Raymond Poincaré - Du Palais de Justice aux palais de la République (fr)

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Auteur : Ordre des Avocats de Paris - Yves Ozanam, Archiviste


Raymond Poincaré (1860-1934) est aujourd’hui une figure emblématique de la Troisième République. Il offre également l’exemple d’une double vie consacrée simultanément - et avec une égale réussite - au barreau et à la politique. Un simple rappel de son curriculum vitae, qui est aussi un cursus honorum, suffit pour se convaincre qu’il incarne au plus haut point la « République des avocats ».


Poincaré prête le serment d’avocat à vingt ans. Ce jeune homme ambitieux songe dès lors à se présenter au prestigieux concours d’éloquence de la conférence du stage, qui distingue chaque année douze lauréats, dénommés « secrétaires de la Conférence », promis le plus souvent à de belles carrières. Il n’affronte l’épreuve qu’après une longue et méticuleuse préparation et s’impose comme le premier secrétaire de la promotion 1882-1883 (le septième secrétaire n’est autre qu’Alexandre Millerand). Poincaré s’attire l’attention bienveillante du monde judiciaire en prononçant, lors de la rentrée du barreau, l’éloge de Jules Dufaure, avocat et homme politique, modèle de « républicain modéré » qui n’est pas pour déplaire à son panégyriste. Les portes s’ouvrent désormais devant ce jeune espoir du barreau. Il devient bientôt le collaborateur d’un illustre aîné, Henry Du Buit, futur bâtonnier de l’Ordre en 1891-1893. Parallèlement, il entame une carrière politique en 1886 comme chef de cabinet du ministre de l’Agriculture, Jules Develle (premier secrétaire de la Conférence en 1868-1869), et comme conseiller général de la Meuse, son département natal. Un an plus tard, ses électeurs en font leur député. Entré au Parlement à 27 ans, Poincaré intègre le gouvernement à 33 ans. Durant les années 1893-1895, il est trois fois ministre, à l’Instruction publique et aux Finances. En quelques années, il s’est révélé comme l’une des personnalités les plus brillantes de la nouvelle génération.


Poincaré n’oublie pas pour autant le barreau et se passionne pour son activité d’avocat. Pendant les crises répétées que traverse le pouvoir politique, confronté à l’affaire Dreyfus puis à la séparation des églises et de l’État, il reste en retrait et ne revient au gouvernement qu’en 1906, aux Finances et pour quelques mois seulement. Pendant toutes ces années, il s’impose au Palais comme un excellent civiliste et conquiert la notoriété avec une « cause célèbre » : en 1897, il défend avec succès la validité du testament d’Edmond de Goncourt et permet ainsi la fondation de l’Académie du même nom. Les clients ne cessent d’affluer dans son cabinet et Poincaré peut désormais se permettre de choisir de « belles affaires » qu’il résout le plus souvent avec succès. Dix ans après le procès Goncourt, il est élu en 1907 membre du Conseil de l’Ordre, ce qui constitue un précieux témoignage de reconnaissance par ses pairs. Deux ans plus tard, l’autorité qu’il a déployée tant à la tribune qu’à la barre favorise son élection à l’Académie française, où il est accueilli par l’historien Ernest Lavisse.


Tout paraît sourire à Poincaré, au point qu’il décide de se présenter à l’élection du bâtonnier de Paris, alors même qu’il est encore membre du Conseil de l’Ordre. Cette hâte, contraire aux usages, est mal considérée par une majorité d’avocats, qui préfèrent élire Fernand Labori, l’ancien défenseur de Zola et de Dreyfus. Poincaré sera durablement marqué par ce qui constitue l’un des rares échecs de sa carrière. Mais il se trouve ainsi disponible pour un retour au premier plan en politique. Depuis 1887, les électeurs de la Meuse n’ont cessé de lui renouveler leur confiance. D’abord député, il est, depuis 1903, sénateur de son département. Dans les débats parlementaires, il préconise une politique de fermeté vis-à-vis de l’Allemagne. En 1912, il est invité par le président Fallières à former le gouvernement. Il y cumule la présidence du Conseil des ministres et le ministère des Affaires étrangères. L’année suivante, il quitte Matignon pour l’Élysée. Il sera président de la République de 1913 à 1920. S’il est contraint de laisser la direction des opérations aux chefs militaires et aux présidents du conseil successifs, il n’en joue pas moins, à la tête de l’État, un rôle important dans l’éclatement, le déroulement et la conclusion de la Première guerre mondiale.


Tout au long de son septennat, Poincaré est resté en étroites relations avec ses confrères du barreau. Ces derniers lui ont offert un banquet mémorable lors de son entrée à l’Élysée et célèbrent en 1920 celui qui « a bien mérité de la patrie ». L’année suivante, Poincaré est réélu membre du Conseil de l’Ordre. Un an plus tard, il accepte de présider l’association des anciens secrétaires de la conférence alors même que son confrère et ami, Alexandre Millerand, devenu président de la République, vient de lui demander de composer le gouvernement. En 1923, le Bâtonnier de l’Ordre salue, lors d’une séance du Conseil de l’Ordre, la politique menée par le chef du gouvernement, qui assiste à la séance en qualité de membre du Conseil ! En 1926, Poincaré est de nouveau invité à constituer un ministère. Ses responsabilités gouvernementales l’éloignent alors du Palais de justice, mais ses liens avec le barreau n’en demeurent pas moins très étroits. Peu après avoir renoncé à ses fonctions politiques pour raisons de santé, il est élu Bâtonnier par les avocats parisiens, mais doit renoncer, sur l’injonction de ses médecins, à remplir son mandat (1931).


Lorsque Poincaré meurt en 1934, la République affronte une grave crise politique et judiciaire. Toute une France qui lui était chère, républicaine, patriote et préférant la modération aux extrêmes de tous bords, disparaît en quelque sorte avec lui. Régulièrement critiqué de son vivant, il va bientôt faire l’objet d’un procès posthume. Ses détracteurs lui reprochent d’avoir été un nationaliste et un belliciste (« Poincaré la Guerre »). Ses qualités de rigueur et de probité, particulièrement mises en évidence par sa politique de redressement du franc (1926-1929) ont été souvent réduites par ses adversaires à une gestion de « bon père de famille », apte à tenir la maison en ordre, sans être capable pour autant d’en concevoir le réaménagement. De même, sa politique de fermeté visant à « faire payer » l’Allemagne, quitte à occuper la Ruhr (1923), a souvent été comparée à l’obstination d’un juriste opérant un recouvrement de créance mais sans souci des conséquences… Avec le temps, les jugements sur Poincaré sont devenus moins passionnés et plus nuancés. Toujours est-il qu’il n’était pas l’homme d’un parti ou d’une doctrine et qu’il n’a pas laissé d’héritier en politique.


Poincaré ne serait-il donc plus aujourd’hui qu’une figure du passé, figée telle une statue dans notre mémoire collective ? Ce serait le juger bien sommairement et négliger ce qui fait l’originalité de l’homme d’État et de l’avocat. Pour s’en tenir à ce dernier, Poincaré retient l’attention par une pratique professionnelle qui porte le sceau de sa personnalité. Son dossier de plaidoirie dans l’affaire Birkhan, aujourd’hui centenaire, en constitue un bon exemple : rien n’est improvisé, tout est rédigé à l’avance jusque dans les moindres détails. La comparaison des notes de travail et de la sténographie des débats permet de constater que l’intervention orale de Poincaré reproduit presque mot à mot la préparation manuscrite. Nous sommes loin ici des effets de manche et des envolées oratoires censées caractériser les ténors du barreau. Sans doute a-t-on recours plus facilement à l’improvisation en matière pénale. Poincaré est pour sa part un civiliste, un « avocat d’affaires ». Il cherche moins à impressionner l’auditoire par une forme spectaculaire qu’à le convaincre sur le fond par un exposé des faits clair et précis, suivi d’une démonstration rigoureuse et logique, à l’issue de laquelle aucune discussion ne paraît plus possible.


Après avoir été collaborateur d’un grand avocat, Poincaré a fait travailler à son tour plusieurs jeunes confrères, dont certains ont connu ensuite la notoriété : Fernand Payen a été Bâtonnier et Léon Bérard a été ministre et membre de l’Académie française. Poincaré confiait à ses collaborateurs une affaire à étudier et leur laissait toute latitude pour préparer le dossier. Lorsque la date fixée pour l’audience approchait, Poincaré se concertait avec le collaborateur avant de recevoir le client. Le jour de la plaidoirie, le jeune avocat pouvait apprécier à l’audience l’usage que le « patron » avait fait de son travail. Il arrivait aussi que l’affaire soit résolue en dehors des prétoires, à la faveur d’une transaction. Un tel mode opératoire a toujours ses adeptes aujourd’hui. Sans doute les grands civilistes n’écrivent-ils plus leurs plaidoiries in extenso ; la collaboration d’un jeune avocat avec un patron prend désormais la forme d’un contrat, règle totalement inconnue de la Troisième République. Cependant, le style même de Poincaré, tout de clarté et de précision, ni brillant ni bruyant, n’apparaît pas aujourd’hui révolu. Sa plaidoirie de 1910 illustre à sa manière une tradition professionnelle, discrète et efficace, qui est toujours pertinente.


Voir aussi

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