La compatibilité du droit privé suisse avec le droit de l’Union européenne ne signifie ni identité ni proximité. Elle représente un compromis entre intégration et isolation et reflète ainsi la relation ambiguë actuelle entre la Suisse et l’Union européenne.


Voir aussi

« Erreur d’expression : opérateur / inattendu. » n’est pas un nombre.