France, Diffamation, Condamnation d’un avocat, Droit à un procès équitable, Liberté d’expression de l’avocat: Arrêt de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (eu)
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Auteur : Délégation des Barreaux de France (Partenaire de la Grande Bibliothèque du Droit)
Date: Juillet 2015
Arrêt du 23 avril 2015, Morice c. France, requête no 29369/10 (PDF) Communique de Presse du Greffier de la Cour (PDF)
Mots clefs : Diffamation, Condamnation d’un avocat, Droit à un procès équitable, Liberté d’expression de l’avocat, Affaire du Juge Borrel
Saisie d’une requête dirigée contre la France, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour EDH ») a interprété les articles 6 §1 et 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme relatifs, respectivement, au droit à un procès équitable et à la liberté d’expression.
En octobre 1995, le juge Borrel a été retrouvé mort dans les environs de la ville de Djibouti. En novembre de la même année, une information judiciaire a été ouverte, qui a conclu au suicide du défunt. La veuve du magistrat, contestant cette thèse, s’est alors constituée partie civile et a déposé plainte pour assassinat. Une nouvelle information judiciaire a été ouverte et l’instruction a été confiée à deux magistrats du Tribunal de Grande Instance de Paris. En mars 2000, les juges d’instruction se sont déplacés à Djibouti pour y réaliser une reconstitution des faits, sans la présence des parties civiles qui s’étaient vues refuser leurs demandes de visas. La Cour d’appel de Paris a donc décidé de dessaisir les deux magistrats instructeurs du dossier en raison de leur refus, jugé injustifié, d’ordonner un nouveau transport à Djibouti en présence des parties civiles.
Dans ce contexte, le requérant, avocat de la veuve du juge Borrel, a adressé une lettre à la Garde des Sceaux dans laquelle il déclarait la saisir « du comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » des magistrats instructeurs et demandait l’ouverture d’une enquête sur les dysfonctionnements de l’information judiciaire. Par ailleurs, un article intitulé « Affaire Borrel : remise en cause de l’impartialité de la juge M. » a été publié dans un journal national, dans lequel le journaliste y relatait l’accusation du requérant. Les deux magistrats ont alors déposé plainte pour diffamation publique envers un fonctionnaire public contre le requérant.
A la suite de sa condamnation par la Cour de cassation pour complicité du délit de diffamation envers un fonctionnaire public, le requérant a saisi la Cour EDH, soutenant, d’une part, que sa cause n’avait pas été examinée de manière équitable et en toute impartialité devant la juridiction de dernier ressort et, d’autre part, que son droit à la liberté d’expression avait été violé.
Sur la violation du droit à un procès équitable
Le requérant alléguait une violation de l’article 6 §1 de la Convention au motif que l’un des juges qui a fait partie de la formation de jugement de la Cour de cassation ayant statué sur son pourvoi avait préalablement et publiquement exprimé son soutien à l’un des magistrats en charge de l’instruction dans l’affaire du juge Borrel.
La Cour EDH considère, tout d’abord, que l’affaire doit être examinée sous l’angle du critère d’impartialité objective et tranche donc la question de savoir si les doutes du requérant, suscités par les faits de l’espèce, pouvaient être considérés comme objectivement justifiés dans les circonstances de la cause. Celle-ci tient compte du contexte particulier et médiatique de l’affaire. En outre, elle observe que le requérant qui contestait le travail de la juge ayant instruit l’affaire Borrel a été condamné à la suite d’une plainte de cette dernière. Ainsi, selon la Cour EDH, le conflit professionnel prenait l’apparence d’un conflit personnel, dès lors que le juge ayant instruit l’affaire Borrel avait saisi les juridictions internes d’une demande de réparation d’un préjudice né d’une infraction dont elle accusait le requérant d’être l’auteur.
En outre, la Cour souligne le rôle crucial de l’instance en cassation, qui constitue une phase particulière de la procédure pénale dont l’importance peut se révéler capitale pour l’accusé. Comme elle l’a jugé à maintes reprises, l’article 6 §1 de la Convention n’astreint pas les Etats contractants à créer des cours d’appel ou de cassation, mais un Etat qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 de la Convention, ce qui concerne indéniablement l’exigence d’impartialité de la juridiction.
La Cour EDH considère donc que l’argument selon lequel le juge en cause siégeait au sein d’une composition élargie à dix juges n’est pas déterminant au regard de la question de l’impartialité objective sous l’angle de l’article 6 §1 de la Convention. En effet, compte tenu du secret des délibérations, il est impossible de connaître l’influence réelle de ce juge au cours de celles-ci. En outre, le requérant n’ayant pas été informé de la présence du juge en question dans la formation de jugement, il n’a pu contester la présence de celui-ci ni soulever la question de l’impartialité. La Cour EDH considère donc que l’impartialité de la juridiction de jugement pouvait susciter des doutes sérieux et les craintes du requérant pouvaient passer pour objectivement justifiées.
Partant, la Cour EDH conclut à la violation de l’article 6 §1 de la Convention.
Sur la violation du droit à la liberté d’expression de l’avocat
Concernant les principes généraux relatifs à la garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire
La Cour EDH rappelle, tout d’abord, que les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général. A cet égard, il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir. Cependant, la Cour précise qu’en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, les magistrats peuvent faire l’objet de critiques personnelles dans des limites admissibles et non pas uniquement de façon théorique et générale.
Concernant les principes généraux relatifs au statut et la liberté d’expression des avocats
La Cour EDH estime que le statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. C’est à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux. Elle précise que, de ce rôle particulier des avocats, professionnels indépendants, dans l’administration de la justice, découlent un certain nombre d’obligations, notamment dans leur conduite. S’ils sont certes soumis à des restrictions concernant leur comportement professionnel, qui doit être empreint de discrétion, d’honnêteté et de dignité, ils bénéficient, également, de droits et de privilèges exclusifs, qui peuvent varier d’une juridiction à l’autre, comme généralement une certaine latitude concernant les propos qu’ils tiennent devant les tribunaux.
Ainsi, selon la Cour EDH, la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression. Les avocats ont ainsi, notamment, le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites. La Cour EDH considère que ces dernières se retrouvent dans les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau, à l’instar des dix principes essentiels énumérés par le CCBE pour les avocats européens, qu’il s’agisse, notamment, de « la dignité, l’honneur et la probité » ou de « la contribution à une bonne administration de la justice ». Elle estime que de telles règles contribuent à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire.
Pour la Cour EDH, la question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.
La Cour EDH insiste sur la nécessité de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le prétoire ou en dehors de celui-ci. Concernant la liberté d’expression de l’avocat dans le prétoire, tout d’abord, elle précise que dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite, également, en faveur d’un échange de vues libre entre les parties et l’avocat a le devoir de défendre avec zèle les intérêts de ses clients, ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre. Concernant, ensuite, la liberté d’expression de l’avocat hors du prétoire, la Cour EDH rappelle que la défense d’un client peut se poursuivre, notamment, dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction.
Cependant, lorsqu’une affaire fait l’objet d’une couverture médiatique en raison de la gravité des faits et des personnes susceptibles d’être mises en cause, l’avocat n’est pas déchargé de son devoir de prudence à l’égard du secret de l’instruction en cours lorsqu’il s’exprime publiquement. Elle ajoute, enfin, que les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle ou proférer des injures. La Cour EDH apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour s’assurer que les expressions utilisées présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce.
Concernant l’application des principes susmentionnés au cas d’espèce
La Cour EDH relève, tout d’abord, que les parties s’accordent à considérer que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention et que cette ingérence avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Elle constate, ensuite, que cette ingérence était prévue par la loi française. Dès lors, dans un second temps, la Cour examine si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique, ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.
La Cour EDH reconnaît le statut spécifique et la position particulière de l’avocat dans l’administration de la justice et refuse de l’assimiler à un journaliste. Elle considère, en effet, que leurs places et leurs missions respectives dans le débat judiciaire sont intrinsèquement différentes. Il incombe au journaliste de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice. Pour sa part, l’avocat agit en qualité d’acteur de la justice directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci et dans la défense d’une partie. Il ne saurait donc être assimilé à un témoin extérieur chargé d’informer le public.
Selon la Cour EDH, les propos reprochés au requérant, qui concernaient le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le déroulement de l’affaire Borrel, s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qui implique un niveau élevé de protection de la liberté d’expression allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte. La Cour EDH considère que les déclarations incriminées constituent davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait, compte tenu de la tonalité générale des propos comme du contexte dans lequel ils ont été tenus, dès lors qu’elles renvoient principalement à une évaluation globale du comportement des juges d’instruction durant l’information. Celle-ci examine, dès lors, la question de savoir si la base factuelle sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante.
Reprenant en détails les faits de l’espèce, elle est d’avis que cette condition est remplie. La Cour EDH insiste sur l’importance, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, d’examiner les propos litigieux à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire. En l’espèce, précisément, le contexte de l’affaire se caractérisait non seulement par le comportement des juges d’instruction et par les relations du requérant avec l’un d’eux, mais également par l’historique très spécifique de l’affaire, la dimension interétatique qui en découle, ainsi que par son important retentissement médiatique. En définitive, la Cour EDH considère que les déclarations du requérant ne pouvaient être réduites à la simple expression d’une animosité personnelle. Ce fait est de nature à soutenir la thèse selon laquelle ces propos litigieux ne relevaient pas d’une démarche personnelle du requérant qui aurait été animé par un désir de vengeance, mais d’une démarche commune et professionnelle de deux avocats, en raison de faits nouveaux, établis et susceptibles de révéler un dysfonctionnement grave du service de la justice, impliquant les deux anciens juges chargés d’instruire l’affaire dans laquelle leurs clients étaient parties civiles.
La Cour EDH juge que la question centrale des déclarations concernait le fonctionnement d’une information judiciaire, ce qui relevait d’un sujet d’intérêt général et ne laissait donc guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression. En outre, un avocat doit pouvoir attirer l’attention du public sur d’éventuels dysfonctionnements judiciaires, l’autorité judiciaire pouvant tirer un bénéfice d’une critique constructive.
Par conséquent, la Cour EDH estime que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé, qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Partant, elle conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.