Le roman, la vie privée et la liberté d'expression (fr) (ue)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur :Emmanuel Pierrat, Avocat au barreau de Paris
Publié le 21/08/2015 - Livres Hebdo



Mots clefs: CEDH, atteinte à la vie privée, liberté d’expression que le respect de la vie privée, Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales


La Cour européenne des Droits de l’Homme a, le 12 mars 2015, statué sur le cas d‘un romancier portugais, Almeid Leitao Bento Fernandes qui poursuivait le Portugal. L’auteur a en effet été condamné pour atteinte à la vie privée, car son roman racontait l’histoire de sa belle-famille. Les juges portugais ont en effet estimé que l’écrivain avait dépassé les limites de sa liberté de création artistique en méconnaissant le droit des plaignants au respect de leur vie privée, « étant donné que certains des faits racontés et des jugements de valeur formulés » les concernaient ainsi que « deux membres défunts de leur famille ». Et les magistrats européens de rappeler que la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales vise aussi bien la liberté d’expression que le respect de la vie privée.


Rappelons que la Cour d’appel de Paris a énoncé, le 19 décembre 2013, que le droit au respect de l'intimité de la vie privée peut se heurter au droit d'information du public et de la liberté d'expression, garantis par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme ; dans un tel cas il revient au juge de dégager un équilibre entre ces droits antagonistes qui ne sont ni absolus, ni hiérarchisés entre eux, étant d'égale valeur dans une société démocratique.


Tous les textes sont donc des objets de droit. Les écrits littéraires (mémoires, romans, biographie, autobiographie, correspondances...) le sont d’autant plus qu’ils se présentent comme des transcriptions d’une réalité bien souvent intime. Ils peuvent à ce titre aisément porter atteinte aux droits des personnes mentionnées, empiéter sur la vie privée des personnes qui y sont citées (ex-épouse, aventures sexuelles, etc.) ou se révéler diffamatoires, voire injurieux, envers les protagonistes (relations professionnelles, famille, etc.).


L’article 9 du code civil étant, à dessein, lacunaire, il faut se référer en majorité à la jurisprudence et à la doctrine pour comprendre ce que recoupe le concept juridique de « vie privée ». La vie privée recouvre, dans son acception jurisprudentielle française, l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse,...), l’identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), la santé, la vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), la maternité ou encore les souvenirs personnels, les convictions et pratiques religieuses.


En réalité, cette notion de vie privée est laissée à l’appréciation du juge et varie grandement selon les sujets examinés.


Pour un exemple récent concernant les relations amoureuses, remarquons que le Tribunal de grande instance de Paris a condamné, le 2 juillet 2014, le romancier Grégoire Delacourt et son éditeur, Jean-Claude Lattès, pour atteinte à la vie privée de Scarlett Johansson. Dans La Première Chose que l’on regarde, roman publié en mars 2013, ayant pour personnage principal un garagiste du fin fond de la Somme qui voit débarquer chez lui un beau matin le sosie de l’actrice, l’auteur évoque certaines relations prêtées à cette dernière. A tort. Le Tribunal considère que les « propos prêtant à une personne des relations amoureuses clairement identifiées et qualifiant également la nature et la durée de ces relations (« une passade parisienne sans grande conviction avec Kieran Culkin » – l’acteur de Maman j’ai raté l’avion, « une passade express avec Jonathan Rhys Meyers ») ne sauraient aucunement être qualifiés d'« anodins », comme le soutiennent, à tort, les défendeurs. Pour l'ensemble de ces motifs, il convient de considérer que les propos poursuivis caractérisent l'atteinte portée au respect de sa vie privée poursuivie par Scarlett Johansson. »


Il est bien entendu nécessaire pour celui qui, célèbre ou inconnu, croit se reconnaître de démontrer qu'il n'y a pas d'ambiguïté possible et qu'il est identifiable par un nombre suffisant de lecteurs potentiels. Il ne lui suffit donc pas de s’imaginer être la cible d’un romancier, mais d'apporter la preuve que les lecteurs qui le connaissent ne manqueront pas de décoder les descriptions les plus embarrassantes. Simenon a ainsi été condamné par un tribunal belge pour Pedigree, paru aux Presses de la Cité en 1948, à supprimer le nom d’un personnage « présenté sous un aspect peu flatteur ou prêtant à la moquerie ». En revanche, un Dupont ne peut ainsi agir à l’encontre d’un livre intitulé La Vie intime de Dupont que s’il y a similitude de prénom, de ville d’origine, de profession, etc.


La qualification de « fiction » ne met en rien l'auteur et son éditeur à l'abri des foudres de la jurisprudence sur le respect de la vie privée. La publication d'un texte litigieux sous le label « roman » n’atténue en effet que très faiblement la responsabilité de l’auteur et de son éditeur si le texte fait référence à des situations ou des personnes réelles. Il en est également ainsi pour l'illusoire avertissement, que « toute coïncidence avec des personnes ayant existé ne serait que fortuite ». L'utilisation d'une telle formule peut même dans certains cas souligner une véritable volonté de porter atteinte à des individus réellement connus de l'auteur. Dans le même sens, un roman empruntant certaines vérités peut être le support d’atteintes à la vie privée.


Les auteurs tentent de biaiser en modifiant souvent les noms ou en laissant seulement les initiales. Le stratagème est vain dès lors que l’identification de la personne en cause est possible.


Il serait bien entendu trop facile de travestir partiellement ou totalement les noms des personnages si nombre d’autres indices ne laissent aucun doute sur l’identité de celui qui est dépeint. Christophe Donner l’a toutefois appris à ses dépens puisqu’un de ses romans a été interdit, il y a quelques années, pour avoir attenté à la vie privée de Paul Ricœur, dont le nom et les traits étaient à peine dissimulés.


Plus récemment, la maison d'édition Robert Laffont a été condamnée à verser au fils de l'écrivain Lionel Duroy 10 000 euros de dommages et intérêts pour atteinte à sa vie privée dans l'ouvrage Colères, paru en 2011. Dans ce livre, Lionel Duroy, prénommé « Marc », traite notamment de l’amour de sa femme, de sa vie et du conflit majeur entretenu avec son fils, dénommé David dans l’ouvrage. Le fils de l’auteur, Raphaël Duroy, a assigné alors la maison d’édition pour atteinte à la vie privée. Le Tribunal de grande instance de Paris, dans son jugement du 22 mai 2013, a accédé à la demande d’octroi de dommages et intérêt en caractérisant cette atteinte à la vie privée, en exposant les raisonnements suivants : « Le principe de la liberté de création littéraire, principe qui ne tend pas seulement à protéger les droits de l'auteur et de son éditeur, mais également ceux des lecteurs potentiels, ne permet donc pas de considérer, en ce domaine, que la seule constatation de l'atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation ; que celui qui se prévaut d'une telle atteinte doit, de surcroît, établir que celle-ci et le préjudice qui en est résulté présentent un caractère de particulière gravité. » Et ce « bien que la société défenderesse souligne que le changement de prénoms des personnages n'a pas pour objet de masquer le fait qu'il s'adresse à son fils, « mais simplement de protéger son anonymat », que Raphaël Duroy, objet et sujet d'une des Colères décrites dans l'ouvrage dont il s'agit, y est incontestablement identifiable comme l'unique fils de Lionel Duroy ; que l’identification n'est pas seulement le fait du cercle de ses proches et de ceux de son père, mais aussi de personnes extérieures à ce cercle (…).


Les juges ajoutent : « il doit être relevé qu'il n'est pas non plus sérieusement contesté, que de nombreux éléments de la vie privée du demandeur sont évoqués dans ce livre, son enfance et son adolescence, sa scolarité, ses relations avec sa mère et son compagnon, son père et sa compagne ainsi qu'avec ses sœurs, sa consommation de tabac et de drogue, ses difficultés financières, ses relations sentimentales, sa paternité ; que de même, et si la publication par son destinataire de la teneur de courriers (entre le père et le fils), n'est pas, en soi, nécessairement attentatoire à la vie privée, il peut en aller ainsi si le contenu des correspondances rendues publiques porte sur des éléments appartenant à cette sphère protégée de la vie privée, ce qui est le cas en l'espèce, dès lors que ces courriels adressés par un fils à son père faisaient état de l'intimité des relations et sentiments du fils à l'égard des membres de sa famille, de sa situation financière ou encore de la consommation de drogue dont son père l'accusait ».


Par ailleurs, le Tribunal a relevé que le lien de filiation (entre l’auteur et le demandeur) et l'âge du demandeur (27 ans au moment de la publication de l’ouvrage), aggravent les nombreuses atteintes commises au respect dû à sa vie privée.


Cette affaire en rappelle une autre, jugée seulement cinq jours plus tard, le 27 mai 2013. Cette dernière concerne le livre de Christine Angot, Les Petits, publié en 2011.


S’était ainsi reconnue dans cet ouvrage non pas l’enfant de l’auteur, mais l’ex de son compagnon, Elise Bidoit, qui a donc assigné l’auteur ainsi que son éditeur, Flammarion, pour atteinte à la vie privée. Christine Angot avait réussi à ménager la plaignante une première fois dans le cadre de son précédent roman Le Marché des amants (Le Seuil, 2008), qui racontait déjà des faits concernant cette dernière, à travers un protocole accord prévoyant l’octroi de 10 000 euros en contrepartie de la fin de poursuites. Les Petits, dont la couverture mentionnait le personnage d’Hélène (Elise Bidoit) comme le « côté sombre de la puissance féminine », allait beaucoup plus loin dans l’atteinte à la vie privée de l’ex. Cette dernière s’en est remise alors au tribunal.


Il faut dire de plus que, dans cette affaire, « Les Petits » ne sont autres que les enfants d'Elise. Un week-end sur deux, ces « Petits » - enfants à l’époque, sont avec leur père, en compagnie de la romancière qui publie un livre dézinguant la mère.


Les noms des protagonistes ayant été modifiés, le Tribunal a procédé, sur invitation de la demanderesse, à une minutieuse comparaison de cette dernière avec le personnage du livre, Hélène. La situation familiale, les histoires sentimentales, la chronologie de certains faits les goûts alimentaires, musicaux ou encore vestimentaires, les voyages effectués, les lectures, la porte de l’appartement qui ne coulisse pas… nombre d’éléments ont été évoqués et comparés. Cela est plutôt aisé, le livre, de par la place prépondérante qu’il accorde au personnage d’Hélène/Elise, en regorge. Malgré quelques légères divergences, le constat a été sans appel. Selon les juges, « en l'espèce, les liens des personnages du livre Les Petits avec la réalité de la vie d'Elise Bidoit sont particulièrement forts, étroits, et insistants ; (…) à l'évidence ces personnages, et notamment celui d'Hélène, sont loin d'être des « être(s) de papier », pour reprendre la formule de Paul Valéry ; qu'en effet, dans ce livre, la réalité de la vie de la demanderesse est reproduite tant dans des détails banals que dans des aspects les plus intimes ainsi que cela a été précédemment relevé. »


Le tribunal a rejeté les arguments de la défense évoquant l’absence de notoriété de la plaignante, entrainant une identification a peu près nulle de la plaignante.


En citant une phrase de Christine Angot, « personne ne serait susceptible de la reconnaître », le tribunal a affirmé « qu'un tel raisonnement allant jusqu'à dénier à la demanderesse une quelconque vie sociale, voire l'existence même d'un environnement humain (…) ne peut, à l'évidence, être suivi ». Le juridiction releva de surcroit « qu'il convient, en outre, d'observer que la demanderesse est également identifiable par les personne chargées de régler le conflit qui l'oppose au père des enfants - magistrats ou enquêteurs sociaux -, et par ses enfants dont l'aînée est devenue majeure en cours de procédure. »


Juste avant de prononcer le montant des dommages et intérêts, comme pour conclure sur l’aspect fondamental de l’affaire, les juges ont opéré un intéressant rapprochement entre la publication du livre et la complexe situation des parties entre elles – et en premier lieu l’intérêt de l’auteur : « les graves atteintes au respect dû à la vie privée d'Elise Bidoit sauraient d'autant moins être justifiées, et sont particulièrement préjudiciables, dès lors qu'elles constituent le support de la peinture manichéenne faite d'un personnage manipulateur représentant le seul « côté sombre de la puissance féminine », « la figure de la mère, de la femme puissante », qu'une telle peinture ne peut être détachée de l'intérêt personnel de Christine Angot, engagée dans une relation sentimentale avec l'ancien compagnon de la demanderesse ; que cet intérêt personnel, qui écarte plus encore ce livre de « l'expression d'une vérité universelle», est également établi par le protocole d'accord conclu à l'occasion de la précédente procédure engagée en raison du roman Le Marché des amants, stipulant que le rapprochement entre les parties trouve sa cause dans le souhait de Christine Angot- et de son éditeur- de « faciliter le retour à des relations familiales apaisées entre Madame Bidoit, ses enfants et le père de ceux-ci ». Résultat : 40 000 euros de condamnation in solidum de l’auteur et de Flammarion.


Toutefois, il faut relever que la simple similarité de nom ne caractérise pas une atteinte à la vie privée. Ainsi, le 4 avril 2003, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a débouté le mari de la Camille Laurens, qui demandait l’interdiction du livre de cette dernière, L’Amour, roman, (P.O.L).


A été ainsi affirmé que « l’atteinte à la vie privée alléguée n’est pas caractérisée. (...) Le seul motif en définitive, que les prénoms réels de sa famille aient été conservés par la défenderesse (...), ne suffit pas à ôter à cette œuvre le caractère fictif que confère à toute œuvre d’art sa dimension esthétique, certes nécessairement empruntée au vécu de l’auteur, mais également passée au prisme déformant de la mémoire et, en matière littéraire, de l’écriture ».


Enfin, rappelons que les sanctions bénéficient aussi à des justiciables d’une grande notoriété : a ainsi été condamnée la maison d’édition Stock, éditeur du livre de Marcela Iacub, Belle et bête, qui porte sur sa relation passée avec Dominique Strauss-Kahn.


Le livre est paru le 27 février 2013 avec une couverture évocatrice représentant un cochon placé à côté d’une paire d’escarpins, et a fait l’objet d’une ordonnance de référé du même jour. Le juge des référé a considéré tout d’abord que la seule « révélation de cette relation intime sans l'accord de Dominique Strauss-Kahn est en elle-même attentatoire à sa vie privée ». Les descriptions des relations sexuelles y portent également atteinte, et cela malgré le fait que l’auteur ait affirmé dans une interview au Nouvel Observateur que « pour les scènes sexuelles, j'ai été obligée de faire appel au merveilleux ». Le juge a relevé en fait à ce propos que les lecteurs du Nouvel Observateur étaient amenés par d’autres propos à finalement prêter à Dominique Strauss Kahn des relations sexuelles très proches de celles décrites. Surtout il a considéré que « les lecteurs du livre - qui n'auront pas forcément une connaissance préalable du détail de l'interview (…) n'ont aucun moyen de savoir que ces seuls passages seraient teintés de « merveilleux » puisque tout le reste est présenté et revendiqué comme parfaitement exact ».


A propos de textos divulgués, il a été affirmé que « même si les textes ne sont pas d'une grande originalité, la reproduction de textos envoyés par ce dernier (« j’ai envie de toi », « dis-moi ce que tu voudras que je te fasse tout à l’heure ») n'est pas anodine et relève également de la sphère protégée par l'article 9 du code civil ».


Les défendeurs ont invoqué, de façon logique en présence d’un homme politique, l’intérêt général, pour justifier de cette intrusion dans la vie privée de l’ancien Directeur du FMI. En vain. L’ordonnance énonce que « s'il est exact que l'ouvrage litigieux peut présenter des aspects relevant d'un sujet d'intérêt général, tels que l'exercice et la conquête du pouvoir ou le dédoublement de la personnalité, il n'en contient pas moins de nombreux passages sans lien direct avec ces questions (santé, vie sexuelle et notamment liaison avec l'auteur du livre) ». Et cela, malgré certaines médiatisées portant sur la relation de l’ancien ministre avec les femmes. En l’espèce, il a été souligné que la démarche de l’auteur ne poursuivait en rien un droit à l’information du public et un intérêt général.


L’éditeur a été condamné à 50.000 euros de dommages et intérêts. Le Nouvel Observateur, qui avait publié un dossier sur la relation entre les parties, dont l’interview de l’auteur du livre, juste avant sa sortie, a été quant à lui condamné à verser 25.000 euros. Stock a du également insérer dans chaque exemplaire de l’ouvrage un encart mentionnant la condamnation.


Le trio que forme désormais liberté d’expression, roman et vie privée offre ainsi, de rentrée littéraire parisienne aux lettres portugaises un vaste champ d’expérimentation jurisprudentielle.


Voir aussi

« Erreur d’expression : opérateur / inattendu. » n’est pas un nombre.