Dénaturer une œuvre (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Dalila Madjid, avocate au Barreau de Paris [1]
Février 2021




Etre propriétaire d’une œuvre de l’esprit ne dispense pas de respecter le droit moral de l’auteur.


Dénaturation d’une œuvre d’art et le droit moral de l’artiste

Dans l’ affaire emblématique dite Bernard Buffet, dans laquelle l’artiste Bernard Buffet peint une nature morte sur un réfrigérateur qui est vendu aux enchères. L’acquéreur de l’œuvre décide de découper les panneaux de l’appareil pour les revendre séparément. L’artiste fait opposition à la vente et sollicite des dommages et intérêts pour atteinte à son droit moral.


La Cour de cassation donne gain de cause à l’artiste aux motifs que : « le droit moral qui appartient à l’auteur d’une œuvre artistique donne à celui-ci la faculté de veiller, après sa divulgation au public, à ce que son œuvre ne soit pas dénaturée ou mutilée lorsque, comme en l’espèce, la Cour relève souverainement que l’œuvre d’art litigieuse, acquise en tant que telle, constituait une unité dans les sujets choisis et dans la matière et que par le découpage des panneaux du réfrigérateur, l’acquéreur l’avait mutilé » . (Cass. 1e civ. 6 juillet 1965)


La jurisprudence est constante en la matière et les juridictions françaises continuent de sanctionner, lorsqu’il y a atteinte au droit moral de l’artiste, qui est un droit au respect de l’intégrité de son œuvre.


En effet, il a été jugé que « travestir ou déguiser une œuvre d’art à l’occasion d’un événement sportif, en la revêtant d’un maillot d’un équipementier sportif sans accord de l’artiste, portait atteinte à ses droits d’auteur » (CA Paris 19 juin 2015 n°14/13108).


Aussi et de la même manière, les juges ont considéré que « le fait pour une personne publique de laisser « déguiser » ou « grimer » une sculpture portait atteinte au droit moral de l’artiste ». (TGI de Paris 13 mars 2015 n°13/07193)


Dernièrement, le Tribunal de grande instance de Nancy a rendu, le 6 décembre 2019, un jugement sur le fondement de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ». (TGI Nancy 6 déc. 2019 n°15/00699 A. Mila /Commune d’Hayange)


En 2001, l’artiste Alain Mila réalise pour la commune d’Hayange (Meurthe-et-Moselle) une œuvre intitulée « La Source de vie », cette fontaine créée sur la place publique « reflète à la fois l’identité industrielle de la commune (la métallurgie, les mines) et ses espoirs d’avenir qui repose en partie sur une eau de source de qualité ».


L’été 2014, la mairie FN repeint en bleu, l’œuvre, soit le bassin, le socle et l’œuf, sans obtenir préalablement l’accord de l’artiste. La mairie se justifie en affirmant que « cette action entre dans le cadre d’une opération générale visant à égayer la commune ».


Face à la dénaturation de son œuvre et conformément aux dispositions de l’article L. 331-1 al. 1er du Code de propriété intellectuelle, aux termes desquelles: « les actions civiles et les demandes relatives à la propriété littéraire et artistique, y compris lorsqu’elles portent également sur une question connexe de concurrence déloyale, sont exclusivement portées devant des tribunaux judiciaires (…) », l’artiste saisit le Juge judiciaire seul compétent pour faire respecter son droit moral.


Les juges ont tout d’abord rappeler que l’œuvre en question était une œuvre de l’esprit, conformément à l’alinéa 7 de l’article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle. Et que le fait pour la commune de « repeindre la sculpture constituait une violation du droit moral de l’auteur au respect de la qualité et de l’intégrité de son œuvre » . Les juges ont condamné la commune à des dommages et intérêts pour le préjudice qu’a subi l’artiste en raison de l’exposition de son œuvre dénaturée au public et ce d’autant plus que « la mise en peinture du socle et de l’œuf dans une couleur emblématique de l’orientation politique de la commune, à laquelle l’auteur n’entendait pas être associé, a été de nature à porter atteinte à la réputation de celui-ci ».


Par ailleurs, il convient de préciser que, selon une jurisprudence constante, le propriétaire peut modifier une œuvre lorsque ce changement est rendu strictement indispensable par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique (CAA Lyon, 20 juill. 2006, nº 02LY02163).


Le juge doit établir « un équilibre entre les prérogatives du droit d’auteur et celles du droit de propriété » afin d’apprécier la légitimité des travaux.


Dénaturation d’une œuvre architecturale et le droit moral de l’architecte

L’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, selon lequel l’auteur jouit du droit au respect de son œuvre, s’applique aussi aux œuvres architecturales lorsqu’elles sont originales.


La mise en œuvre de ce droit demeure, toutefois, délicate, en ce qu’une œuvre architecturale est aussi une œuvre utilitaire. Ainsi, il a déjà été jugé que : «La vocation utilitaire d’une œuvre architecturale interdit à l’architecte de prétendre à l’intangibilité absolue de son œuvre et justifie que soient apportées à celle-ci des modifications » . Les juges considèrent parfois que le droit moral des architectes est limité par le droit de propriété du maître d’ouvrage.


Par exemple, dans un récent arrêt, les juges ont estimé qu’il n’était pas établi que les modifications nécessaires apportées à un bâtiment utilitaire, étaient disproportionnés par rapport au but poursuivi. (Cass. 1e civ. 20 déc. 2017 n°16-13632 [2] )


Dans cet arrêt, un architecte, qui avait conçu et réalisé l’œuvre architecturale inaugurée en 1995, destinée à recevoir les collections du « Musée d’Arles antique », ayant constaté que le département des Bouches-du-Rhône avait fait entreprendre, sans son accord, des travaux d’extensions du bâtiment dans le dessin d’y exposer un bateau de commerce gallo-romain retrouvé dans le Rhône en 2004, a assigné le département pour voir ordonner la remise de l’état de l’œuvre et le versement de diverses sommes à titre de dommages et intérêts.


Ses demandes ont été rejetées aussi bien par les juges du fond que par la Cour de cassation aux motifs qu’:


« Il incombe à l’auteur d’établir l’existence de l’atteinte portée à ses droits, dont il demande la réparation ; l’arrêt énonce exactement que, si la vocation utilitaire d’un bâtiment commandé à un architecte interdit à celui-ci d’imposer une intangibilité absolue de son œuvre, il importe cependant, pour préserver l’équilibre entre les prérogatives de l’auteur et celles du propriétaire de l’œuvre architecturale, que les modifications apportées n’excédent pas ce qui est strictement nécessaire à l’adaptation de l’œuvre à des besoins nouveaux et ne soient pas disproportionnées au regard du but poursuivi ; il retient que la découverte de la barque datant de l’époque romaine déclarée « trésor national » ainsi que de sa cargaison, et la nécessité d’exposer cet ensemble dans le musée considéré, caractérisent l’existence d’un besoin nouveau qui, pour être satisfait, commandait la construction d’une extension, des lors que l’unité qui s’attachait au bâtiment muséal, excluait l’édification d’un bâtiment séparé ; qu’il relève que, bien que l’extension réalisée modifie la construction d’origine, elle reprend néanmoins les couleurs originelles, blanche des murs et bleue des façades, et qu’il n’est pas démontré qu’elle dénature l’harmonie de l’œuvre ».


La haute juridique précise que « la cour d’appel a déduit, sans inverser la charge de la preuve, que M. X. (l’architecte) n’établissait pas que ces modifications nécessaires, apportées à un bâtiment utilitaire, étaient disproportionnées par rapport au but poursuivi ».


En somme, en l’absence de preuve, par le propriétaire, du caractère indispensable des modifications, qui peuvent résulter « d’impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, ou encore être légitimées par les nécessités du service public » , l’atteinte au droit moral de l’auteur est constatée.


Dans le cadre d’une œuvre utilitaire, comme l’œuvre architecturale, les juges vont plutôt rechercher un « équilibre entre les prérogatives de l’auteur et celles du propriétaire de l’œuvre architecturale » . La vocation utilitaire d’une œuvre ne prive pas non plus l’auteur de ses droits.