Me Maurice Garçon, l'éloquence et la plume.

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
Biographie de Maître Maurice Garçon 
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Emission « Les figures du droit » : épisode n°5



Ministère de la Justice (MJ): Pour ce nouveau numéro de l’émission « Les figures du droit », nous allons évoquer Maurice Garçon, à la fois avocat, peintre, écrivain, membre de l’Académie française... Bref, un homme aux multiples talents. Le Musée du Barreau de Paris a décidé de lui rendre hommage en lui consacrant une exposition. Emmanuel Pierrat, vous êtes l’un des maîtres d’œuvre de cette exposition, en quelques mots, qui était Maurice Garçon et pourquoi avoir organisé cette exposition ?


Emmanuel Pierrat: Maurice Garçon a été le plus grand avocat du XXe siècle. Il est mort il y a maintenant plus d’une quarantaine d’années. Faute d’une actualité, faute de dossiers, faute de présence dans les prétoires et au palais de justice, il commençait à tomber un petit peu dans l’oubli et à être une référence pour les grands anciens. Les jeunes juristes, qui s’intéressent à l’art de l’éloquence et à l’histoire de la justice, ne le connaissent plus ou peu. Par ailleurs, il s’avère que l’on a retrouvé récemment le journal inédit que tenait quotidiennement Maurice Garçon. C’était un diariste convaincu qui, chaque soir, en rentrant du palais de justice, de l’Académie française ou d’un dîner mondain, se mettait à sa table de travail et rédigeait un résumé des événements les plus incroyables qu’il avait eu à traiter ou les personnes les plus incroyables qu’il avait rencontrées dans la journée. Ce journal couvre 55 années de palais de justice et d’activités littéraires, parisiennes et académiques extrêmement importantes.


(MJ): Fils d'Emile Garçon, grand professeur de droit pénal et auteur d'ouvrages juridiques de référence, Maurice Garçon est rapidement devenu un ténor du barreau. Un spécialiste reconnu en droit de la presse, en propriété intellectuelle et en droit pénal. Pour autant, est-ce qu'il était prêt à défendre toutes les causes ? Emmanuel Pierrat : Maurice Garçon était un avocat entier, c’est-à-dire qu’il considérait qu’il pouvait « les défendre tous », selon la formule de l'avocat Albert Naud. Il a considéré que la robe sert, en quelque sorte, à endosser tous les rôles et qu’une fois qu'on la retirait, on pouvait rentrer chez soi sans pour autant traîner avec soi les fantômes, les cadavres dont on avait parlé durant la journée. Les écrits de Maurice Garçon sur la justice, sur l’histoire de la justice, sur l’histoire de l’éloquence, sur l’histoire du barreau, montrent qu’il pensait que l’avocat avait une place déterminante dans le fonctionnement d’un système judiciaire démocratique. Il estimait que, sans droit de la défense, sans avocat, sans avocat capable de défendre contre ses convictions personnelles les pires bourreaux de notre temps, il n’y avait donc ni système démocratique qui puisse tenir, ni système judiciaire.


(MJ): Dans son approche du métier d’avocat, il n’y avait donc pas de dimension morale ?


Emmanuel Pierrat: Il n’y avait pas de dimension morale parce que Maurice Garçon n’était pas un avocat engagé, il n’était pas le porteur d’une cause. Il y a eu d’autres avocats qui, au XXe siècle, ont été d’immenses avocats mais ils étaient identifiés à un camp politique, à une cause, à une lutte ou à un combat et prenaient toujours le même type de dossiers, se gardant bien d’aller dans d’autres directions.


(MJ): Dans les prétoires, Maurice Garçon utilisait beaucoup l’art oratoire. Pour lui, sur quoi cet art repose-t-il ?


Emmanuel Pierrat: pour Maurice Garçon, l’art oratoire, c’est deux choses. D’abord, une stature. C’est important. L’art oratoire envoyé par un tout petit personnage avec une toute petite voix faible, ce n'est pas la même chose que par un Maurice Garçon qui faisait 1,90 m, qui avait une grande stature, une grande figure que l’on repérait à travers tout le palais de justice. Dès qu'il entrait dans une salle d’audience, tout le monde se tournait vers lui avec sa stature et ses cheveux noirs de jais comme un corbeau. Il y a des photos magnifiques où l’on ne voit que lui dans la salle d’audience. A côté de lui, l’accusé est quasiment invisible. Dans les traités sur l’éloquence judiciaire, il explique que cette mise en scène, cette théâtralité, cette présence à l’audience, les mouvements, la gestuelle font partie de l’art oratoire. Maurice Garçon pensait également que la rhétorique la plus classique devait faire partie du processus de la conviction. Il construisait ses plaidoiries en respectant les six parties du discours classique. On en connaît beaucoup parce qu’il les a éditées en petit nombre et les a distribuées à quelques amis autour de lui. Elles démarrent toutes avec des anecdotes littéraires, artistiques, de l’Antiquité qui n’ont rien à voir avec le dossier mais qui, l’air de rien, mettent les juges en condition favorable parce qu’on leur dit d’un seul coup Platon, Sophocle, Euripide, Eschyle. Cela amène, peu à peu, à une évidence qui est celle de parler de la personne que défend Maurice Garçon.


(MJ): Mais Maurice Garçon n’était pas seulement un grand orateur. Il lui arrivait aussi de dessiner pendant les audiences ! Emmanuel Pierrat : Il avait en effet une petite palette que j’expose au Musée du Barreau de Paris. Elle lui servait à croquer les experts, les accusés, les témoins, les juges, les confrères. Il a croqué ainsi non seulement les plus grands procès auxquels il a participé, mais il a également été un observateur très curieux au tribunal de Nuremberg.


(MJ): Vous avez dit au début de l’interview que pour vous, Maurice Garçon est le plus grand avocat du XXe siècle. Qu’est-ce qu’il a apporté à la profession d’avocat ?


Emmanuel Pierrat: Il a apporté à la profession d’avocat une nouvelle dimension. L’avocat, avant Maurice Garçon, c’est un avocat-homme politique. Ce sont les grandes figures de la IIIe République. C’est Poincaré, c’est Gambetta ou Fernand Labori défendant Zola. Ce sont des avocats très engagés politiquement. Maurice Garçon ne le sera jamais. Il ne sera pas un tribun se présentant à la députation. La seule élection à laquelle il se présentera, c’est à l’Académie française. C’est une élection particulière ! Il a changé la figure de l’avocat et placé l’avocat-écrivain à nouveau au centre de l’échiquier. L'avocat homme de culture, capable de se servir de ses humanités pour pouvoir, à la barre, mieux défendre l’assassin analphabète, c’est là le paradoxe.


(MJ): D’après les carnets de Maurice Garçon, d’après ses ouvrages, d’après ses dessins, quelle était au fond, pour vous, sa conception de la justice ? Emmanuel Pierrat : Je pense que Maurice Garçon a toujours gardé cette idée qu’il avait affaire à la justice des hommes, c’est-à-dire à l’institution judiciaire, et que la Justice c’était encore un idéal, un concept, quelque chose qui n’existait pas concrètement mais vers lequel il fallait tendre. Toute la difficulté, c’est d’essayer de rapprocher la justice des hommes de la Justice (avec un grand « J »), telle qu’elle peut être pensée comme un concept formidable dans un livre de droit qui aurait pu être signé par son père qui était, comme nous ne le disions au début de l'interview, un grand professeur de droit.


(MJ): Emmanuel Pierrat merci ! Pour en savoir plus, une seule adresse : www.justice.gouv.fr.


Interview réalisée par le Ministère de la Justice - DICOM - Damien Arnaud


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Maurice Garçon (1889-1967) Palais de justice de Paris

Maurice Garçon (1889-1967) Palais de justice de Paris

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« ENTIEREMENT AVOCAT… »
Discours prononcé par Me Jean-Yves LE BORGNE, lors de l'inauguration du médaillon à la mémoire de Maurice Garçon
Le mardi 12 mai 2015, Palais de Justice de Paris


La commémoration ne serait qu’une démarche sans âme, si elle n’était que l’évocation d’hommes ou d’événements auxquels on serait étranger. Car les liens qui nous unissent au passé sont de nature différente.

Il y a quelques instants, nous rendions hommage au sacrifice de nos pères qui, au prix de leur sang, sauvegardèrent notre liberté. Nous sommes à jamais les débiteurs de cette génération généreuse et ne pouvons lui dire qu’un humble merci, sans vraiment percevoir l’horreur qu’elle eut à affronter. Tout au plus pouvons-nous tirer les leçons de la folie de certains temps pour transmettre à nos enfants l’amour de la sagesse et le culte de la fraternité.

Ce qui nous attache aux grandes figures individuelles qui s’illustrèrent au sein d’un corps et d’un milieu dont nous sommes les continuateurs, s’inscrit plus dans l’intemporel. Ces grandes ombres jalonnent notre histoire, sans véritable distance, car elles sont le socle de ce que nous sommes et font ainsi intimement partie de nous.

A l’heure de rendre hommage à Maurice GARCON, nous ne pouvons rejeter l’idée qu’au détour d’un couloir une haute silhouette, fine et élégante, le fasse réapparaître sous les traits d’un de ses lointains successeurs. Certains hommes ne disparaissent jamais vraiment ; ils se muent en archétypes et deviennent des exemples dont la réincarnation est une finalité, parce qu’ils sont inscrits dans l’imaginaire de ceux qui les suivent en espérant les égaler ou, du moins, se rapprocher de ce qu’ils ont été.

En ce sens, Maurice GARCON est là, parmi nous : sous les traits de ce jeune et brillant candidat au concours de la Conférence qui ne sera pas élu, ni reconnu plus tard par ses pairs pour diriger l’Ordre ou même en être membre. Il y a dans l’aristocratisme, rétif à la flagornerie, une destinée de solitude qu’il faut savoir assumer. Maurice GARCON eut à supporter le poids de cette différence.

La vie se charge cependant de réparer parfois de vieilles injustices. Identifié et reconnu par le Bâtonnier LABORI, Maurice GARCON reçoit bientôt de lui son premier dossier criminel. A la Cour d’Assises au moment de plaider, le bâtonnier vient voir comment son protégé se débrouille. Là, il s’empare de ses notes et l’oblige à plaider sans le secours d’un quelconque document. « LABORI m’a fait », dira plus tard Maurice GARCON.

Je ne ferai pas ici la narration de ce que furent la vie et la carrière de Maurice GARCON. D’autres l’ont fait avec brio dont on relira les textes avec bonheur : Madame PALEY-VINCENT, Premier Secrétaire de la Conférence, qui lui consacra son discours de Rentrée ; le regretté Jean-Marc VARAUT, dans un bel article de la revue des Deux Mondes. Un peu comme si le talent, au Barreau, se passait de main en main, à travers le temps, tel un flambeau échappant à l’éphémère de la vie humaine.


Maurice GARCON est le fils du grand professeur de droit criminel, Emile GARCON. La vie lui a donné la belle image tutélaire d’un père à imiter et aussi la pesanteur d’un patronyme qui sonne comme un devoir. Il saura assumer l’un et l’autre et vivra agréablement cette complicité paternelle qui lui montre le chemin. Au point qu’évoquant l’Académie Française qui le reçoit en son sein, il écrit qu’il l’imaginait comme un temple où l’on ne « pouvait pénétrer que si l’on était en quelque sorte conduit par la main des dieux », ajoutant : « Mon père souriant, ne me démentait pas ».

Le droit sera le champ de son devoir, la littérature et les arts formeront ses plaisirs ; il servira les uns et les autres en devenant le défenseur attitré de la Société des Auteurs, de l’Académie Goncourt, de Carco, de Montherlant, des héritiers de Mallarmé ou de ceux d’Alphonse Daudet, mais aussi de Malraux et de la Comédie Française.

Jean-Marc THEOLLEYRE, le chroniqueur du Monde que les plus anciens d’entre nous ont connu, écrivait de Maurice GARCON qu’il était « une manière d’être avocat ».

Il n’est pas un tribun à la voix dominatrice. Tout d’élégance et de distinction, il ne répugne pas à l’ironie cinglante. On le dit familier du dédain et même parfois tenté par le mépris. Il n’hésite pas à conclure l’interrogatoire d’un témoin ou d’un expert par un congé glacial, devenu sa marque : « Sortez, Monsieur… ». A qui aujourd’hui tolérerait-on une telle prise de pouvoir à l’audience ?

Sa langue est sobre, mais parfaite ; sa phrase travaillée, son argumentation construite. Madeleine JACOB, journaliste judiciaire sans complaisance mais non sans inclination, écrit de lui qu’il est « inexorable ».

Notre temps, qui tient l’imparfait du subjonctif pour une bizarrerie exotique, serait-il encore capable de distinguer un tel profil ?

Il refuse la spécialisation et prête son ministère à des causes diverses. On l’a dit spécialiste du droit intellectuel et conseil habituel des artistes. On le retrouve aussi à la Cour d’Assises dans les grands dossiers de son temps dont la mémoire désormais s’estompe. Il sera l’avocat d’Henri GIRARD, accusé de plusieurs meurtres, qu’il fait acquitter et dont on se souvient comme l’auteur du Salaire de la peur ; celui de Denise LABBE, poursuivie pour infanticides ; celui aussi, et surtout, de René HARDY, résistant qu’on accuse d’avoir trahi ses camarades de combat et permis l’arrestation de Jean Moulin. Il le fait acquitter une première fois en 1947 ; mais on découvre que l’accusé a menti. HARDY avait dissimulé qu’il avait été arrêté puis relâché par les allemands. On le juge à nouveau. Maurice GARCON accepte de demeurer son défenseur. Le mensonge, qu’il a lui-même publiquement soutenu sans l’avoir identifié, le ronge. Il le dit, mais explique qu’il a accepté de revenir à la barre, car il croit cependant son client innocent. HARDY est acquitté une seconde fois.

A travers cette affaire, on perçoit ce qu’est, pour Maurice GARCON, le souci moral de l’avocat. Fallait-il se détourner de l’auteur d’un mensonge, au risque de le désigner comme un coupable ? Fallait-il passer sur une faiblesse pour ne s’attacher qu’au cœur du débat : une innocence qu’il fallait faire reconnaître ?


Nous percevons là une dimension essentielle du personnage : le souci et l’exigence de moralité dans l’exercice de la défense. C’est un thème qui sera présent dans tous ses écrits sur la Justice et la profession d’avocat.

Dans l’essai sur l’Eloquence judiciaire il écrit, comme un dogme toujours d’actualité : « Si nous plaidions sans foi, notre profession ne serait que bassesse ». Il précise que le but de la défense « n’est pas nécessairement (de) chercher une absolution ou un gain complet, mais (de) tenter d’obtenir une solution juridiquement ou humainement juste ». Est-il inutile de rappeler que les avocats doivent se pénétrer de cette définition et que les magistrats qui les entendent doivent accepter qu’un procès est une recherche commune de la vérité la moins éloignée de la justice ?

Sans doute Maurice GARCON appartient-il à une génération où la vie matérielle était moins dure qu’aujourd’hui. Sans doute son talent lui a-t-il permis de vivre la plus grande part de sa vie dans un charmant hôtel particulier du VIème arrondissement. Mais, si les temps ont changé, ce n’est pas une raison pour écarter la préoccupation morale comme une vétille démodée. « Sans elle, nous dit Maurice GARCON, l’avocat ne tiendrait qu’un comptoir où il brasserait des affaires ».

Qu’il soit remercié d’une mise en garde qu’il n’est pas inutile de réitérer.

Maurice GARCON est entièrement avocat. Il prépare ses dossiers minutieusement, longtemps à l’avance. On pourrait dire qu’il s’en imprègne. Pour que les pièces principales de l’affaire demeurent sous son regard attentif et s’inscrivent dans sa mémoire, il les attache avec des pinces à linge à des ficelles fixées au plafond de son bureau. Ce détail, presque cocasse, pour rappeler que les grandes plaidoiries prennent modestement naissance dans de petits efforts répétés et sans grâce.

Il plaidera dans des périodes sombres et difficiles, arrachant à la mort cinq étudiants poitevins qui avaient exécuté un collaborateur. Maurice GARCON, qui s’adresse à l’un d’eux, fustige les tribunaux d’exception. Il écrira que ces juridictions spéciales – dont il connaîtra plusieurs versions, selon les circonstances de l’histoire – ont le rôle « de donner une couleur de justice à ce qui n’est que l’exercice d’un ordre plus ou moins précis de condamner ». Félicitons-nous, mes chers Confrères, d’avoir à défendre en des temps plus sereins ; même s’il reste à l’avocat le devoir de prévenir le juge des démons intérieurs, qui parfois le hantent et dont il se méfie moins que d’une contrainte venue d’ailleurs.

A travers les causes qu’il soutient, Maurice GARCON sait aller à l’essentiel, c’est-à-dire à l’idée générale, au problème abstrait dont le traitement commande le sort fait à une situation particulière.

Plaidant dans un dossier où l’objet est l’étalage dans la presse des liaisons de personnalités du monde du cinéma, il pose les bases du droit à la vie privée. Intervenant pour les héritiers d’André GIDE, il contribue à dire ce qu’est le droit moral de l’auteur. Amené, cette fois-ci en temps de paix, à défendre devant un tribunal d’exception, il plaide pour la publicité de la Justice.

Ainsi, plaidant ou écrivant, il combat pour faire avancer le droit.

Il s’insurge, en précurseur, contre la garde à vue, se faisant le thuriféraire de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme que la France, alors, n’a pas encore ratifiée. Ce ferment jeté dans le débat sera repris quelques décennies plus tard. Je me plais à saluer sur ce sujet le combat du Bâtonnier Christian CHARRIERE-BOURNAZEL, en m’inscrivant à ses côtés, s’il le permet, comme un compagnon d’armes.

Maurice GARCON se fait aussi le porte-voix du droit au silence. Il appelle de ses vœux le recueil de preuves objectives, rendant inutile l’obsessionnelle recherche de l’aveu, qu’on n’appelle pas encore l’auto-incrimination.

Il n’est pas seulement un avocat brillant, pas seulement un homme cultivé mettant en lumière les vraies questions cachées derrière les querelles des hommes. Il est un combattant des libertés individuelles. Il est pleinement avocat.

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Mais Maurice GARCON c’est aussi un sourire suscité par la contemplation du monde, une capacité de fantaisie, un certain penchant pour la dérision.

Il suppose que, « Sous le masque de Molière », c’est Louis XIV qui écrivait. Il rédige des plaidoyers chimériques pour des clients qui ne l’ont pas sollicité : Electre, Othello ou Julien SOREL. Il prête encore son talent d’écrivain à l’histoire de Louis XVII, fausse énigme, selon lui, qui surgit dans sa vie à l’occasion d’un procès contre celui qui se prétendait l’héritier du prince qui n’avait jamais régné.

Plus original encore est son intérêt pour la démonologie. Appeler à défendre diverses personnes flirtant avec les ténèbres, il s’intéresse à la façon dont le Mal peut éventuellement se manifester et écrit une étude historique sur le Diable, quelques histoires sur des parcours sataniques et même un ouvrage sur la magie noire.

Au soir de sa vie, il dut se séparer de sa superbe bibliothèque de démonologie qui fut dispersée aux enchères. Les parcours voués à la gloire et à l’esprit n’ont jamais enrichi ceux qui les ont choisis.

« Vous classerai-je Monsieur ? », demandait André SIEGFRIED en le recevant à l’Académie Française. « Ce serait difficile », convenait-il aussitôt. Surtout qu’en même temps que ses confrères lui offraient son épée d’immortel, le syndicat des prestidigitateurs, dont il avait été l’avocat, lui remettait un bâton symbolique d’homme de l’illusion. Non pas seulement parce qu’il avait été le conseil de ces artistes, mais parce qu’ils le reconnaissaient comme l’un des leurs, capable de faire surgir un oiseau d’un foulard ou disparaître un objet derrière un chapeau.

Et savait-on à l’Académie que le nouveau collègue était aussi peintre, qu’il croquait les magistrats et les confrères à l’audience et reproduisait à s’y méprendre Picasso ou Modigliani ?

Imaginait-on que dans sa propriété du Poitou, à Ligugé, il tirait les grenouilles au pistolet d’arçon ?

Aurait-on cru, à moins d’avoir été invité à dîner rue de l’Eperon, que les carafes d’eau y étaient agrémentées de poissons rouges, pour inviter les convives à ne pas dédaigner l’excellent vin que l’hôte faisait servir.

La dérision, vous dis-je.

Voilà, en quelques mots, toujours insuffisants pour dire ce que fut un homme, une image furtive de celui que nous honorons aujourd’hui en dévoilant bientôt le médaillon qui le représente et en donnant son nom à une salle de notre bibliothèque à l’entrée de laquelle son petit-fils, César, a fait apposer, avec la complicité de notre Ordre, une magnifique plaque de marbre.

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Dialecticien, amoureux du verbe, toujours préoccupé de morale et aussi d’élégance, travailleur acharné, esprit curieux de tout, même du diable, Maurice GARCON fut un seigneur du Barreau.

En lui rendant aujourd’hui l’hommage qui lui est dû, ne nous dissimulons pas cette esquisse de crainte qu’un tel homme appartienne à une époque révolue ; et avouons que notre reconnaissance pour ce qu’il fut est aussi l’espoir que son exemple trouve encore, ici ou là, à s’incarner.

Il est des succès éphémères portés par la mode, des engouements irrationnels soutenus par la fantaisie, voire l’inculture. Mais il est aussi des valeurs vraies, respectables et emblématiques ; elles sont moins tapageuses et s’inscrivent dans l’histoire avec la discrétion des hommes bien élevés, qui seraient presque gênés de se savoir devenus des modèles.

Ainsi, Maurice GARCON.



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ÉLOGE de Me Maurice GARÇON
Discours prononcé par Me Catherine PALEY-VINCENT, Premier secrétaire, lors de la séance solennelle de Rentrée de la Conférence des avocats à la Cour de Paris
Date : 1er décembre 1972


tribunal de Saint-Etienne, 1956


Nous étions enfants et nous aimions les jours de fête, l'excitation d'une joie qui se prépare, le vif plaisir d'un instant où il n'est plus rien à espérer, la douce mélancolie d'un souvenir que l'on enferme dans son cœur. Alors les lumières étaient vives et les sucreries délicieuses. Les visages s'auréolaient de baptiste empesée et semblaient porter tout l'amour du monde. Mais la rosée du matin s'est évanouie : la tige se dresse plus forte, les boutons sont éclos, les épines ont durci.

La carapace d'un monde trop sûr de lui nous rendra-t-elle insensible à la douceur d'un jour qui ne veut ressembler à aucun autre ?

Aujourd'hui, de peur qu'il n'en soit ainsi, les lumières seront plus vives, les couleurs plus brillantes et la fête de nouveau battra son plein. Pour honorer les plus jeunes d'entre nous, le Palais a choisi de parer ses voûtes et ceux qui s'y rendent ont revêtu la robe de fête.

La liturgie du jour est bien fixée : un éloge sera prononcé. Comme les réunions de famille incitent à reparler de ceux que l'on aimait, notre profession se souvient de ceux qui l'ont honorée et dont l'ombre ne peut nous quitter.

Souvent, ce sont ceux-là mêmes qui, de leur vivant, ont suscité votre admiration et reçu l'hommage de votre reconnaissance.

Maurice Garçon n'eut pas vos suffrages et pourtant vous avez permis aujourd'hui d'évoquer l'originalité de la marque qu'il laissa parmi nous. Peut-être parce que cette cérémonie est à son image.

Maurice Garçon puisait dans la tradition ses goûts et ses choix, auxquels il attachait un sérieux fait de rigueur et de solennité. Pourtant, de sa vie, il fit une fête perpétuelle.

Une incessante quête du réel, du vrai, du juste, un travail opiniâtre qui ne veut rien devoir à la facilité ni aux dons de la nature, une bataille constante pour les idées qu'il s'est choisies et qu'il estime nécessaires. Mais, aussi, une fraîcheur d'esprit que rien ne peut rider, un invincible penchant pour les drôleries et les bizarreries de l'existence, les vacances d'un esprit constamment en éveil, une curiosité insatiable qui sait toujours s'étonner.

Travail et fantaisie,
Sérieux et facéties,
Combats et flâneries,

telle fut la route d'un homme à qui il avait été donné de vivre intensément et qui choisit de le faire en s'amusant.


Qu'il s'en vante ou s'en défende, la destinée d'un homme réside d'abord dans l'héritage qu'il reçoit.

Maurice Garçon en eut tellement conscience, qu'au jour de sa réception à l'Académie française, il avoue sans pudeur : « Mon père, je lui dois tout... » Déclaration de piété filiale qui exprime l'admiration et l'amour sans borne que Maurice Garçon vouait à son père. Toute sa vie ce sont un homme, puis son souvenir qui l'ont accompagné : une histoire qui commence à Lille.

L'éloignement géographique des nominations universitaires est le lot commun des éléments brillants des facultés parisiennes.

Emile Garçon fut envoyé à Douai pour y enseigner le droit. Il n'avait pas prévu d'en revenir marié à la fille d'un magistrat de cette Cour.

Les succès espérés ramenèrent le jeune ménage à Paris et les registres de l'état civil, mieux que ses propres souvenirs, devaient rappeler à Maurice qu'il était né à Lille, le 25 novembre 1889.

Dès l'âge de 7 ans, sa vie s'organise à Paris, sur la rive gauche de la Seine. Elle ne changera jamais de bord.


Chaque matin, en compagnie de son père, il quitte la rue Denfert-Rochereau. Tandis que l'écolier s'arrête au Lycée Montaigne, le professeur continue sa route à travers les jardins du Luxembourg, jusqu'à la place du Panthéon où il enseigne le Droit Criminel.
Le dimanche venu, la promenade quotidienne a un but moins austère. Descendant jusque sur les quais, l'adolescent et son père, en une tendre et filiale complicité, se livrent au plaisir d'une curieuse chasse : « Nous partions sans armes et nous étions inoffensifs. Le terrain de nos exploits se limitait à la longueur des quais, depuis la place Saint-Michel jusqu'au Pont-Royal. Le gibier que nous poursuivions se tenait caché dans les boîtes des bouquinistes. »

Interrompant fréquemment cette quête, au hasard d'un livre feuilleté ou d'un sujet qui s'offre à l'esprit, l'enfant s'éveille à un monde qui le passionne déjà, tandis que le père impose à sa jeune conscience des principes qu'il a longtemps médités et dont il ne doute plus.

Héritage de qualité, mais peut-être lourd à recueillir...

Maurice Garçon est né dans le temple du droit. La bibliothèque paternelle le lui rappelle. Chaque jour les gazettes l'en convainquent et les conversations qui se tiennent à la table familiale achèvent de le persuader. Il apprend le labeur en voyant son père, d'un porte-plume assuré, apporter une dernière mise au point aux fameuses annotations du Code Pénal.

On ne s'étonne pas que l'imagination débordante d'un esprit toujours en éveil ait vite fait de découvrir des antidotes à cette atmosphère de chapelle. Ce ne sont pas les prix d'excellence qui rythment les années, mais les découvertes enthousiasmantes de la poésie, de l'histoire, des romans, de la musique, du théâtre, de la nature, de l'amitié.

Jeune voyageur de la vie, peu préoccupé d'enregistrer son bagage pour une quelconque destination, il amasse une richesse dont il appréciera bientôt le prix.

Ce féroce appétit d'intellectuel indiscipliné amuse son père, mais l'agace quelque peu. Quintilien serait plus utile que Baudelaire. Le profit retiré des rimes et des vers que son fils présente à sa critique ne lui paraît pas considérable. L'universitaire distingué traite alors son fils de « crétin », mais ce jugement n'est pas sans appel...

L'inscription en Faculté ne fera pas de Maurice Garçon un étudiant plus studieux que l'écolier qu'il avait été jusqu'alors.

Sans doute parce que le choix ne s'offrait même pas à lui, sûrement pour faire plaisir à son père, Maurice étu¬diera le droit. Plaisir qui se révéla ne pas être sans mélange... Régulièrement, quelque collègue informe le professeur Garçon de ce que son fils batifole au Luxembourg quand il devrait recevoir l'enseignement de la Faculté.

Mais ce n'est pas le pire.

Maurice séduit par le romantisme d'un nihilisme en vogue, se déguise en moujik et danse à la mode russe sur les tables du "Capoulade".

Vincent Scotto chante les refrains qu'il compose pour lui et, au Grand Guignol, on joue la Vipère, pièce en vers, écrite par Jules Maoris...

Le professeur s'inquiète. La licence ne dure que trois ans; le choix d'une carrière devient imminent... Il rêve du Conseil d'Etat, de l'agrégation de droit, de grands concours qui ouvrent les carrières régulières, encadrées, garanties.

Maurice, quant à lui, sait que le barreau a la réputation de laisser des loisirs. Le carcan ne sera pas trop étroit, l'imagination aura encore le temps de vagabonder.

Celui qui demeurera étudiant par le cœur toute sa vie n'a plus le droit de le dire.

1911. Il entre au Palais. Le fils d'Emile Garçon est avocat. Il devra se faire un prénom.

Ce choix prosaïque n'est pas pour servir le biographe qui se plaît à vanter les vocations dévorantes de la première heure.

Mais il ne perd rien à attendre. La passion viendra et sera celle de toute une vie.
Maurice Garçon, officiel, connu, reconnu, solennel, consacré, est avant tout, au-dessus de tout, un avocat.

Il vient de s'éteindre

Jean-Marc Theolleyre dit son émotion et résume le personnage : " Maurice Garçon, une manière d'être avocat."
Il le fut de deux façons : à l'audience, quand il plaidait; dans son cabinet de travail, quand il livrait à sa plume les réflexions que notre profession lui inspirait.


Maurice Garçon plaide par goût. Quand il se dresse derrière la barre, on sent qu'il se réjouit du bon moment qu'il va passer.

« C'est un étrange procès que celui qui nous occupe aujourd'hui... » Son introduction favorite qui ferait lever le nez à l'assesseur le plus profondément endormi.

L'exorde est souvent drôle. En demande, il campe toujours le procès sur de grands principes, le défendant dès l'abord d'être pusillanime. En défense, l'adversaire est exécuté en quelques mots. La petite-fille de George Sand, qui assigne en qualité d'Aurore Sand, s'entend dire ; « Mme Aurore Lauth, née Dudevant, surnommée Sand, a écrit dans le « Journal intime » de sa grand-mère qu'une femme célèbre doit savoir mordre et, au besoin, nuire. Quand on sait la bonne opinion que la partie contre laquelle je plaide a d'elle-même, quand on sait qu'elle croit avoir atteint la célébrité parce qu'elle porte un sur¬nom qu'elle a emprunté à sa mère-grand, il n'est pas besoin de chercher plus ample raison au procès... »

Les prétentions de la petite-fille en pâtirent d'autant.

Si l'exorde n'est jamais grandiloquent, il n'intervient qu'après un long silence.

Ce silence c'est déjà plaider. C'est imposer une présence.

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Maurice Garçon a la chance d'être grand. Le temps qu'il prendra pour étirer sa longue silhouette, chausser attentivement ses lunettes, déployer l'immense foulard de couleur qui lui tient lieu de mouchoir, enfin, dévisager l'auditoire qui va devoir l'écouter est son premier argument. Il le sait et l'exploite à plaisir.

Passé ce commencement classique, rituel, voulu, voici dès le premier regard au dossier le développement mesuré, appuyé sur une logique caustique faite d'idées claires, minutieusement ordonnées.

Par une série de simplifications, l'affaire se dégage comme naturellement de ses difficultés et, lorsque la plai¬doirie s'est développée de bout en bout, il ne demeure qu'une ou deux idées simples, faciles à assimiler et qui entraînent la conviction.
La facilité apparente n'est jamais le fruit d'une improvisation. Maurice Garcon est un travailleur acharné. Quand il se présente à l'audience, on sait que rien n'a été laissé au hasard. Les cotes se suivent, toutes manuscrites, et les points capitaux sont soulignés de couleurs. L'écolier fantaisiste n'avait jamais eu ce soin. L'homme arrivé déchire la feuille qu'il a raturée à l'audience et, sur-le-champ, recopie ce: qui sera remis à ses juges.

L'aisance et l'autorité qui émanent de lui — sa présence — ne sont pas étrangères à sa personnalité physique.

On regrette que, dans les carnets de croquis qu'il achetait chez Sennelier, quai Voltaire, et dont il faisait à l'audience une abondante consommation, il n'ait pas croqué son autoportrait.

Une certaine hauteur dans le maintien, un grand corps un peu frêle, où se pose, comme un point sur un i, un large nœud qui fait transition avec un visage mince, tout en longueur.

On n'a pas le temps de s'étonner d'une coiffure un peu bizarre — des cheveux plats très équitablement répartis de chaque côté d'une raie résolument droite — que le regard accroche. L'œil demeure bleu, mais prêt à s'enflammer, à s'amuser, à s'indigner, à mépriser, à montrer une glaciale indifférence, comme à témoigner d'une profonde pitié.

Quand on le regarde plaider, comment ne pas imaginer que la longue robe noire n'ait été dessinée pour lui ? La manche s'envole autour d'un bras maigre auquel s'attache une main longue, fine, très belle. C'est elle qui portera l'argument jusqu'à la Cour, elle époussettera une thèse par trop gênante, elle chassera le témoin méprisable, s'accompagnant d'un « Sortez Monsieur !...» devenu légendaire.

Une allure trop marquante pour qu'il n'en joue.

On a dit de Maurice Garçon qu'il incarnait le génie du mépris.

Certes, il est réconfortant de classer l'humanité en genres : la rondeur est réputée joviale, son contraire s'accommode plutôt de froideur et d'indifférence.
Mais on lui a trop reproché le sourire dédaigneux du prince offensé, le masque hautain du moralisateur, le sommeil trop profond de l'adversaire lassé, pour qu'il ne soit intéressant de rechercher la véritable signification d'une attitude.

Maurice Garçon est très exigeant. Il l'est surtout avec lui-même, mais aussi envers les autres.

S'il vous ignore dans un couloir, ne vous méprenez pas sur ses sentiments. C'est qu'il ne vous a pas vu, car il est ailleurs, méditant ce qu'il vient de lire ou l'argument qu'il va plaider.
Mais si, à l'audience, il met en doute la légalité des méthodes d'un enquêteur à rechercher un aveu, l'impartialité d'un expert qui a raté sa vocation de procureur, le sérieux d'un confrère à pratiquer la même profession que la sienne, alors, il devient terrible. Le duel est sévère, voire même dangereux. Rien alors ne l'arrête : il étale l'expression de son mépris.

Cela n'est pas gratuit et souvent renforce le crédit que le magistrat lui accorde. Il sait que lorsque Maurice Garçon se lève, il est honnête avec lui-même et avec la cause qu'il défend.

La perte d'une clientèle, aussi brillante soit-elle, ne compte pas si sa conservation l'oblige à des accommodements incompatibles avec sa sincérité.

Il écrit : « Défendre, ce n'est pas chercher nécessairement une absolution ou un gain complet, mais tenter d'obtenir une solution juridiquement ou humainement juste. Ce qui importe c'est de ne pas ruser avec soi-même par complaisance et de ne pas accepter de tromper... ».

Alors ses juges le croiront quand, le 8 mai 1950, revenant défendre René Hardy, acquitté une première fois sur la base d'une affirmation mensongère, il leur déclare : « Je dois personnellement vous rendre des comptes. Il est vrai que j'ai, sans le savoir, soutenu publiquement un mensonge. J'ai connu après l'acquittement l'orgueil d'avoir contribué à faire triompher une cause juste et je suis, dès le lendemain, tombé de haut. A peine avais-je savouré ma joie qu'il m'a fallu apprendre que mon client m'avait menti, qu'il avait escroqué ma bonne foi. Plein de tristesse et de confusion je me suis retiré. »

Mais il apparaît bientôt que le mensonge du premier procès pouvait avoir été commandé par la plus dramatique des obligations. Hardy, qu'on accusait d'avoir livré à l'ennemi les secrets de son organisation clandestine, d'avoir trahi Jean Moulin, n'avait-il pas été victime d'un conflit moral tel qu'aucune imagination humaine n'eût pu volontairement le créer ?

Maurice Garçon reprend le dossier et sa froide logique l'amène à une conviction : Hardy est innocent.

Il dira aux juges : « Je me suis trouvé devant le plus grave problème de conscience qui se soit posé à moi au cours de ma vie professionnelle. »

On l'écoutera encore, quand, se présentant pour la défense de Denise Labbe, auteur d'un forfait abominable, il déclare : « Mon rôle se borne à vous aider à trouver une solution juste et je crois que déjà, parce que nous sommes les uns et les autres de bonne foi, votre opinion et la mienne ne doivent pas être loin de se rejoindre. »

Le magistrat n'est pas l'ennemi qu'il faut combattre mais collabore avec l'avocat à l'œuvre de justice.

Conception jamais trahie qui ne lui fait pourtant pas négliger ce qu'au XVIIIe siècle écrivait déjà le chancelier Séguier « une noble véhémence et une sainte hardiesse font partie du ministère des avocats ».

Peut-être s'inspirait-il de cette réflexion quand, défendant devant le tribunal correctionnel le professeur Sirma, alias Julien Destailleurs, accusé de vendre de l'espoir et de trafiquer l'avenir dans les horoscopes qu'il adressait par correspondance, il conclut ainsi sa plaidoirie : « La faveur dont jouissent les astrologues est générale. Beaucoup, qui se défendent d'y croire, vont les consulter en tapinois. On ne saurait trop se méfier des prétendus incrédules qui jouent aux esprits forts et qui n'entreprennent rien, parfois même la rédaction d'arrêt de Cour, sans envoyer leur femme demander l'avis d'une somnambule chez laquelle une fausse pudeur les empêche de se montrer eux-mêmes. »

Le mot — culot — paraît au dictionnaire. Il y a pour synonyme : « audace, effronterie ». On peut en user.

André Siegfried, recevant Maurice Garçon à l'Académie française, lui posait cette question : « Vous classerai-je, Monsieur ? Ce serait bien difficile. »

La carrière de Maurice Garçon au Palais laisse aujourd'hui subsister cette difficulté. Il me plaît de l'écarter car Maurice Garçon, lui-même, répugnait à se voir cataloguer.

Il avait refusé de se spécialiser car tout l'intéressait et il lui paraissait contraire à son ministère de réserver son art à un domaine privilégié, alors que les affaires les plus variées appelaient son concours.

La Cour d'Assises l'entendit souvent. Il se défendait de la préférer au Tribunal. Mais c'est devant la Cour d'appel qu'il donnait encore toute sa mesure, car le combat y est souvent plus délicat.

Ses premiers pas au Palais ressemblent à une image d'Epinal.

Stagiaire, il présente le concours de la Conférence. Echec cuisant. Son premier discours est assez brillant pour qu'on le prie d'en prononcer un second. Il présume alors de ses forces et se présente devant son jury, sans notes, se proposant de réciter ce qu'il a composé. Sa mémoire lui fait défaut. La leçon est sévère et sa jeunesse trop orgueilleuse pour qu'il représente jamais le concours.

Il est permis de penser qu'il le regrettera, quand bien même ses critiques sur l'institution sont acides.

Il stigmatise ces discours dont « la construction s'élève sur le sable » où, « de phrases en phrases s'accumulent — arabesques délicates et fantaisies vaines — les belles images, les curieuses périphrases, les expressions rares et les citations destinées à donner l'illusion d'une grande culture. L'esprit est chatouillé mais la raison n'est pas touchée... »

Pourtant, si les raisins lui furent trop verts, il n'a pas la mauvaise grâce de déconsidérer une distinction qu'il n'a pu obtenir.

Dans un manuscrit, qu'il ne publia jamais, il imagine un père qui, se retirant du Palais, écrit à son fils qui vient de prêter serment. Il lui conseille vivement de présenter le concours de la Conférence.

« Pendant l'année de ton secrétariat, tu noueras des amitiés solides qui te suivront. Il en faut beaucoup au Palais. Bien que nous poursuivions isolément notre carrière, nous vivons les uns près des autres, nous avons besoin de nous soutenir et, de tous les soutiens, l'amitié est le meilleur. Par là, la Conférence crée une confraternité d'une qualité particulière dont tu comprendras vite le prix, mais que tu apprécieras encore bien davantage dans vingt-cinq ans. »

L'échec au concours n'est cependant pas sans porter ses fruits. Le Bâtonnier Labori siège au milieu des douze secrétaires. Il a aimé la fougue, l'impertinence talen¬tueuse, le parfait naturel qui pourrait passer pour du sans-gêne. Selon l'usage, il reçoit dans son bureau le candidat dont on imagine la confusion. « Qui te crois-tu, mon petit, pour parler avec cette aisance de routier quand tu n'es qu'un blanc-bec ? Te moquerais-tu de nous ? » Maurice est vexé. Mais il comprend vite l'amitié de ce très grand, quand il reçoit sa première commission d'office devant la Cour d'Assises.

Un dossier dont il gardera un très vif souvenir, qu'il aura toujours grand plaisir à rappeler.

L'avocat général requiert. Le débutant mobilise toutes ses facultés pour se préparer à plaider. Labori entre alors dans la salle d'audience et vient s'asseoir à ses côtés. Le trac devient déroute quand le bâtonnier, s'emparant de son dossier, en brouille les pages en le parcourant. L'avocat général se rassied. La parole est donnée à la défense. Le dossier a disparu. Prestement déchiré, il gît sous la banquette. Maurice Garçon se lève, n'appréciant pas sur l'heure la rudesse du procédé, l'excellence de la leçon.

Il dira pourtant : « Labori m'a fait. »


S'annonce alors la poursuite facile d'une carrière. Mais la patrie s'endeuille. Le tocsin a retenti.

1914. La jeunesse est appelée pour défendre et mourir. Le Palais se vide. Maurice Garçon ne partira pas, une santé précaire le faisant réformer. Il connaît alors l'amer¬tume de la solitude. Ce n'est que le début d'une expérience qui portera une ombre sur toute sa vie au Palais. Il est meurtri dans son coeur. Certains ne lui pardonneront jamais de ne pas l'avoir été dans son corps.

A la demande du Bâtonnier Henri-Robert, il s'occupe du cabinet de plusieurs de ses confrères mobilisés. Les circonstances difficiles lui donnent la mesure de son métier. Il apprend les défenses périlleuses devant le Conseil de guerre, qu'un rôle surchargé a contraint de quitter la prison du Cherche-Midi pour s'établir au Palais.

Ceux de ses confrères, qui reviendront du combat, comprendront qu'il est bien engagé sur le chemin de la réussite.

Il affronte bientôt les plus grands avocats de l'entre-deux-guerres. Il en reçoit les leçons et dégage sa propre « manière », marquant de son originalité les dossiers qu'il plaide.

Mais la véritable autorité viendra de ces procès qu'il plaide quand, une deuxième fois, la patrie est en danger. « Dans ce Paris où nous avons vécu pendant quatre ans sous une oppression qui pesait sur nos épaules comme un manteau de plomb chaque jour plus lourd. L'air, en 1941, commençait à devenir irrespirable. Nous n'osions plus traverser nos avenues triomphales, de peur d'y assister au défilé d'une soldatesque glorieuse, qui insultait à nos misères, au son des tambours et des fifres. »

Il attire la clémence sur cinq étudiants de Poitiers qui ont exécuté un collaborateur notoire de cette ville. La Gestapo est debout au fond de la salle d'audience pour l'entendre dire au tribunal : « Vous formez un tribunal d'exception pareil à ceux que, dans l'Histoire, on nous a appris à. craindre. Le tribunal révolutionnaire et les cours prévôtales ont laissé de sinistres souvenirs. J'ose espérer que dans l'avenir on ne vous compare à eux. »

La paix signée, les tribunaux poursuivent ceux dont les circonstances tragiques ont fait des criminels. Procès douloureux dans lesquels Maurice Garçon partage souvent le drame d'une conscience déchirée par son crime. On le retrouve à la barre, terrible d'efficacité quand il plaide partie civile contre Bernardy de Sigoyer, plein de conviction quand il fait acquitter Henry Girard et Marguerite Marty ou qu'il obtient les circonstances atténuantes pour Gérard Dupriez et Denise Labbé.

Enfin, ces causes qui n'attirèrent pas l'intérêt de la grande presse, mais qu'il plaidait avec la même foi quand elles en étaient dignes. Celle de ce forain qu'il sauvait de la relégation et qui, à l'époque, n'avait pu l'honorer.
Maurice Garçon apprit un jour qu'il en était légataire universel. Il héritait de plusieurs boîtes de boutons et d'objets de pacotille. Il fit creuser une tombe pour son forain et lui acheta une concession à perpétuité.

S'il plaide devant les juridictions pénales avec tout son cœur, c'est devant les tribunaux civils qu'il plaidera selon ses goûts. L'habitué des cercles littéraires, l'écrivain, le conférencier des Annales, puis l'académicien ont attiré à lui une clientèle lettrée dont les procès le passionnent. Celui qui se défend de ne s'être jamais spécialisé devient l'avocat des arts et des lettres.

Toutefois, il ne refusera jamais un dossier qui l'amuse ou lui parait attachant. Un mari délaissé qui l'apitoie c'est le procès de l'impuissance. Guérisseurs, sorciers ou devins en difficulté : il se plaît à explorer un art qui le fascine. Défense des traditions du barreau : il est encore à la barre, parce qu'elles lui tiennent à cœur. Emu par le sort de deux enfants malheureux, il plaide pour la famille Finaly. Il s'amuse de cette fantastique supercherie des fouilles de Glozel, et exprime le crédit qu'il leur accorde en concluant ainsi son plaidoyer, « Hâtons-nous, Messieurs, d'être raisonnables, de fermer; le dossier et de passer aux choses sérieuses. »

Les procès littéraires sont peut-être ces procès série dont il veut parler. Il est l'avocat de l'Académie Goncourt de la Société des Auteurs, de la Comédie-Française; la Caisse nationale des lettres. Il est l'ami de Montherlant, de Léautaud, de La Fouchardière, d’Utrillo, de Carco, de Malraux dont il défend les intérêts.

La propriété littéraire et artistique est son d'élection.

Plaidant pour la publication du journal d'Edmond et Jules de Goncourt contre les héritiers d'Alphonse Daudet, pour l'héritière d'André Gide dans ses démêlés avec le fisc, défendant les dernières volontés de Georges Rouault ou plaidant pour la succession de Claude Bonnard, il décortique avec minutie les fondements du droit d'auteur.

Son autorité devient déterminante quand il s'attache à cerner et faire reconnaître le droit moral de l'artiste sur son œuvre. « Un droit qui n'est pas inscrit dans nos lois, qui apparaît mystérieux comme le serpent de mer, imprécis comme un poème de Valéry et qu'on invoque chaque fois que l'on manque dans une contestation judiciaire d'un titre certain et légitime. »

Dès 1927, il plaide pour Francis Carco qui conteste les prétentions du peintre Camoïn. L'artiste reprochait à l'écrivain de détenir des toiles qu'il avait lacérées, puis jetées à la poubelle, un soir de déception sentimentale. Le crochet d'un chiffonnier et l'adresse de quelques réparateurs devaient donner lieu à un très beau procès.

A l'issue d'une interminable procédure, il convaincra la Cour de ce que les esquisses, ébauches, dessins et toiles se trouvant dans l'atelier de Claude Bonnard, au jour du décès de sa femme, n'entreront pas dans la com-munauté du ménage. « Tant que l'auteur n'a pas décidé soumettre spontanément son œuvre aux éloges ou au blâme Public, il converse avec lui-même... ».

Enfin il plaide pour les œuvres condamnées des Fleurs du mal, pour l'appartenance au domaine public d'une œuvre posthume de Baudelaire. On devine qu'il se régale de pénétrer l'ceuvre du poète.

Mais c'est sans doute quand il défend la liberté de la lune qu'il désire le plus vivement emporter l'adhésion du tribunal.

Jacques Boulenger recommencera à écrire dans l'Opinion. Sa condamnation pour avoir publié la liste approxi¬mative des amants de George Sand, dévoilé sa tendresse pour Marie Dorval et le penchant de la vieille dame de Nohant pour les jeunes pâtres du Berri n'est qu'une condamnation de pure forme.

La Fouchardière amusera encore le tout-Paris par ses petits billets dans l'OEuvre. Le tribunal a compris qu'il avait été pour lui trop tentant d'y révéler sa découverte : l'évêque du Mans était propriétaire, malgré lui, de mai-sons closes. « Depuis dix ans, les mégères se voyaient délivrer leurs quittances de loyer revêtues du sceau épis¬copal. » Il convenait avec La Fouchardière que « le voisinage de la cathédrale était fâcheux pour ces établissements, car les fonctionnaires et les magistrats, qui le soir y venaient prendre quelque délassement, risquaient de rencontrer leurs épouses se rendant au salut ou aux offices du mois de Marie... ».

Mgr Grente s'était ému de ces propos et ne leur trou-vait pas sur l'heure l'humour qui leur est pourtant attaché.

Maurice Garçon défendit La Fourchardière avec délectation, interpellant l'évêque académicien, auquel, prétendant à l'Institut, il devrait aller demander l'absolution : « Ah, Monseigneur ! Monseigneur ! Permettez-moi de vous supplier humblement : ne donnez pas dans le diocèse l'exemple de mauvais procès... »

Maurice Garçon, « une manière d'être avocat ».

Dans le calme de son bureau, Maurice Garçon continuait de plaider. Avec une ferveur d'amoureux, il y soutint la cause de notre profession.

Les ouvrages sont divers, mais reprennent des idées clefs qui lui tiennent particulièrement à coeur.

L'Essai sur l'éloquence judiciaire tient une place particulière dans cette oeuvre. Il trahit la tendresse de Mau¬rice Garçon pour la véritable éloquence et son ardent désir de voir — médiocrité et vulgarité — à jamais bannies de la barre.

Le Tableau de l'éloquence judiciaire fait revivre le Palais d'antan et ceux qui l'on marqué de leur originalité. Patru, d'Aguesseau, Cochin, Berryer, Gambetta, Henri-Robert font réentendre leur voix, illustrant l'éloquence de leur époque.

Quand la plume se fait défenseur, ce sont la moralité et l'indépendance de notre profession qui seront ses meilleurs clients.

« L'exercice de la profession est indivisible de la recherche de solutions morales. Sans elle, l'avocat ne tiendrait qu'un comptoir où il brasserait des affaires. »
Le solitaire de la rue de l'Eperon, assisté de quelques fidèles .en qui la confiance est aveugle, mesure peut-être mieux qu'un autre ce qu'est l'indépendance de l'avocat.

« L'avocat ne doit avoir de compte à rendre à personne, pas plus au Pouvoir qu'à un particulier. »
« L'avocat est avant tout un indépendant, mais il ne gagne son indépendance que par une laborieuse continuité de probité. »

Garçon le dit d'autant plus facilement que son détachement est grand. Pour lui, la provision est l'honoraire du procès perdu et le recouvrement des honoraires en justice, une procédure indigne du rôle secourable de 'l'avocat. Chérissant le ministère qu'il exerce, il souffre de voir la profession, qu'il aimait, glisser « insensiblement, un peu hypocritement », vers ce qu'il considère comme un péril.

« La profession sera peut-être plus rémunératrice, elle n'en sortira pas grandie. »

Lui qui regrettait que la plume d'oie n'existe plus, « mon genre à moi, c'est l'artisanat », disait-il, redoute les organisations professionnelles rappelant celles « des Uni-prix et des Monoprix », « ces sociétés d'avocats dont les postes et téléphones ne seront accessibles que de 9 heures à 12 heures et de 14 heures à 19 heures ». Image caricaturale, sans doute, mais choisie par celui qui, toujours personnellement, décrochait son récepteur. Une évolution qui l'inquiète. Il écrit ses craintes à la Justice : « C'est avec une certaine mélancolie que je vous écris, Madame, cette dernière lettre. Il est toujours pénible de voir dégénérer une profession libérale, que des générations avaient contribué à élever si haut à l'abri des intrigues et dans la liberté. »

Convient-il, aujourd'hui, de sourire et de railler les méditations jugées rétrogrades d'un vieil homme ?

Ce serait trahir la noblesse de tous ceux qui, avant nous, avaient choisi d'être où nous sommes.

L'amoureux blessé est souvent pessimiste. Les générations nouvelles lui rendront sa confiance, si demain elles peuvent encore écrire cette phrase que Maurice Garçon affectionnait. L'avocat : « libre des entraves qui captivent les autres hommes, trop fier pour avoir des protecteurs, trop obscur pour avoir des protégés, sans esclaves et sans maître, ce serait l'homme dans sa dignité originelle, si un tel homme existait encore sur la terre... ».

Son audience au Palais scelle définitivement sa réputation. La cité le connaît, il pourra donc publiquement prendre position, ses avis auront du poids.

S'il ne lui déplaît pas d'être reconnu aux générales de la Comédie-Française, il use surtout de cette notoriété pour, sans jamais se lasser, rompre des lances en faveur d'une justice indépendante et défendre la liberté individuelle.

Le Journal des débats, la, Revue des deux mondes, le Mercure de France et surtout le Monde lui ouvrent leurs feuilles pour mener un combat souvent courageux.

S'élever contre la création de juridictions d'exception lui coûte une décoration et lui ferme les portes de l'Elysée. Il n'en a cure.

Au fil des événements, il s'insurge contre une justice de dictature, contre l'ordonnance réglementant la garde à vue, contre le Palais quand il se transforme en succursale de la préfecture de police pour juger de crimes politiques.

Son discours de réception à l'Académie est un long plaidoyer pour la liberté qu'il pose en corollaire à l'idée exi¬geante qu'il a de la justice.

« C'est à la justice qu'incombe le rôle difficile de main-tenir la paix intérieure, sans cesse troublée par les conflits publics et privés. Si elle abandonne sa sérénité, se fait la servante de tel ou tel parti ou de telle ou telle opinion, elle se diminue, perd son autorité et se rend méprisable en devenant partiale. Lorsque, au cours de l'histoire, on l'a vu se modifier ainsi, c'est seulement lorsque, sous un régime de décadence, elle n'était plus qu'un mot. »

Une définition qui le conduisit peut-être à quitter la Commission de sauvegarde », dans laquelle en 1957 le Président du Conseil l'avait prié de siéger. Trop de bruits alarmants ont transpiré; le gouvernement crée cette commission pour examiner la situation de la justice en Algérie et les atteintes qu'y avait subies la liberté individuelle. « Vous serez les garants du respect de la France et des plus hauts principes moraux. C'est dire la rigueur, la sévérité et aussi l'impartialité que le pays et l'opinion mondiale attendent de vous. »

La Commission dépose huit rapports, dont deux émanent de Maurice Garçon. Ces avertissements sérieux n'ont aucune suite. Maurice Garçon démissionne.

Quand on en est venu à penser que la vie de Maurice Garçon est une concertation ininterrompue entre les choses sérieuses et le divertissement, on imagine sa satis-faction de s'asseoir au onzième fauteuil de l'Académie française.

Maurice Garçon n'invoquait jamais son titre d'académicien. Pas une seconde, il ne le laissait oublier.

On est donc persuadé que cette élection le comblait. Une consécration qui le flattait bien sûr, mais peut-être encore plus le rêve de l'enfant enfin réalisé.

Quand il connaît le verdict de l'illustre Compagnie, c'est aux promenades du dimanche matin qu'il songe. A la hauteur du pont des Arts, père et fils faisaient une station. « L'Institut m'apparaissait comme le temple de la philosophie, des lettres, des sciences et des arts. Il me semblait qu'on n'y pouvait pénétrer que si l'on était en quelque sorte conduit par la main des dieux. Mon père, souriant, ne me détrompait pas. »

Maurice Garçon aime l'ambiance raffinée de l'Institut. Il est de ceux qui ne se dérobent pas à la tâche, si proche fût-elle d'une corvée. Avec une même conscience, il assume la présidence du Prix de Vertu ou sa contribution au dictionnaire. Chaque jeudi le retrouve en séance, prêt à la vigilance et à l'efficacité. Il juge même les discussions trop bousculées et propose d'allonger d'une heure les séances traditionnelles.

Ce sérieux avait pour contrepartie l'amitié et la con¬fiance de ses collègues, qui se plaisaient à lui reconnaître une influence certaine en leur sein.

Mais peut-être de tous, ce sont les trois enfants de Maurice Garçon qui apprécièrent le plus cette élection. Les contes qu'ils avaient lus dans leur enfance leur avaient fait aimer Charles Perrault. Ils l'apprécièrent bientôt doublement : c'est à son instigation que Colbert avait attribué à l'Académie les jetons de présence que leur père leur distribuait.

Maurice Garçon, connu, reconnu, solennel, consacré, académicien et avocat, qui avait acquis l'autorité nécessaire pour dire ce qu'il avait à cœur de faire savoir.

Académicien et avocat, surtout avocat, car il faut le croire quand il répondait à l'interrogation de ses préférences : « Le Barreau date de Saint Louis, tandis que l'Académie n'a été créée que sous Richelieu. ».

Donner à sa vie un perpétuel air de fête, sur un rythme de gaieté et d'humour, est un don du ciel qui mérite d'être cultivé plus qu'aucun autre. Maurice Garçon sut apprécier la générosité de la nature qui, dès l'enfance, le dotait d'un goût irrésistible pour le divertissement. Une curiosité insatiable, un intérêt constamment en éveil, lui permirent de parfaire cette disposition naturelle. « Au fin fond d'un désert, je suis sûr que je ne m'ennuierais pas... », aimait-il à dire.

Il est aisé de le croire si on l'observe, allant de Paris dans son Poitou, de Rome à Montréal, passant de la magie noire à la magie blanche, abandonnant son carnet de croquis pour son chevalet, flânant de son jardin à ses bois, quittant sa bibliothèque pour son salon, ou l'Académie française pour l'Académie de l'Eperon.

Une fête permanente qui s'installe à demeure toute l'année, mais qui bat son plein quand approche le cœur de l'été.

L'appartement de la rue de l'Eperon est alors frappé d'un sommeil paisible.

La clarté et la chaleur du soleil poitevin sont fidèles au rendez-vous : comme chaque année, elles président aux retrouvailles de « Monsieur Maurice » et de « Mont-plaisir », sa propriété à Ligugé.

Le domaine reprend vie, les branches des cèdres racontent comment s'est passé l'hiver tandis qu'au jardin les fleurs éclatent de toutes parts. La ferme, tout à côté, présente ceux qui, depuis Pâques, ont enrichi le cheptel.

On met en place la longue vue qui permettra, chaque soir, d'interroger le ciel, et l'immense bibliothèque tout au fond de la maison rouvre ses portes pour le maître de céans.

La longue méditation de l'été a retrouvé son cadre et ses rites.

L'élégance y perdra peut-être. La veste de velours noir au revers soyeux, les escarpins vernis ornés d'un nœud plat sont demeurés à Paris. Le confort d'une semelle épaisse et d'une vieille veste à carreaux a supplanté le raffinement d'une coquetterie discrète. On en conclut qu'il n'y a pas que pour les femmes que le vêtement s'harmonise avec un état d'âme.

Dans cette propriété à laquelle son cœur et ses rêves sont si profondément attachés, Maurice Garçon, une fois encore, démontre que les vacances de l'esprit n'existent pas.

Flânant dans l'allée du Faune ou vers la statue de Diane, il prépare ce qu'il a envie d'écrire.

C'est à Ligugé qu'il rédige la presque totalité de ses ouvrages. Le littérateur, l'historien, le démonologue affectionnent cette trêve de l'été. Le sérieux d'une vie parisienne trop occupée ne leur permettait pas de mener à bien tous les projets envisagés. Ligugé leur apporte une retraite nécessaire.

C'est pourtant à Paris que Maurice Garçon devient écrivain.

Rue Denfert-Rochereau, le professeur Abel Le Franc, titulaire d'une chaire au Collège de France est le voisin de l'étage supérieur. Il ne manque pas de venir faire salon chez Emile Garçon et les discussions des deux éru¬dits sont passionnées. Pour l'heure, Abel Le Franc se donne tout entier à une recherche pleine de périls : il tente de démontrer que Shakespeare n'est pas Shakespeare, mais un membre de l'aristocratie anglaise désireux de conserver l'anonymat... « Avec flamme, il exposait l'avancement de ses découvertes. Il induisait, déduisait, faisait des rapprochements ingénieux, mais sa subtilité même m'effrayait. J'étais trop jeune pour prendre part aux débats. Je me contentais d'écouter et mes cri¬tiques demeuraient intérieures... »

Pas pour longtemps. Avec une malicieuse impertinence, Maurice Garçon choisit d'écrire Sous le masque de Molière, imaginant que Molière n'est pas Molière, mais tout simplement Louis XIV.

Ainsi naquit, en 1919, un pamphlet dont l'éditeur exigea 500 francs pour assurer une parution en deux cents exemplaires. Afin d'éviter toute complication de voisinage, l'impertinent pastiche demeurait anonyme, s'annonçant traduit de l'anglais par Jules Mauris...

Si, au fil des années, les sujets deviennent plus conséquents, la fantaisie est toujours reine. Il imagine la défense d'Electre, d'Othello, de Julien Sorel ou de Lafcadio dans les Plaidoyers chimériques.

Il écrit les Histoires curieuses dans lesquelles une légende de loups-garous, quelques procès curieux et oubliés voisinent avec le Mystère de la, mort de Jeanne d'Arc ou l'Histoire de Louis XV bis.
Ouvrage sans prétention, mais qui dénonce un goût certain pour les énigmes historiques.

Maurice Garçon s'est intéressé passionnément à l'histoire, et sans doute avec une prédilection particulière pour ses mystères.

Talleyrand a-t-il voulu faire assassiner Napoléon ? Garçon explore la mission secrète reçue par Maubreuil, marquis d'Orvault, dont il raconte la tumultueuse existence.

Presque rageusement, il démantèle le mystère de la mort du Dauphin. Il écrit Louis XVII ou la fausse énigme, agacé de voir qu'au fil des temps les hypothèses s'opposent aux hypothèses et que de conjectures en conjectures « le romanesque a tout envahi ».

Quand il plaidera contre les héritiers de Naundorf, prétendant au titre de fils de roi, il sera donc armé pour une démonstration qu'il veut définitive.

Car c'est aussi au fil des plaidoiries que se révèle l'historien. Maurice Garçon invoque rarement les grands principes sur lesquels repose son procès, sans en retracer l'historique complet. Si la littérature et l'histoire restent des divertissements, l'avocat est toujours prompt à s'y joindre.

Maurice Garçon, aventurier des choses intellectuelles, ne veut donner aucune borne à sa curiosité. Sa quête perpétuelle le mène sur les chemins les plus inattendus et c'est là qu'il rencontre Satan et son infernal cortège.

Le léger parfum de soufre qui s'en dégage n'est pas pour lui déplaire. Mais, plus encore, il y découvre une nouvelle cause à plaider, toujours la même : sous un avatar pittoresque, celle de l'humanité contre sa propre ignorance, sa crédulité et sa sottise.

Le procureur général de Bordeaux, qui partage son intérêt, l'appelle devant le Tribunal Correctionnel de cette ville. II y défend Mgr Sapounghi, archimandrite syrien, que les adeptes d'une obscure confrérie ont sévèrement malmené.

Marie Mesmin, demi-folle hystérique, animatrice du' culte idolâtre, avait dépêché, par deux fois, un commando de fanatiques ayant pour sainte mission de rosser les ecclésiastiques qu'elle identifiait au diable.

La deuxième expédition punitive, menée contre le curé de Bonbon, devait laisser le serviteur de Dieu et sa bonne fustigés à la manière de Candide. Curieuses croisades qui firent grand bruit à l'époque et donnèrent à Maurice Garçon une première, mais très complète, base d'étude.

En collaboration avec le Dr Vinchon, il écrit : le Diable, étude historique, critique et médicale, somme de ses recherches curieuses.

Il y explique la formation presque mécanique du diable chrétien. Il se plaît à démontrer que le diable n'a pu naître que dans l'esprit des hommes d'église, rompus au symbolisme des écritures.

Comment, en effet, expliquer autrement la fixité des aveux des sorciers qu'ils interrogeaient ? Paysans de Flandre, du pays de Labour, de Savoie ou de Picardie, ils avouent, tant au XV° qu'au XVII° siècle, les mêmes sortilèges et les mêmes perversions.

Une unité qui conduit à penser que le diabolique sabbat, raconté par le sorcier, ne pourrait bien être que la créa¬tion imaginative du juge lui-même. « Symbolistes éminents et poètes mystiques, ils ont créé, puis cueilli, la plus perverse fleur du mal pour décorer de sa perversité même la plus auguste grandeur de Dieu.

« Ils ont créé l'horrible pour mieux adorer le beau et c'est par les bûchers qu'ils ont éclairé leurs symboles, clans la souffrance et dans la mort. »

Le curieux se passionne pour ces mécanismes obscurs et publie parfois le fruit de ses recherches. Ainsi, il fait revivre Magdeleine de la Croix, l'abbesse diabolique. Il explore les ramifications de la Société infernale d'Agen qui, pendant plus de dix ans, jeta le trouble dans la pieuse cité. Il détecte l'influence de Pierre-Michel Vintras, hérésiarque et prophète, qui, de Caen, fait sentir son influence jusqu'en Vaucluse où Rosette Tramisier défraie la chronique par ses prodiges.

Enfin, c'est Guillemette Rabin qu'il fait naître à deux lieues de Poitiers. Il imagine la vie exécrable de cette sorcière qui terrorise la campagne alentour. Il sait lui imputer tous les vices et toutes les hontes reprochés à ceux qui, comme elle, finirent place du Pilori sur un bûcher, « ayant la justice pour fossoyeur et le bourreau pour marguillier ».

Il fait la revue de tous les maléfices auxquels on croyait. Sa culture est grande en la matière, car ses sources sont riches. En une quarantaine d'années, il se constitue une remarquable bibliothèque de sorcellerie, riche de plusieurs centaines de volumes.

En tête de chacun d'eux, il appose son ex-libris : un diable fourchu et cornu, chargé des deux initiales de son nom.

Le 9 mai 1967, les enchères de l'Hôtel Drouot disperseront ces trésors.

On reparle alors de Patru, avocat et académicien, qu'une fin de carrière pénible avait contraint de se dessaisir de sa bibliothèque, aussitôt rachetée par Boileau qui lui en laissait l'entière disposition, sa vie durant.

Maurice Garçon ne connut pas cette tristesse. Mais les années avaient passé et les chapitres d'une existence se tournaient. Comme il l'explique lui-même dans le catalogue de la vente : « Il a renoncé à Satan et à ses livres, qui, précieux et rares, vont voir le feu des enchères, eux qui, en d'autres temps, eussent peut-être vu le feu du bûcher. »

Avait-il renoncé à une croyance ?

Ceux qui lui rendirent visite, rue de l'Éperon, pourraient répondre. Ils n'oublient pas le reflet de joie iro-nique qui passait dans ses yeux clairs quand on lui parlait de magie ou de sorcellerie. La grande ruse de Satan est de faire croire qu'il n'existe pas. Maurice Garçon avait déjoué cette ruse et trouvé le moyen de faire comme s'il existait...

S'il choisit toujours de traiter avec sérieux les problèmes qui l'intéressaient, son imagination et sa fantaisie eurent un soin contraire envers tout ce qui l'amusait.

Une baguette de prestidigitateur, les « gadgets » les plus nouveaux, son pinceau d'aquarelliste, une brosse de peintre, un ciseau de sculpteur, la piste d'un cirque, l'habit des grandes soirées sont les accessoires d'une fête qui s’installe partout où il passe.

Quand il entre à l'Académie française, il reçoit une épée, comme tout le monde, mais aussi une baguette magique. L'Association des prestidigitateurs de France décerne, à l'un des membres les plus assidus de ses réunions dominicales du Palais-Royal, une magnifique baguette sur laquelle il est écrit : « Au premier des prestidigitateurs de France entré à l'Académie française. »

Maurice Garçon excelle dans cet art délicat. Au bout de ses longues mains virevoltent les foulards de couleur, disparaissent les boules d'ivoire, à la grande joie d'un ami ou de sa famille.

C'est avec la même dextérité qu'il dissimule, au creux de ses doigts, la minuscule boîte d'aquarelle qui lui est une compagne de toutes les heures.

Vous l'avez vu à l'audience restituer la glauque lueur qui tombe des globes d'opaline, croquer la trogne du pré-venu, colorier le greffier de province dont le teint atteste d'un copieux déjeuner, magnifier la rosette d'un confrère qui s'envole vers Thémis.

Un petit pinceau qui n'a pourtant pas l'exclusivité de surprendre ou d'agacer à l'audience.

A Ligugé, les sujets sont plus champêtres, les teintes plus douces. Un acacia, qui semble vouloir accrocher le ciel de ses branches tourmentées par la mort et le poids d'un lierre envahissant, revient dans ses carnets de croquis comme un leitmotiv.

En voyage, le dessin retrace les étapes qu'il a aimées. Les landes embrumées de l'Irlande, ce portait de Pourbus qu'il a préféré, le temple d'Ankara qu'il redessine parce que le premier croquis n'était pas aux proportions réelles du monument.

Ces histoires en couleur qui fixent la mémoire et tien-nent lieu de photographies ont parfois des légendes. « Ankara. Ville idiote. Inhabitable. Le vieux Turc qui cultivait son jardin en mangeant des cédrats et des dattes a quitté son fez pour la casquette et sa culotte bouffante pour la salopette de mécanicien. Il ne regarde plus le coucher du soleil sur le Bosphore, il conduit une auto américaine, habillé par le confectionneur international. »

Et quand il adresse une lettre, c'est souvent en images. De charmantes aquarelles racontent en marge l'événement marquant de la missive.

Sont ainsi ornés les écrits qu'il ne publie pas un miracle moyenâgeux, merveille de charme et de drôlerie, qu'il compose avec le concours de sa fille et dont il enlumine chaque page.

Cette compagnie de tous les instants ne l'empêche pas de s'arrêter devant un chevalet. Il y laisse courir son imagination ou peint « à la manière de... ». Picasso et Modigliani l'inspirent particulièrement. Naît ainsi une merveilleuse industrie de faussaire, qui ne veut pourtant tromper personne, puisque les œuvres de Léger y sont signées Lelourd. S'il sait s'amuser des multiples dons, dont la nature le comblait, ceux des autres le touchent particulièrement.

Il raffole des spectacles de cirque et se passionne pour le théâtre. Son goût pour la musique l'amène à faire partie de l'Académie du disque. Au Conservatoire de l'humour, il est un convive assidu et travaille à la rédac¬tion d'un dictionnaire qu’on aimerait voir publier. Enfin, l'ingéniosité d'un jouet, d'un appareil de précision, d'un minuscule transistor le laisse toujours perplexe, admiratif et rêveur.
On ne profite vraiment d'une fête que si l'on est accom¬pagné de ses amis.

Ceux que Maurice Garçon avait choisis témoignent d'un culte assez vivant pour qu'il ressuscite la profondeur et la richesse de l'affection qu'il leur portait.

Parce qu'au Palais ceux-ci n'étaient pas très nombreux, beaucoup conclurent qu'il était inaccessible à la douceur de l'amitié. C'est confondre une certaine froideur, qui répugne à la poignée de main facile ou à la bourrade qui ne veut rien dire, avec une véritable attention du cœur.

Maurice Garçon eut de véritables amis. Il n'aimait pas s'encombrer de relations vaines.

De ce choix naîtront les réunions du samedi soir... Vers 5 heures, sa porte est ouverte à ceux qu'il estime et qu'il aime. On ne s'annonce pas, la parole est libre, les sujets les plus variés, les idées libérales et le secret, de rigueur. La personnalité du maître de maison oriente les débats, bien sûr, mais se garde de les diriger. Pendant l'occupation ennemie, le petit cercle se referme encore, car il est besoin de se sentir épaulé.

Quand Maurice Garçon est élu à l'Académie française, c'est avec ses amis qu'il constitue sa propre académie : l'Académie de l'Eperon. Ses immortels étaient déjà là, à la première heure, sa médaille figure une chaîne brisée, son uniforme est celui de l'esprit et du cœur.

Peut-être ce sont les mêmes ou bien d'autres qui se firent complices et témoins des facéties de l'étudiant incorrigible. C'est avec eux qu'à Ligugé il tire les grenouilles au pistolet d'arçon. C'est avec eux qu'il joue aux boules, place de la Concorde, sollicitant de l'agent réprobateur le texte qui interdit un tel délassement. Ce sont encore eux, qu'il réunit chaque année, le jour du 14 juillet, au, au premier étage de la tour Eiffel, pour y inspecter Paris. A l'issue du repas, on adresse une carte postale au Président de la République l'assurant que, cette année encore, tout va bien dans sa bonne ville.

Enfin, ce sont eux qu'il aimait recevoir à sa table dont l'originalité et le raffinement attestaient du soin précieux de la maîtresse de céans. Si les vins étaient particulière-ment remarquables, dans les carafes de cristal nageaient des poissons rouges pour démontrer, s'il en était encore besoin, que l'eau est le breuvage des seuls poissons.

Les mondanités l'amusaient trop pour qu'il ne les prenne jamais au sérieux.

On est frappé de constater comme aux vies les plus riches s'accroche une conclusion très banale.

Un cœur qui désapprend le rythme connu, un pied qui s'accroche dans un tapis, et c'est le déclin d'une existence que le destin, tout à coup, paraît juger trop brillante. Il prend bêtement sa revanche.

Ceux qui sont chers à Maurice Garçon s'inquiètent : ils ne reconnaissent pas ce sourire résigné, né d'une nouvelle mélancolie ou d'une lassitude insurmontable, cette voix blanche qui semble se moquer d'elle-même, ce grand corps qu'il traîne péniblement comme s'il était devenu trop lourd.

Lui s'indigne du mauvais sort qui le retient à la chambre, alors que tant de besogne reste à accomplir. Le Palais l'attend. Quand la maladie décide quelquefois d'une trêve, il ne résiste pas au désir de traverser la Seine pour s'y rendre. On le trouve fatigué et l'on est trop aimable.

Le 12 octobre 1967, Maurice Garçon assiste aux obsèques d'André Maurois. Dans l'immense cour de l'Institut repose la dépouille de celui qui fut son ami. Il est arrivé le premier pour lui rendre hommage, comme s'il avait eu envie de se ménager avec la mort un dialogue secret. Les rangées de chaises encore vides seront leur seul témoin.

Peut-être alors signe-t-il avec elle un pacte. Elle l'emportera la même année, mais seulement quand la joie de Noël se sera dissipée. A celui qui voulut vivre sur un air de fête, la mort accordera le répit de la plus douce. Il ne voulut pas d'hommage solennel. A cet homme d'éloquence, un bouquet des siens suffisait.

La neige l'accompagnera dans sa dernière demeure. Les orgues de Saint-Séverin lui diront une dernière fois la douceur de la terre. Elles lui chanteront que seuls meurent véritablement ceux que la tendresse des leurs abandonne.

Discours prononcé par Me Jean CASTELAIN, lors de l'inauguration de l'exposition "Maurice Garçon : l'éloquence et la plume"
Le mardi 12 mai 2015, Musée du Barreau de Paris

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Chers Amis,

Nous devons à sa famille, et singulièrement à Madame Françoise Lhermitte, sa fille, de pouvoir présenter ici, dans ce Musée du Barreau, un nombre important de souvenirs de Maurice Garçon.

Je ne dirai pas mal ce que Jean-Yves Le Borgne a si bien dit tout à l'heure lors de l'inauguration du médaillon de Maurice Garçon, qui laissera ainsi son visage hanter dans les temps à venir, comme il le faisait dans les temps passés, le couloir du Palais de Justice.

Non, ici, c'est la vie quotidienne de Maurice Garçon et ses passions privées qui sont exposées.

On trouvera, bien sûr, la trace des affaires très importantes qu'il a plaidées tout au long du 20e siècle.

Quoique la Conférence du Stage ne l'ait pas accueilli en son sein, son talent oratoire est exceptionnel. Labori avait distingué cette capacité à convaincre le juge qui le conduira à plaider – dit-on – 16.000 dossiers, et quels dossiers !

Ces dossiers sont les bornes du chemin de la vie des Cours et Tribunaux de 1915 à 1967.

Les noms de Louis Aragon, d'Abel Gance, de Sacha Guitry, d'André Malraux, de Georges Simenon, de Picasso ou des éditeurs Grasset, Gallimard et Pauvert étincellent dans l'histoire et sont inscrits sur ses cotes de plaidoirie.

Faut-il dire aussi qu'il plaida pour Violette Nozière et pour René Hardy… ?

L'histoire couvre maintenant d'un peu de poussière ces noms qui étaient à la première page des journaux lorsque Maurice Garçon étaient à leurs côtés.

Faire acquitter deux fois René Hardy constitue un prodige unique dans les annales judiciaires.

On trouvera ici les 43 cahiers où Maurice Garçon a consigné de sa main, chaque soir, les événements dont il était le témoin ou l'acteur.

Lorsque sa fille fut souffrante, il lui écrira chaque jour une lettre manuscrite – celle présentée est en latin !

On verra aussi que Maurice Garçon s'intéressait à la littérature ésotérique et à la sorcellerie. Sur son épée d'académicien figurent une sorcière, chevauchant son balai, et un diable.

On verra également qu'il avait un vrai talent pour dessiner et peindre puisque, pendant les audiences, il prenait plaisir à croquer avec une petite boîte d'aquarelle les traits d'un accusé, d'un témoin ou d'un juge.

Né au hasard de l'affectation de son père à la Faculté de droit de Lille, Maurice Garçon avait par ailleurs une passion pour Ligugé où se trouve le domaine de Montplaisir, petit château qu'il acquit et où il passait ses vacances et donnait des fêtes.

On verra des photos, de cette maison de Ligugé. Et, bien sûr, les livres dont il est l'auteur et qui étaient dans sa bibliothèque. Et aussi sa baguette de magicien remise par l'Association des Prestidigitateurs de France.

Et encore le presse-papier du Bâtonnier Chaix d'Est Ange qui lui fut remis par un ami.

Je ne passe jamais rue de l'Éperon sans avoir une pensée pour ce confrère académicien dont la coiffure avec une raie au milieu rappelait furieusement les années 20, alors que les années 60 allaient s'achever.

Ici, dans un instant, vous allez partager, et le secret de l'hôtel particulier de la rue de l'Éperon, et les joies du château de Montplaisir.

Merci à vous, Madame, de nous avoir permis d'organiser cette exposition qui fait que, ce soir, c'est Maurice Garçon qui, au Musée du Barreau, accueille ses confrères.

Votre générosité par les prêts que vous avez consentis n'a d'égal que la profonde estime et la véritable affection que nous portons à votre père.

Vitrine Exposition Maurice Garçon - Musée du Barreau de Paris