Rupture abusive des relations contractuelles entre sociétés (fr)

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Auteur : Murielle Cahen,
Avocat au barreau de Paris
Publié le Février 2014 sur le blog de Me Murielle Cahen


Il est courant, dans les relations d’affaires, que des entreprises puissent être amenées à rompre plus ou moins brutalement les relations contractuelles avec un cocontractant défaillant ou fautif. Face à l’urgence de la situation, il arrive que ne soit pas respectées les dispositions législatives ou règlementaires relatives à la cessation de la relation contractuelle concernée. Ainsi, la rupture abusive ou brutale est souvent lourde de conséquences et suscite un vif débat contentieux. Comment caractériser une telle rupture abusive ? Même si elle n’apparaît pas clairement dans le Code civil, la liberté contractuelle constitue le principe fondateur du droit des contrats. Essentielle au bon développement des relations économiques, et plus largement à l’épanouissement des personnes, elle implique la liberté de contracter ou de ne pas contracter, mais également la liberté de choisir son cocontractant et de déterminer librement le contenu de l’accord dans le respect des règles impératives. Ainsi, ce principe permet de présumer du libre choix que chacun dispose, tant au stade de la formation, qu’au stade de l’exécution et de la rupture du contrat.

La faculté de changer librement de partenaire est nécessaire au bon fonctionnement d’une économie de marché et constitue un aspect fondamental de la liberté économique ainsi que du principe de libre concurrence. Il est cependant impérial que la rupture du contrat s’effectue dans les règles de lart, car quand bien même le cocontractant se sait fautif ou défaillant dans ses obligations, il peut solliciter des dommages et intérêts pour rupture irrégulière et/ou brutale des relations contractuelles.

Le droit, en dehors des cas spéciaux, n’indemnise pas le professionnel du fait même de la cessation des relations contractuelles, il considère qu’il faut un cas de brutalité dans la rupture ou d’abus de droit liés aux circonstances de la rupture. En effet, l’exercice de la rupture dans le cadre des relations d’affaires signifie souvent la perte d’une partie substantielle de la clientèle ou des débouchés du cocontractant (exemple : contrat de franchise , de concession , et est donc lourde d’enjeux économiques et sociaux.

Ainsi, lorsque l’on est en présence d’un contrat entre les parties, on distingue selon qu’il s’agit d’un contrat à durée déterminée ou d’un contrat à durée indéterminée.

Dans la première hypothèse, le non-renouvellement en l’absence de clause de tacite reconduction peut s’exercer sans préavis. Dans la seconde hypothèse, afin de rompre le contrat en dehors de toute notion de faute ou de violation par l’une des parties, il faut respecter le préavis contractuel s’il a été prévu, et dans le cas contraire, un préavis raisonnable. Ainsi, ce contrat peut faire l’objet par chacune des parties d’une résiliation unilatérale afin d’éviter que cette obligation ne se mue en un engagement perpétuel. Pendant longtemps, la brutalité de la rupture s’appréciait exclusivement à l’aune du droit commun des contrats (articles 1134 et 1147 du Code civil ). Dorénavant, depuis la loi Galland du 1er juillet 1996, l’article article L.442-6-I-5° du Code du commerce permet de sanctionner toute rupture brutale réalisée sans préavis d’une durée suffisante.

Cet article vise les relations contractuelles mais également tous types de rapports commerciaux, même en l’absence de tout contrat écrit.


I- La notion de rupture abusive des relations contractuelles entre sociétés

Si le droit français prohibe les relations commerciales perpétuelles, il sanctionne également sévèrement l’arrêt brutal (B) de relations commerciales établies (A), que cet arrêt soit partiel ou total, sans préavis raisonnable et suffisant pour que l’entreprise victime de la cessation puisse se réorganiser afin de trouver de nouveaux débouchés.

A) Le champ d’application matériel : des relations commerciales établies

L’article article L.442-6-I-5° du Code du commerce énumère expressément et de manière exhaustive les auteurs potentiels de la rupture : « tout producteur, commerçant, industriel, ou personne immatriculée au répertoire des métiers ».

Sont ainsi visées des personnes relevant de catégories juridiques différentes : d’une part les commerçants et personnes immatriculées au registre des métiers et d’autre part les personnes non appréhendées juridiquement telles que les producteurs et industriels. Est donc admis comme auteur de la rupture un professionnel qui exerce une activité dans la sphère concurrentielle (Cass. com., 14 septembre 2010 n°09-14322).

De plus, s’agissant de la victime de la rupture, la loi n’en donne aucune définition. Ainsi, peuvent avoir potentiellement la qualité de victime tous agents économiques ayant entretenus des relations d’affaires (peu importe l’objet et la nature de l’activité exercée) avec l’une des personnes précitées par le texte de loi. La seule exigence concernant la victime est qu’elle soit partie à une relation d’affaire, ce qui écarte nécessairement les relations entre professionnels et consommateurs.

Pour que la relation commerciale soit considérée comme établie, les juges prennent en compte la durée totale de la relation, peu importe le cadre juridique dans lequel elle a pu s’inscrire. Ainsi, l’exécution d’un contrat de prestation unique exclut la stabilité des relations des parties.

Compte tenu de sa brièveté et de son caractère éphémère, une telle relation ne peut être considérée comme une relation commerciale établie au sens de l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce. A l’inverse, un arrêt de la Cour d’appel de Lyon (CA Lyon, 3ème ch., 30 mars 2012 n°10-08597) a considéré que l’existence du contrat de distribution entre deux sociétés commerciales ne laissait planer aucun doute quant à l’existence de relations commerciales établies.

La Cour de cassation a défini en 2008 ce qu’elle entendait par cette notion : une relation commerciale entre les parties qui revêt avec la rupture un « caractère suivi, stable et habituel ». L’existence d’un contrat dont l’échéance est postérieure à la date de la rupture est un indicateur essentiel. Le droit des obligations relatif à la rupture des relations contractuelles est donc légitimement exclu au profit du régime spécial issu du Code de commerce.

B) La condition d’application : la brutalité de la rupture

Depuis la loi du 1er juillet 1996, larticle article L.442-6-I-5° s'applique à la rupture totale, mais aussi à la rupture partielle des relations commerciales. Si la rupture totale se traduit souvent par une cessation pure et simple de la relation contractuelle (résiliation ou non-renouvellement dun contrat), la rupture partielle peut revêtir de nombreuses formes telles qu’un changement d’organisation dans le mode de distribution d’un fournisseur ou une réduction significative des relations d’affaires.

Le fait de ne pas renouveler un contrat à durée déterminée peut constituer une rupture des relations commerciales dès lors que dans la mesure où plusieurs contrats se succèdent, le cocontractant pouvait légitimement croire à la poursuite de ces renouvellements (exemple : CA Paris, 14 décembre 2005, nº 04-24526).

En principe, la résiliation unilatérale d’un contrat à durée indéterminée peut intervenir à tout moment, sauf mauvaise foi. Or, l’auteur de la rupture est tenu d’accorder à son cocontractant un préavis suffisant avant la cessation des relations. La durée de ce préavis sera fonction du temps écoulé depuis la conclusion du contrat, et ce, afin de permettre à l’autre partie de se réorganiser (CA Paris, 20 décembre 2007, n°06-1841).

Le délai ne va commencer à courir qu’à partir de l’envoi d’un écrit, puisque le texte exige un préavis écrit. Si le contrat ne prévoit pas de préavis, le délai peut être fixé dans un contrat-type ou un accord interprofessionnel et, à défaut, c’est à la partie de calculer elle-même la durée du préavis qu’elle entend soumettre. La partie à l’initiative de la rupture a tout intérêt à prendre d’autres facteurs en compte en plus de la durée des relations commerciales.

Ainsi, les magistrats ont recours de plus en plus souvent à d’autres éléments tels que le domaine professionnel, l’importance financière de la relation commerciale, les possibilités de reconversion, l’existence d’un accord d’exclusivité, les investissements réalisés dans le cadre de la relation, l’état de dépendance économique de la victime. La loi ne prévoit que deux hypothèses où la résiliation peut intervenir sans préavis : l’inexécution par l’autre partie de ses obligations et la force majeure.


II- Le régime de la rupture abusive des relations contractuelles

La jurisprudence a été hésitante en la matière, mais elle a finalement tranché sur la nature de l’action de l’article article L.442-6-I-5° du Code de commerce : il s’agit d’une action en responsabilité délictuelle (A). Ainsi, ce droit spécial s’avère être une source d’insécurité juridique pour les entreprises, ceci étant essentiellement dû à l’imprévisibilité du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond (B).

A) Une responsabilité délictuelle

Par plusieurs arrêts, la Cour de cassation a tranché en faveur d’une responsabilité délictuelle, même lorsque l’on se trouve dans un cadre contractuel (Cass. com., 6 février 2007, n°03-20463 et Cass. com., 13 janvier 2009, nº 08-13971).

Elle admet que « le fait pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit…, engage la responsabilité délictuelle de son auteur ». Ainsi, la Cour de cassation autorise un cocontractant à exercer une action extra-contractuelle pour obtenir réparation du préjudice subi à l’occasion de l’exécution d’un contrat.

Ceci s’explique par le fait que l’indemnisation accordée à la victime d’une rupture brutale n’a pas vocation à réparer le dommage né de l’inexécution ou de la violation des obligations du contrat, mais celui lié au caractère brutal de la rupture.

En conséquence, la nature délictuelle de l’action conduit à rendre inefficaces des clauses contractuelles et notamment celles attributives de juridiction. Aux termes de l’article 46 du Nouveau Code de procédure civile, le demandeur peut saisir soit la juridiction du lieu où le défendeur a son domicile ou siège social, soit celle du lieu du fait dommageable, soit celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi.

La Cour de cassation (ch. com., 6 octobre 2005, n°03-20187) a jugé que lorsque le dommage équivaut à la cessation d’activité suite aux difficultés financières issues de la rupture brutale des relations commerciales, le lieu où il a été subi est celui où s’exerçait l’activité qui a pris fin et non le lieu où la décision de rupture a été prise. En ce qui concerne l’évaluation du préjudice, ce n’est pas la rupture en elle-même qui est sanctionnée, mais les circonstances qui l’entourent. Ainsi, la partie qui subit la rupture ne peut obtenir réparation que du préjudice entrainé par le caractère brutal de la rupture.

Cependant, en pratique, les juges accordent parfois des dommages et intérêts allant au-delà de la seule perte résultant directement de la brutalité de la cessation et tiennent compte de l’indemnisation des pertes annexes, des coûts dus à la désorganisation de l’activité ou à l’impossibilité de récupérer certains investissements et de la dépendance économique.

B) Source d’insécurité juridique

Le fait que le délai de préavis suffisant soit apprécié souverainement par les juges du fond est source d’insécurité juridique. En effet, il est très difficile de déterminer en fonction des circonstances quel délai peut être considéré comme le juste délai.

On peut effectuer une comparaison en matière de prix : s’il est très facile de dire quand un prix est manifestement excessif, il est beaucoup plus difficile de dire quel serait le prix le plus juste. Ainsi, les décisions prises par les juges du fond sont parfois très divergentes selon les situations.

Concernant un arrêt, le tribunal de première instance a pu juger que le délai de préavis raisonnable pour 9 ans de relations commerciales était de 2 ans alors que la Cour d’appel a considéré qu’il suffisait de 3 mois. Puisque ce pouvoir s’exerce à l’encontre de la volonté des parties on peut considérer qu’il s’agit d’un pouvoir exorbitant reconnu aux juges. Or, dans certaines décisions, l’article article L.442-6-I-5° semble être un moyen de suppléer une partie de l’absence d’indemnité de clientèle due aux distributeurs dont les contrats ont cessés. Afin d’éviter un risque trop élevé d’insécurité juridique et de garantir une certaine prévisibilité des entreprises, il serait intéressant de multiplier la signature d’accords interprofessionnels ou à défaut l’adoption des arrêtés ministériels définissant un délai minimum de préavis.


Sources :


Liens connexes :

  • Ouvrir un restaurant
  • Les droits politiques des associés d’une société
  • Clause d’agrément entre associés
  • Le fonds de commerce


Voir aussi

« Erreur d’expression : opérateur / inattendu. » n’est pas un nombre.