Divorce, appréciation de la prestation compensatoire et jouissance gratuite

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Laurence Mayer, avocat au barreau de Paris [1]
Juin 2022



La jouissance gratuite du domicile conjugal accordée à l’épouse au titre du devoir de secours ne peut pas être pris en compte pour apprécier l’existence d’une disparité créée par le divorce donnant lieu à une prestation compensatoire.

  • Cour de cassation, 1ère Chambre civile, 13 avril 2022, pourvoi n°20-22.807 [2]


Dans un arrêt du 13 avril 2022, la première chambre civile de la Cour de cassation a considéré que la jouissance gratuite du domicile conjugal accordée à l’épouse au titre du devoir de secours ne pouvait pas être pris en compte pour apprécier l’existence d’une prestation compensatoire.

En l’espèce, la jouissance gratuite du domicile conjugal avait été accordé à l’épouse au titre du devoir de secours par une ordonnance de non-conciliation en date du 27 novembre 2017. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 22 septembre 2020 a rejeté la demande de prestation compensatoire formée par l’épouse au motif que celle-ci bénéficiait de la jouissance gratuite de l’ancien domicile conjugal depuis près de 7 ans. L’épouse a alors formé un pourvoi en cassation, faisant grief à l’arrêt de la Cour d’appel de rejeter sa demande de prestation compensatoire. L’épouse soulevait le moyen selon lequel le juge fixe la prestation compensatoire en tenant compte de la situation des époux au moment du divorce conformément à l’article 270 du Code civil et qu’il ne peut donc pas prendre en considération l’avantage constitué par la jouissance gratuite du domicile conjugal accordé au titre du devoir de secours.

L’avantage constitué par la jouissance gratuite du domicile conjugal accordée à l’épouse au titre du devoir de secours peut-il être pris en compte pour apprécier l’existence d’une disparité créée par le divorce donnant lieu à une prestation compensatoire ?

A cette question, la Cour de cassation répond par la négative. La Haute juridiction casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel du 22 septembre 2020 en ce qu’il rejette la demande de prestation compensatoire de l’épouse.

La Cour de cassation considère en effet que la prestation compensatoire est destinée à compenser la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives des époux et qu’ainsi, l’avantage constitué par la jouissance gratuite du domicile conjugal accordée à l’épouse au titre du devoir de secours ne peut être pris en considération dans l’appréciation de cette éventuelle disparité.

La distinction entre prestation compensatoire et devoir de secours est très importante pour la Haute juridiction (I), c’est pourquoi elle rappelle ici une solution jurisprudentielle constante (II).

La distinction importante entre prestation compensatoire et devoir de secours

Le fondement du devoir de secours est l’article 212 du Code civil qui dispose que « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance ». Le devoir de secours peut se définir comme un devoir de solidarité matérielle entre époux.

Ainsi, si l’un des époux se trouve en difficulté financière, l’autre époux est solidaire et doit lui apporter l’aide nécessaire. Si ce devoir de secours s’impose de manière naturelle pendant la vie de couple des époux, elle l’est beaucoup moins lorsque les époux sont séparés ou en procédure de divorce.

Dans ce cas, le juge peut fixer une pension alimentaire à l’un des époux ou lui attribuer la jouissance gratuite du domicile au titre du devoir de secours dans le but de maintenir le niveau de vie de l’époux lésé financièrement par le divorce. En somme, le devoir de secours est une obligation qui s’applique durant le mariage. En effet, « le divorce met fin au devoir de secours entre époux », conformément à l’article 270 du Code civil.

Quant à la prestation compensatoire, elle se caractérise par le versement d’un capital, qui, selon l’article 270 du Code civil est « destiné à compenser, autant qu’il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respective des époux ».

Si le devoir de secours est obligatoire entre époux et s’applique à tout mariage, le versement d’une prestation compensatoire n’est pas systématique à toute rupture.

Pour accorder une prestation compensatoire, le juge prend en considération notamment la durée du mariage, l’âge et l’état de santé des époux, leur qualification et leur situation professionnelle, si l’un des époux a sacrifié sa carrière professionnelle pour l’éducation des enfant ou pour favoriser la carrière de son conjoint, le patrimoine estimé ou prévisible des époux après la liquidation du régime matrimonial, leurs droits existants et prévisibles ainsi que leur situation respective en matière de retraite.

L’attribution d’une pension alimentaire ou de la jouissance du domicile conjugal au titre du devoir de secours ne figure pas parmi les éléments que le juge doit prendre en considération pour fixer une prestation compensatoire.

Par conséquent, il faut distinguer entre la fixation d’une pension alimentaire ou l’attribution du domicile conjugal au titre du devoir de secours qui peut être accordée par le juge lors de la rupture de la vie commune, donc dans le cadre de la fixation des mesures provisoires, et l’attribution d’une prestation compensatoire, accordée par le juge lors de la rupture du mariage, donc dans le cadre du jugement de divorce.

En l’espèce, c’est la raison pour laquelle la Cour de cassation considère que la jouissance gratuite du domicile conjugal accordé à l’épouse au titre du devoir de secours ne peut pas être prise en considération pour apprécier l’existence d’une prestation compensatoire, quand bien même elle aurait bénéficié de cette jouissance pendant 7 ans.

Une solution jurisprudentielle constante mais faisant l’objet d’une résistance

Cette solution jurisprudentielle n’est pas nouvelle. Dans un arrêt du 15 février 2012, pourvoi n°11-14.187, la Cour de cassation avait déjà considéré « qu'en prenant en considération l'avantage constitué par le loyer perçu au titre du devoir de secours, pendant la durée de l'instance, pour se prononcer sur l'existence d'une disparité dans les conditions de vie respectives des époux, créée par la rupture du mariage, la cour d'appel a violé les articles 270 et 271 du Code civil ».

Même si la jurisprudence est établie en ce qui concerne la prise en considération du devoir de secours pour l’appréciation de l’existence d’un avantage constitué par la jouissance gratuite du domicile conjugal accordée à l’épouse au titre du devoir de secours peut-il être pris en compte pour apprécier l’existence d’une disparité créée par le divorce donnant lieu à une prestation compensatoire ?, le nombre de décisions rendues par la Cour de cassation témoignent d’une résistance des juges du fond à appliquer cette jurisprudence.

En effet, tant en matière de jouissance gratuite du domicile au titre du devoir de secours qu’en matière de pension alimentaire versée au titre du devoir de secours, les juges du fond considèrent souvent que le montant de la prestation compensatoire peut être diminué si le débiteur de celle-ci prouve qu’il s’est déjà acquitté d’une somme importante au titre du devoir de secours (cass. Civ. 1ère, 30 janv. 2019, n°18-13.715 ; cass. Civ. 1ère, 29 nov. 2017, n°16-26.726 ; cass. Civ. 1ère, 3 avril 2019, n°18-13.631).

Or, si cette solution peut conduire les parties et leurs conseils à user de stratégies procédurales pour faire durer le versement du devoir de secours, les décisions qui découlent d’une résistance des juges du fond sont systématiquement cassées et annulées devant la Cour de cassation.