Existait-il un droit à l'erreur dans l'affaire de Panama ? Plaidoirie de Bâtonnier Henri Barboux pour Ferdinand et Charles de Lesseps (1893) (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Ordre des Avocats de Paris - Yves Ozanam, Archiviste


L’échec retentissant de la compagnie du canal interocéanique de Panama demeure l’un des plus grands scandales financiers figurant dans les annales judiciaires françaises. Ferdinand de Lesseps (1805-1894) bénéficiait d’un prestige considérable pour avoir réalisé le canal de Suez, inauguré en 1869. Dix ans plus tard, il décide d’entreprendre, à l’âge de 74 ans, le percement du canal de Panama. Des problèmes de financement ont tôt fait d’apparaître. La compagnie du canal de Panama lance d’importantes campagnes de souscription d’actions, mais les travaux se révèlent bien vite beaucoup plus onéreux que prévu. Pour lever de nouveaux fonds, la compagnie prétend émettre des valeurs à lots (remboursables par tirage au sort), ce qui nécessite un accord du législateur. Les pouvoirs publics se montrent réservés. Les administrateurs font alors appel à des hommes d’affaires peu scrupuleux pour rallier à leur cause des journalistes et certaines personnalités du pouvoir exécutif et législatif. Des sommes considérables sont dépensées pour obtenir les soutiens recherchés. En 1888, après bien des péripéties, une loi autorise la compagnie du canal de Panama à émettre des obligations à lots, mais, en dépit d’une intense campagne de publicité, la compagnie ne parvient pas à réunir les fonds espérés et doit cesser ses paiements à la fin de l’année. Elle est bientôt dissoute et mise en liquidation, tandis que les travaux du canal sont abandonnés.


Les actionnaires, qui avaient englouti près d’un milliard et demi de francs dans l’aventure, portent plainte et demandent justice avec de plus en plus d’insistance. C’est seulement en 1891 qu’une information judiciaire est ouverte contre Ferdinand de Lesseps, président du conseil d’administration de la compagnie, et les principaux administrateurs. Face aux lenteurs de l’instruction, des accusations de corruption de parlementaires finissent pas voir le jour dans la presse, provoquant l’émotion que l’on devine dans le monde politique. Au début de 1893, cinq responsables de la compagnie comparaissent en correctionnelle pour escroquerie et abus de confiance : Ferdinand de Lesseps et son fils Charles, mais aussi l’ingénieur Gustave Eiffel (rendu célèbre par sa tour, inaugurée quatre ans auparavant) et les administrateurs Fontane et Cottu. Leur procès débute le 10 janvier 1893 devant la première chambre de la Cour d’appel de Paris, qui juge correctionnellement les prévenus, en raison de la qualité de grand officier de la Légion d’honneur de Ferdinand de Lesseps. Ce dernier, déjà gravement atteint par la maladie qui va l’emporter l’année suivante, est défaillant. Son fils Charles (1849-1923) est en revanche bien présent. L’avocat des Lesseps père et fils est une grande figure du barreau quelque peu oubliée aujourd’hui, Henri Barboux.


Henri Barboux (1834-1910) rêvait à l’origine d’être polytechnicien, mais s’est finalement tourné vers le droit et vers le barreau pour ne pas prêter serment de fidélité à Napoléon III. Il détestait en effet l’Empereur qui avait fait interner son père, républicain déclaré, après le coup d’État du 2 décembre. Devenu avocat au barreau de Paris en 1859, Barboux s’était progressivement imposé au Palais, comme l’attestait son cursus honorum : il avait été premier secrétaire de la Conférence de l’année 1860-1861 (c’est-à-dire lauréat du concours d’éloquence des avocats stagiaires) puis membre de la société de législation comparée (à partir de 1869) avant d’être élu membre du Conseil de l’Ordre en 1874 et peu après Bâtonnier (1880-1882). Contrairement à bon nombre d’avocats de sa génération, il n’était pas désireux de se lancer dans une carrière politique, mais n’en exerçait pas moins une indéniable influence chez les républicains modérés, par le biais de l’Union libérale républicaine, association dont il était le président depuis sa création en 1889.


Au moment du procès de Panama, Barboux jouit donc d’une belle notoriété professionnelle. Ses plaidoiries sont réputées pour comporter, dans le cours de leur développement, des digressions brillantes et des considérations d’ordre général, qui contrastent de façon singulière avec l’exposé de la cause et la discussion proprement juridique. La défense des Lesseps ne fait pas exception à la règle. Au milieu des faits et des chiffres, présentés et analysés en détail, l’avocat glisse çà et là des effets de rhétorique qui ne sauraient passer inaperçus. Il s’agit avant tout de convaincre les juges que si les Lesseps ont pu commettre des erreurs, celles-ci obéissaient à une noble ambition et ne doivent pas être assimilées à des délits. Quelques extraits du discours de l’avocat, dont la plaidoirie a occupé quatre audiences, permettront d’apprécier son art oratoire.


Le ton est donné par la lecture d’une lettre de Goethe à Humboldt sur les perspectives susceptibles de résulter des percements des isthmes de Panama et de Suez. « Tous deux - note Barboux - appartenaient à cette race d’hommes supérieurs dont l’intelligence habite les sommets d’où l’on commence à apercevoir l’avenir de l’humanité ». Un peu plus loin, l’avocat salue l’initiative prise par Ferdinand de Lesseps en 1879 avec un lyrisme qui mérite d’être rapporté :

« Il s’agit de changer le commerce du monde, de rapprocher des peuples que trois mille lieues séparent, de modifier l’écorce terrestre, et, s’il m’est permis d’employer une expression semblable, de faire des retouches à l’œuvre de Dieu ! Aussi, voyez comme ils s’enflamment ! Oh ! la foi a changé d’objet ; les croisés comptaient autrefois sur la protection miraculeuse du ciel, les savants d’aujourd’hui s’en fient à l’infaillibilité de la science. La foi a changé d’objet, mais c’est toujours la foi, avec ses mouvements superbes qui élèvent l’homme au-dessus de lui-même, en lui cachant, hélas ! les forces véritables de cet invincible ennemi qui s’appelle la nature et vend si cher à l’humanité les triomphes qu’elle remporte sur lui. Belles chimères ! dit Monsieur l’Avocat général, mais voyez donc ce qu’elles ont coûté ! Vous avez raison, Monsieur l’Avocat général. Les croisades étaient une chimère, la campagne d’Égypte était une chimère, car vous appelez chimère toutes les grandes aventures qui n’ont pas réussi. Mais voyez-vous, l’humanité ne peut point encore se passer de ces chimères-là. »


Lorsqu’il aborde le problème des sommes que Charles de Lesseps a versées à des personnalités influentes, dont l’ancien ministre des travaux publics, Charles Baïhaut, Barboux affirme que son client n’était pas coupable, mais victime d’extorsions. Il use pour ce faire d’images évocatrices : « Comment ! Messieurs, lorsque le capitaine d’un navire richement chargé rencontre en mer un pirate et qu’il lui paie tribut, il commet un abus de confiance au préjudice de l’armateur qui lui a confié la cargaison ! […] Lorsque le chef d’une caravane qui traverse l’Afrique est contraint de payer l’escorte que lui imposent les Arabes du désert, il commet un abus de confiance au préjudice des négociants qui lui ont confié leurs marchandises ! Non, Messieurs, il est impossible qu’on voie un abus de confiance dans l’acte de celui qui est victime de telles exactions. »


La belle éloquence de Barboux ne peut empêcher la condamnation des Lesseps père et fils à cinq années d’emprisonnement (9 février 1893). L’arrêt est cassé sans renvoi pour prescription des délits. Charles de Lesseps comparaît peu après devant la cour d’assises pour corruption, avec à ses côtés, entre autres, l’ancien ministre Baïhaut. Ce dernier, qui reconnaît les faits, est condamné à cinq ans de prison et Charles de Lesseps, de nouveau défendu par Barboux, à un an (mars 1893). Beaucoup d’autres personnes poursuivies, dont plusieurs parlementaires, échappent aux condamnations, faute de preuves et d’aveux. Par la suite, d’autres procès concernent encore l’affaire de Panama, au travers d’individus ayant joué le rôle d’intermédiaires entre la compagnie et des personnalités influentes. C’est notamment le cas pour l’agent d’affaires Arton. Mais son procès et celui de ses coaccusés se termine en 1897 par une série d’acquittements. Le scandale de Panama va quitter la scène judiciaire sans jamais avoir été résolu, provoquant un ressentiment durable d’une bonne part de l’opinion à l’égard des milieux dirigeants. Les seuls bénéficiaires de ce désastre seront, d’une façon indirecte, les Etats-Unis, qui mèneront à bien les travaux du canal, inauguré en 1914.

Des années plus tard, Henri Barboux connaît la consécration tardive de sa carrière par son élection à l’Académie française en 1907, trois ans avant son décès. Avec lui, c’est une forme déjà surannée d’éloquence judiciaire qui est célébrée. Barboux considérait qu’une plaidoirie devait être aussi belle qu’utile et il en soignait amoureusement la forme, aidé en cela par une culture générale des plus étendue qu’il prenait plaisir à enrichir inlassablement par ses lectures et ses voyages. Il serait injuste toutefois de réduire le défenseur des Lesseps à un « beau parleur » d’une époque révolue. En bon avocat d’affaires, Barboux savait renoncer à une plaidoirie au profit d’une transaction réussie. Par son choix d’être avocat et seulement avocat, par le souci qu’il a toujours manifesté d’approfondir sa culture juridique avec d’autres juristes, au sein notamment de la société de législation comparée et de la société d’études législatives (qu’il a toutes deux présidées), il a contribué à renforcer le mouvement de la professionnalisation du barreau, dont certains membres passaient alors pour être quelque peu « dilettantes ». Barboux apparaît ainsi à la fois comme un « ancien » et un « moderne ». Mais cette double dimension n’est-elle pas caractéristique de bien des avocats ?


Voir aussi

« Erreur d’expression : opérateur / inattendu. » n’est pas un nombre.