La négation d’un crime ne relève pas de la liberté d’expression (am)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Par Valérie Boyer, Députée-Maire et Sévag Torossian, Avocat




Curieux anniversaires. L’année 2015 marque à la fois les vingt-cinq ans de la loi Gayssot et les cent ans du génocide des Arméniens. Vingt-cinq ans de lutte contre le négationnisme en France. Cent ans de déni du premier génocide du XXème siècle. Avec le recul, une analyse globale de tous les phénomènes négationnistes, l’actualité du génocide des chrétiens d’Orient, il est temps que la France adopte une vision globale et cohérente sur les crimes contre l’humanité. Il est temps que le monde consacre le négationnisme comme délit contre l’humanité.

En 1990, le législateur a fait du négationnisme un délit de presse. En adoptant la loi Gayssot, il interdisait ainsi de contester publiquement un ou plusieurs crimes contre l'humanité "tel que définis par le statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945". Conçue à l’origine comme une limite à la liberté d’expression, cette réponse pénale au mal irrationnel qu’est l’antisémitisme s’est cherchée pendant vingt-cinq ans au gré des combats et inquiétudes de toutes parts. D’un côté, les rescapés de la Shoah qui devaient, après avoir vécu l’invivable, encore entendre que leur calvaire n’avait, comble du vice, jamais eu lieu. De l’autre, les historiens et chercheurs - ceux de bonne foi - qui s’inquiétaient d’être trainés en correctionnelle pour avoir exercé leur métier.

En vingt-cinq ans, aucun historien sérieux n’a été empêché, par la loi Gayssot, de conduire ses travaux sur la Shoah. Il s’agissait néanmoins de trouver un juste équilibre entre protection de l’ordre public et garantie des libertés. Une loi protectrice de tous. Pour l’heure, elle n’a apparemment pas convaincu tout le monde. Pire, le Conseil constitutionnel invalidait, un mois après son adoption, la loi Boyer de janvier 2012 qui proposait de pénaliser la négation de tous les génocides reconnus par la France, car elle portait, selon lui, une "atteinte inconstitutionnelle" à la liberté d'expression.

La liberté d’expression était donc au centre des débats. Même si les détracteurs de la loi avaient affirmé, peu avant et peut-être pour rassurer, que ‘‘la réalité du génocide des Arméniens était indéniable’’ , les cinq-cents mille Français d’origine arménienne se sentaient abandonnés, laissés sans défense par la République qu’ils avaient pourtant défendue, parfois au prix de leur sang. Les descendants de la Shoah qui avaient à faire aux négationnistes étaient protégés par la loi. Ceux du génocide des Arméniens devaient faire face, seuls et désarmés, à un phénomène inédit : le négationnisme d’Etat.

Un puissant négationnisme financé par les nombreux échanges commerciaux entre la France et la Turquie. Relations entretenues par François Hollande qui avait toujours plaidé pour l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et qui fût le premier chef d'Etat d'un grand pays à se rendre en Turquie depuis la mobilisation citoyenne de la place Taksim d'Istanbul, au printemps 2013 entraînant alors la mort d'au moins six manifestants, qui fût à l’époque condamnée par les institutions européennes. Le tout, seulement deux mois avant les élections municipales en Turquie et véritable test pour la popularité de M. Erdogan. « Le timing est vraiment mal choisi. Cela ne peut qu'être perçu comme un soutien » à M. Erdogan, déclarait alors Cengiz Aktar, politologue à l'université Sabanci d'Istanbul.


Révolution juridique

Doit-on en rester là ? Quelque chose ne colle pas.

Avec les vingt-cinq années d’acquis et cent ans de déni, l’idée s’est imposée d’elle-même : la négation d’un crime ne relève pas de la liberté d’expression . L’évidence même : c’est le cadre qu’il fallait changer. Sortir l’infraction de la loi de 1881 sur la liberté de la presse et l’insérer dans le Code pénal. C’est pourquoi, avec le précieux concours de Bernard Jouanneau, avocat et éminent spécialiste du négationnisme, nous avons élaboré une proposition de loi, déposée à l’Assemblée Nationale en octobre 2014, visant à réprimer la négation des génocides et des crimes contre l’humanité du XXème siècle. La loi Gayssot de 1990 a, en réalité, créé une infraction limitée. Le cadre était trop étroit et s’enfermait de lui-même dans un débat sans fin sur la liberté d’expression. La nature même du négationnisme avait été mal perçue, mal expliquée, mal comprise. Le législateur aurait dû écouter l’historien qui n’avait eu cesse de le répéter : un génocide a ceci de particulier qu’en même temps que le criminel opère, il dissimule systématiquement son crime . Les techniques sont variables d’un génocide à l’autre, mais la dissimulation est constante et concomitante au crime. Le négationnisme est une menace des valeurs d'une civilisation, une menace particulière qui concerne l'humanité tout entière. La dissimulation du crime Aujourd’hui, nous nous devons de repenser entièrement le négationnisme, qui n’est ni plus ni moins qu’un accessoire du crime de génocide. Comment en effet lutter contre les génocides sans lutter également contre le négationnisme ? Impossible. Car les démocraties du XXIème siècle, pour survivre, doivent évoluer et prendre en compte les violences liées au déni des crimes contre l’humanité. L’apport du génocide des Arméniens à la théorie du droit n’a pas encore été repéré. Ce que révèle cet apport repose sur la notion de « dissimulation du crime ». C’est une contribution inédite que nous apportons à l’anthropologie juridique. Cette dissimulation n’avait pas été repérée par le législateur en 1990, et ce pour une raison simple : Nuremberg avait permis les débats judiciaires, les procès, les condamnations. Or, il n’y a pas eu de procès international du génocide des Arméniens. En cantonnant la loi Gayssot à la Shoah, on a donc cru qu’il s’agissait de simples « opinions » et non d’actes positifs concomitants qu’il fallait réprimer. C’est une dissimulation à grande échelle que nous pouvons désormais repérer et dévoiler. Le négationniste est un dissimulateur universel.

Cette proposition de loi est une véritable révolution juridique et culturelle. Elle est évidemment nécessaire à la préservation de l’acquis, celui de la loi Gayssot qui n’est pas à l’abri d’une question prioritaire de constitutionnalité. Mais elle est surtout novatrice car nous créons là une véritable assise législative à la Dignité de la Personne Humaine qui pourra s’inscrire dans le prolongement des lois et conventions internationales incriminant les génocides et tous les crimes contre l’humanité.

De ce fait, considérer le négationnisme comme une « atteinte à la dignité de la personne » permettra au juge d’instruction d’intervenir, sans que ses pouvoirs ne soient bridés comme ils le sont dans les procès de presse.

Le génocide est un crime contre l’humanité ; le négationnisme est un délit contre l’humanité !