Faire du legal design avec des mots: la mort du talent littéraire de l'avocat ?

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.


Romain Hazebroucq
Fondateur de RHVisuels, agence de Legal Practice Management
Responsable pédagogique du LAB EFB 24 mars 2022

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Faire du legal design avec des mots: la mort du talent littéraire de l'avocat ?


“La qualité de la plume de l’avocat, on s’en fout”...

On est en 2019, à l’EFB, ils sont 60 élèves-avocats. Il est 21h, ils sont mous, je les comprends. Ça fait une heure qu’on est lancés dans cet atelier d’introduction au legal design et je cabotine pour compenser. J’ai quand même noté cet élève-avocat au premier rang. Il trépigne dans son costume cravate : ça l’exaspère d’être pris en

otage par un type (un type même plus avocat) qui prend le contre-pied de toutes les idées qu’il a sur la profession et son exercice. J’attaque la rédaction des consultations. C’est “aberrant” d’ouvrir un document Word et de se mettre à écrire des mots dedans. Rédiger du droit, c’est monter un tableau et le remplir case par case, c’est une mécanique. Il tacle :

Lui - “Monsieur ! Avec vos méthodes, elle devient quoi la valeur de la parole de l’avocat ? La qualité de sa plume ? Ça devient un travail purement administratif !”

Quand on vous attaque devant une audience, votre réponse (quel que soit son contenu) doit impérativement commencer par ces mots : “Je comprends votre remarque...”.

Moi - “Vous savez, la qualité de la plume de l’avocat, on s’en fout...”

En même temps, il était tard...

Le droit n’est pas une discipline “littéraire”

On est en 2022, je considère plus que jamais que rédiger du droit est un exercice technique, pas littéraire. Je vais tenter d’expliquer ce que j’entends.

Le droit, c’est écrire des mots, certes. On a tous l’image en tête de ces grandes plaidoiries bien enlevées qu’on compile dans des ouvrages.

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Toutefois, ce n’est pas parce qu’on écrit des mots qu’on fait un travail littéraire. En effet, un document littéraire a pour objectif de vous captiver pour vous amener à la lire intégralement. Or beaucoup de supports écrits ont l’objectif inverse: que vous trouviez l’information dont vous aviez besoin en ayant à en lire le moins possible (comme les modes d’emploi par exemple). Je les appelle les documents techniques.

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Par exemple, quand nous décrivons les recherches que nous avons réalisées, ce n’est pas pour que le client les lise. C’est, si jamais il devait engager notre responsabilité, pour montrer que le conseil donné découlait d’une méthode solide. Ces passages doivent figurer, ils ne doivent pas pour autant être lus.

A ce titre, et contrairement à une idée reçue, il est vain de vouloir faire court. Certes, c’est toujours mieux que “pisser des mots” (comme les développeurs disent “pisser du code”). Il demeure qu’écrire un propos court, c’est continuer de souhaiter secrètement qu’on nous lise en entier. C’est cette idée qu’il faut abandonner. Je vous renvoie au style cinglant de l’avocat et typographe Matthew Butterick à ce sujet :

“Écrire comme si vous disposiez de l’attention illimitée de votre lecteur est présomptueux car les lecteurs ne sont pas là pour vous faire ce plaisir. Lire vos écrits n’est pas leur hobby. C’est leur job. Et leur job implique de prêter attention à beaucoup d’autres écrits qu’aux vôtres...”

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L’effet “catalogue Ikea”

Si je vous tend un catalogue Ikea de 300 pages, avec pour tâche de me trouver 3 bureaux à moins de 350 euros et moins de 1m50 de long, vous me prenez le catalogue des mains, et me promettez un retour dans 10 min. Vous ne bronchez même pas. Mais si je vous donne ma consultation de 5 pages, avec pour mission de me faire un retour avec vos observations, vous allez rechigner à entrer dedans. Dans 24h, vous me rappellerez. Qu’est-ce qu’il faut que je comprenne ? Et c’est parti pour l’explication de texte.

Pourquoi cette différence dans l’accueil de ces deux documents? Vous pensez que c’est lié à leur sujet ? Léger pour le premier, rébarbatif pour l’autre? Je ne pense pas : c’est lié à la forme du document.

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Le catalogue (document technique) obéit à des codes et vous savez avant même de l’ouvrir comment vous allez l’utiliser. En effet, son contenu est balisé : visuels des produits, noms, prix, dimensions, détails, etc.

Concrètement, vous ouvrez 2 pages au hasard pour intégrer l’ordre et l’apparence de chacune de ces balises. Une fois votre cerveau éduqué : vous vous mettez à naviguer dans le reste du catalogue. Dès que vous ouvrez une page, votre regard cherche une seule info (”je suis dans les cuisines, je passe, je suis dans les chambres, c’est pas ça...”) puis saute à une autre catégorie d’information (”500 euros... 450 euros... 375 euros...”) et, enfin, descend dans le détail mais uniquement sur ce dont vous aviez besoin (”alors, quelles sont les dimensions de ce modèle ?...”).

En revanche, ma consultation (document littéraire) n’offre par elle-même aucun moyen d’anticiper la façon dont vous allez l’aborder. Ce que j’exige de vous en rédigeant ainsi, c’est que vous passiez par chacun des mots que j’ai écrits, jusqu’à la fin, pour comprendre ce que j’avais en tête. En effet, vous ne pourrez vous reposer sur aucun balisage identifiable et mes titres ne vous communiqueront aucune information utile (” A - Sur la qualification juridique de la relation contractuelle entre les parties”)...


Moralité : Un document technique propice à produire l’effet “catalogue Ikea”, il ne se rédige pas, il se construit.

Construire un document à coup de redondances

Comment faire un document que vous pourrez lire partiellement, dans le désordre, selon votre disponibilité ? Prenons cette question comme un problème d’ingénieur que nous chercherions à régler par le design de notre produit, c’est à dire la rédaction de notre document. En effet, il faut rappeler qu’on ne fait pas de legal design sur un document, mais à partir d’un problème à régler. Ici, on va faire du legal design avec des mots uniquement.

A ce titre, pour baliser un texte aussi efficacement qu’un catalogue, le maître mot c’est la redondance. Et cette redondance, on va la chercher à 4 niveaux : dans la structure de notre document, dans l’enchainement de nos paragraphes, dans l’enchainement de nos phrases et, enfin, dans l’emploi de nos mots.

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Redondance dans la structure de notre document. Nous devons habituer le lecteur à ce que chaque partie soit traitée avec un déroulement qui est le même. Avant de

rédiger, nous définissons une matrice, c’est à dire un nombre limité de catégories d’information. Chacun des paragraphes que nous écrirons relèvera de l’une de ces catégories.

Par exemple : Mon client veut savoir comment tenir une Assemblée générale ? Mon objectif est de le rendre autonome, ma consultation doit donc fonctionner comme un mode d’emploi. Je vais suivre un déroulement strictement temporel, avec des temps et, pour chacun de ces temps, j’aurai toujours le même traitement : Ce que vous devez préparer / Ce que vous devez faire / Exemples pratiques / Points d’attention / Fondements légaux / Outils et modèles à utiliser 

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Redondance dans l’enchainement de nos paragraphes. Un paragraphe doit systématiquement commencer par un connecteur logique, et il en existe 4 types qui permettent de construire n’importe quel raisonnement.

Le premier connecteur, c’est l’absence de connecteur. C’est le premier paragraphe qui suit un titre. Il pose une première idée et les autres paragraphes vont se chainer à lui à l’aide des 3 autres types de connecteurs.
Le deuxième connecteur, c’est la famille du “A ce titre”. On l’utilise quand un paragraphe abonde dans le sens du précédent, en renforce l’idée, l’approfondit ou en tire une conséquence.
Le troisième, c’est la famille du “Toutefois”. On l’utilise toutes les fois qu’un paragraphe s’oppose ou limite le précédent.
Enfin, le quatrième, c’est la famille des “Premièrement, deuxièmement, troisièmement...”. Quand un paragraphe se juxtapose au précédent.

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Si un paragraphe doit systématiquement commencer par un connecteur logique, on peut vouloir ajouter une dose de subtilité pour éviter les répétitions disgracieuses, une fois que, pour soi-même, on a identifié les connecteurs qui relient nos paragraphes entre eux, on va ensuite gommer les traits de constructions à l’aide de deux astuces.

Première astuce anti-répétition: choisir des synonymes au sein d’une même famille. Par exemple, pour la famille du “A ce titre”, on a aussi : “Dans ce cadre”, “En conséquence”, etc.

Deuxième astuce anti-répétition: quand on a épuisé les synonymes, on remplace le connecteur par une reprise.


Par exemple, deux paragraphes au-dessus, j’ai commencé par une reprise : “Si un paragraphe doit systématiquement commencer par un connecteur logique”. Cela m’a permis d’éviter d’avoir à employer un énième “toutefois”, avant de démarrer avec l’idée qui gouvernait ce paragraphe “on peut vouloir ajouter une dose de subtilité...”. Idée qui venait limiter l’idée du paragraphe plus haut.

Redondance dans l’enchainement de nos phrases à l’intérieur d’un paragraphe : utilisez pour tous vos paragraphes une structure sous-jacente : idée, explication, illustration.

Quasiment tous les paragraphes de cet article sont rédigés avec cette structure sous-jacente. Les premières phrases de mon paragraphe posent la conclusion à laquelle mon paragraphe veut arriver : l’idée. Les phrases qui suivent la démontrent, l’expliquent, la justifient. Je vous le signale en démarrant cette séquence par “en effet”. Les dernières phrases sont des illustrations que j’introduis avec “Par exemple”.

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Cette structure est systématique, mais parfois, pour certains paragraphes, vous cherchez en vain un “En effet” ou un “Par exemple”. Soit j’ai décidé que je n’avais pas besoin de l’un, de l’autre, voire des deux. Soit ils sont bien présents, mais j’ai rusé pour masquer les termes “En effet”, ou “Par exemple”.

C’est ce que je fais dans ce paragraphe d’ailleurs (en plus d’utiliser une reprise en lieu et place d’un connecteur). Vous ne trouvez ni “En effet”, ni “Par exemple”, mais il suit malgré tout la structure : idée, explication, illustration.

Enfin, redondance dans le choix de nos mots tout au long du document: je fais revenir sans cesse les mêmes expressions suivant ce qu’elles introduisent. En effet, parce qu’elles reviennent sans cesse, ces expressions deviennent davantage que des mots: elles deviennent des balises visuelles, comme les visuels d’un catalogue. Notre cerveau est cablé pour détecter les redondances (et s’alerter quand la redondance est rompue). C’est génial pour vous car votre lecteur “cherche” dans votre document, il est actif, il participe, il est dans le meilleur état cognitif pour le comprendre et intégrer l’info que vous lui donnez.

Par exemple, vous citez une référence de jurisprudence ? Introduisez-la systématiquement, disons, par “Ce que nous dit la jurisprudence :...”. Certes, c’est pas du Proust. Mais sans même utiliser de technique visuelle, l’oeil de votre destinataire capte que les phrases qui suivent parlent de sources de jurisprudence. Dans une première lecture, où il cherche à écumer vos idées, pas encore à savoir comment vous les démontrez, il sait qu’il peut sauter ces lignes. Il y reviendra plus tard, quand il le décidera, sur les points qui lui importe, anticipant ce qu’il y trouvera, le cerveau préparé.

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Il y a un talent littéraire à rédiger un document technique

Grâce aux quatre niveaux de redondance, vous faites évoluer votre “document” en véritable “outil”. Vous recherchez et obtenez l’effet “catalogue Ikea”. Votre destinataire ne vous appellera pas pour vous demander “en gros, qu’est-ce que je dois comprendre”.

Toutefois, voir la rédaction juridique comme une activité technique et non littéraire, est-ce appauvrir votre plume? Non, au contraire: quand votre énergie n’est plus consacrée à structurer l’information, vous pouvez la transférer entièrement sur le choix du bon mot, de la bonne expression, de la bonne image. Encore mieux : restreindre volontairement son style en abusant des redondances, en se reposant sur des recettes, c’est se donner l’occasion. . L’occasion de les trahir. . . Les trahir en sachant qu’on le fait. . . . Pour retenir l’attention. La vôtre.





Merci d’avoir lu cette Newsletter. Vous trouverez d’autres conseils sur la rédaction en recherchant “Langage juridique clair” sur Google. Certains legal designers s’en font une spécialité. Ci-dessous, deux documents que je trouve très riches sur le langage clair.

Guide des bonnes pratiques pour des documents administratifs clairs (Région Wallonie). Droits Quotidiens.png Guide des bonnes pratiques pacile à comprendre. Unapei..jpg