La responsabilité civile des experts judiciaires : un psychiatre condamné pour avoir contribué à la libération du meurtrier de Natacha M. (fr)

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Margaux Machart, Élève-avocate à l'Ecole de Formation du Barreau de Paris
Septembre 2018


Par une décision inédite du 21 septembre 2018, un médecin psychiatre vient d’être condamné par le Tribunal de Grande Instance de Lille, pour avoir commis des négligences dans l’évaluation de la dangerosité d’un condamné.


En l’espèce, Alain P. était en libération conditionnelle, après sa condamnation pour un premier viol.


Cette libération s’appuyait notamment sur des expertises psychiatriques, estimant que "le risque de récidive était limité".


L’un des experts avait omis de consulter l’historique de son dossier médical.


Après sa libération, Alain P. s’était rendu coupable du meurtre de la joggeuse Natacha M., à Marcq-en-Barœul.


Par jugement en date du 21 septembre 2018, le TGI de Lille a reconnu que le médecin avait commis des "fautes d’une particulière gravité" et "manqué, d’une manière la plus élémentaire qui soit, à ses obligations".


Toutefois en dépit de l’engagement de la responsabilité civile de l’expert, ce dernier n’a pas été condamné à payer les 65.000€ de dommages-intérêt sollicités par les parents de la victime.


Cette décision de première instance soulève plusieurs interrogations.


Pour rappel, en vertu de l’article 1240 du code civil, l’engagement de la responsabilité civile implique une faute, un dommage et un lien de causalité entre les deux [1].


Ici, la faute de l’expert ne fait aucun doute car il s’était prononcé sans avoir consulté l’historique du dossier médical et ne l’avait pas mentionné dans son rapport.


Cependant, la simple reconnaissance de sa faute ne saurait suffire à engager sa responsabilité...


S’agissant du lien de causalité.

La libération conditionnelle se traduit par la sortie anticipée d’une personne condamnée à une peine de prison ferme.


Elle ne peut intervenir que si le condamné a purgé au moins la moitié de sa peine et est exclue en cas de récidive.


Selon l’article 729 du code procédure pénale, la personne doit manifester des efforts sérieux de réadaptation sociale puisque cette mesure tend à la réinsertion des condamnés.


Les aménagements de peines répondent également à la politique de lutte contre la surpopulation carcérale (à titre informatif, le 1er avril 2018, la France a franchi pour la première fois le seuil de 70.000 détenus et le taux d’occupation des établissements pénitentiaires était saturé à 120%).


Pour aménager la peine d’un condamné le juge peut se fonder sur des expertises psychiatres. Néanmoins, que l’avis de l’expert soit favorable ou défavorable à la libération, il ne lie jamais le juge.


Ce dernier dispose d’une marge d’appréciation et décide seul de la libération conditionnelle, parfois en allant à l’encontre des conclusions et des constatations de l’expert judiciaire.


Dans la présente affaire, l’avis de l’expert a certainement motivé la libération du condamné mais il est probable que le juge se soit fondé sur d’autres éléments.


Autrement dit, il n’y a pas de confusion possible entre l’avis de l’expert et la décision du juge.


En ce sens, il serait surprenant de considérer que l’expert est responsable du drame qui fait suite à la libération d’un condamné alors qu’il n’en était pas décisionnaire.


Dès lors, on voit mal quel est le lien de causalité entre les négligences de l’expert et le préjudice moral des parents de Natacha M., constitué par la perte d’un être cher.


A cet égard, le TGI de Lille relève précisément que "le dommage moral dont la réparation est recherchée (trouve) sa source directe et exclusive dans un passage à l’acte criminel ressortant de la responsabilité individuelle de son auteur".


Or, si comme l’admet le tribunal, la faute de l’expert n’est pas à l’origine du dommage des parents, les conditions pour engager sa responsabilité civile ne semblent pas réunies, faute de lien de causalité [2].


Pourtant le TGI de Lille a tout de même décidé d’engager sa responsabilité civile.


A cet égard, on perçoit un certain malaise du Tribunal : tout en reconnaissant la responsabilité civile de l’expert, il déboute les parents de leur demande de réparation (65.000€).


S’agissant de l’existence d’un dommage réparable.

Le fait d’engager la responsabilité civile d’une personne sans la condamner au versement de dommages et intérêt est inhabituel.


Ce type de décision brouille la distinction entre la responsabilité civile qui a une fonction réparatrice, et la responsabilité pénale qui a une fonction punitive [3].


Les déclarations de l’avocat des parents auprès de l’AFP reflètent cette confusion : il se dit « satisfait » puisque ses clients « voulaient que cette faute soit reconnue, (et) elle l’a été ».


Or s’il était uniquement question de reconnaître une faute de l’expert et non d’obtenir des dommages et intérêts, il aurait été plus approprié de se diriger vers le contentieux disciplinaire.


Ajoutons que les parents avaient déjà obtenu réparation de leur préjudice lors des instances précédentes (Cour d’Assises et Tribunal Administratif).


Sur ce point, le principe de réparation intégrale postule que la victime soit rétablie dans une situation identique à celle qui aurait été la sienne si le fait dommageable n’était pas survenu [4].


En présence d’un décès, la réparation ne peut se faire en nature et se traduit par l’allocation de sommes.


Les dommages et intérêts versés à ce titre réparent "tout le préjudice et rien que le préjudice".


Dès lors, le préjudice moral des parents était logiquement considéré comme intégralement réparé depuis les précédentes actions en justice.


Il en résulte que solliciter une nouvelle une indemnisation revenait à réparer "plus que le préjudice", ce qui aurait pu interroger le Tribunal sur l’intérêt à agir des requérants [5].


Plutôt que de juger irrecevable leur action civile, le TGI a préféré reconnaître la responsabilité de l’expert pour un dommage qui avait déjà été réparé.


De nouveau, la réunion des conditions de l’article 1240 du code civil pose question.


S’agissant de l’opportunité de la décision.

" Un siècle qui se dit savant, se doit à lui-même (...) de juger savamment ses délits" (G. Trade).


Cette citation illustre la place des expertises dans notre système judiciaire.


Pour répondre à la complexification du contentieux, l’institution judiciaire se dote de techniciens et d’experts qui prennent part au déroulement de l’instance et influencent son issue en participant à la manifestation de la vérité.


En opportunité, on peut se demander si la condamnation du psychiatre ne risque pas d’entrainer que les experts rendront systématiquement des avis alarmistes pour se prémunir des actions en responsabilité.


Or si les experts sont incités à rendre des avis défavorables, teintés par la crainte d’une condamnation, l’objectivité et l’impartialité de leurs rapports en seraient affaiblies.


Plus généralement, le risque de condamnation pourrait aboutir à une pénurie d’experts judiciaires.


Symbolique et déclarative, cette décision inédite semble davantage guidée par l’émotion suscitée par l’affaire Mougel que par la stricte application des conditions de la responsabilité civile.


En tout état de cause, cette solution de première instance ne fait pas jurisprudence et l’expert en question ne s’est pas encore exprimé sur la possibilité de faire appel.


Affaire à suivre donc.


Notes

  1. "Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". (1)
  2. ) Déjà en ce sens Com. 5 février 1968, D. 1968, somm. 88 ; JCP G 1969, II, 15748, obs. J.-Y. Sayn où l’Expert n’avait pas été condamné en l’absence de démonstration du lien de causalité. Plus récemment, Cass. 2ème civ.,13 septembre 2012, n° 11-16.216, D. 2013.601, obs. O.-L. Bouvier et H. Adida-Canac (2)
  3. La responsabilité pénale vise à répondre au nom de l’intérêt général, à la violation d’une loi pénale. Si l’infraction pénale entraîne la responsabilité individuelle sans même qu’il y ait dommage, ce dernier est en revanche une condition nécessaire à la responsabilité civile. (3)
  4. « Le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage, et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit ». (Cass. civ. 2e, 28 octobre 1954, J.C.P. 1955, II, 8765 (4)
  5. ) Article 31 du code de procédure civile. Pour Gérard Cornu, l’intérêt à agir est « la constatation d’un mal et la possibilité d’un remède » (5)