Exhibition sexuelle d’une Femen dans une église : la juste conciliation des articles 9 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (fr)

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Auteur : Julien Raynaud, Maître de conférences en droit privé à la Faculté de droit de Limoges (OMIJ)



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  • Décision(s) commentée(s):

Cass. Crim., 9 janvier 2019, pourvoi n° 17-81.618

  • Décision(s) citée(s):

Cass. Civ. 1ère, 11 juillet 2018, pourvoi n° 17-21457
Cass. Crim., 10 janvier 2018, n° 17-80.816
Cour EDH, 2 octobre 2001, Pichon et Sajous c/ France, req. n° 49853/99


En janvier 2018, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait retenu la qualification d’exhibition sexuelle s’agissant d’une Femen qui avait dévêtu sa poitrine dans la salle des chefs d’État du musée Grévin (Cass. Crim., 10 janvier 2018, n° 17-80.816). La militante avait à l’origine été relaxée par la Cour d’appel de Paris, au motif qu’elle avait utilisé sa poitrine dénudée à des fins de manifestation d’une expression, en dehors de toute connotation sexuelle.

Le 9 janvier 2019, la chambre criminelle rejette le pourvoi dirigé contre un autre arrêt de la Cour d’appel de Paris ayant condamné à un mois d’emprisonnement avec sursis une Femen qui avait dénudé sa poitrine dans l’église de la Madeleine, et qui s’y était livré à un simulacre d’avortement à l’aide de morceaux d’abats, censés représenter le fœtus de Jésus. Les juges du fond avaient qualifié d’inadmissible cette exhibition sexuelle dans un lieu de culte, rejetant surtout le fait justificatif tiré de la liberté d’expression et de communication (article 10 Conv. EDH). Les juges parisiens avaient en l’espèce longuement expliqué en quoi la liberté de la Femen trouvait sa limite dans le besoin de protéger les fidèles de cette église d’une action choquante exécutée dénudée.

Devant la chambre criminelle, le pourvoi tentait de nouveau, de manière un peu désespérée, d’évoquer la « performance à la fois militante et artistique » de la militante, afin de l’arrimer à l’article 10 de la Convention européenne, « tel qu’interprété par la Cour européenne ». En vain. La chambre criminelle maintient son cap : la condamnation prononcée pour exhibition sexuelle « n’a pas apporté une atteinte excessive à la liberté d’expression de l’intéressée, laquelle doit se concilier avec le droit pour autrui, reconnu par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion ». La défense fondée sur l’article 10 échoue, neutralisée par l’article 9. La conciliation opérée entre ces deux normes paraît adéquate, si l’on suit les canons applicables en matière d’atteinte aux libertés.

En premier lieu, et comme l’avaient retenu les juges du fond, l’existence du droit à la liberté d’expression (droit fortement protégé par la Cour de cassation, v. récemment Cass. Civ. 1ère, 11 juillet 2018, n° 17-24.457 JCP G 2018, p. 1807) va de pair avec des restrictions, constituant des mesures nécessaires à la protection des droits et libertés d’autrui. Cet argument, purement abstrait, paraît particulièrement adapté pour borner une action se déroulant dans un lieu de culte. Les fidèles vont s’y trouver nécessairement exposés, ce qui ne serait pas le cas en un lieu où ils auraient peu de chance de se trouver (réunion publique anti-cléricale) ou s’agissant d’une publication dont ils ne seraient pas lecteurs (plaquette pro-Femen). En bref, on ne peut pas contester que les poursuites engagées contre la militante visaient réellementà protéger la sensibilité religieuse des fidèles de l’église de la Madeleine.

En deuxième lieu, la condamnation de la Femen, et donc l’atteinte à sa liberté d’expression, ne paraît pas disproportionnée. C’est ici qu’on peut relever, comme le ferait la Cour européenne des droits de l’homme, que l’appréciation des juges témoigne certainement d’une juste conciliation des intérêts en présence. La Cour d’appel de Paris avait très justement retenu que dans la mise en œuvre de l’article 10 de la Convention, « il appartient aux juridictions, de concilier la liberté d’expression avec d’autres libertés d’égale valeur, telle que la liberté religieuse ». Et ici, face à une performance dirigée contre les positions anti-avortement de l’Eglise catholique, et mise en scène au sein même d’un lieu de culte, il ne semble pas déraisonnable de vouloir défendre le droit d’autrui « de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion » (pour reprendre le terme exact choisi par la Cour de cassation). Ne pas sanctionner une exhibition sexuelle dans une église reviendrait à ne pas accorder suffisamment d’importance à la liberté de manifester sa religion par le culte (article 9-1 de la Convention européenne). Préserver la quiétude d’un lieu de culte est difficilement critiquable, et cela n’impacte aucunement les autres lieux où les Femen peuvent exercer leurs revendications. C’est déjà aborder le troisième argument en faveur de la décision du 9 janvier 2019.

En dernier lieu, on peut effectivement relever que la condamnation de la militante pour exhibition sexuelle n’est nullement constitutive d’une atteinte à la substance même de sa liberté d’expression. Deux éléments vont en ce sens. D’une part, la peine prononcée est relativement faible : un mois d’emprisonnement avec sursis. D’autre part, cette décision ne bloque nullement les autres modes par lesquels la militante peut s’exprimer. Elle peut, sans se dénuder, faire part de ses opinons, fussent-elles choquantes et inquiétantes, dans d’autres lieux. Cela laisse des occasions multiples ! On pourrait ici, avec un certain goût de la provocation, signifier à la militante ce que la Cour européenne avait en 2001 indiqué à des pharmaciens catholiques condamnés pour avoir refusé de vendre la pilule contraceptive (Cour EDH, 2 octobre 2001, Pichon et Sajous c/ France, req. n° 49853/99, JCP éd E. 2002, p. 1149) : il reste aux Femen, comme aux pharmaciens, de multiples manières de manifester leurs convictions personnelles…