L'éthique relationnelle de l'avocat

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.

France > Avocat


Par Yves Lefebvre, psychologue et membre de la commission de déontologie du Syndicat national des praticiens en psychothérapie relationnelle et psychanalyse (SNPPsy)

Conférence du 14 juin 2022

Commission ouverte du Barreau de Paris "SAVOIR-ÊTRE ET SAVOIR-FAIRE DES AVOCATS"[1]
Co-responsables : Nadine REY et Martin LACOUR, avocats à la cour

Penser l'éthique des avocats pour améliorer leur savoir-être dans la relation
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Introduction

J'ai pensé à vous en traversant un passage à niveau sur lequel était écrit : « attention, un train peut en cacher un autre ». Je me suis dit que le métier d'avocat, qui concerne d'abord le droit, cache plus subtilement un autre train tout aussi puissant et important, celui de la relation humaine. En effet vous recevez des personnes en difficulté qui viennent certes demander une aide juridique mais qui vous confient plus ou moins consciemment leur détresse, leur souffrance, leur indignation, leur âme que les grecs appelaient psyché. Que faire de ce second train moins visible mais qui fait aussi la réalité de votre travail ? Vous pouvez l'occulter parce qu'il dérange et vous protéger derrière votre technicité juridique, mais si c'était votre option vous ne seriez pas venus à cette conférence ! Vous pouvez alors voir ou entendre cet autre train caché mais en restant impuissants devant le psychisme de vos clients puisque vous n'êtes pas des psychothérapeutes et qu'ils ne viennent pas vous demander une psychothérapie. Ce n'est pas votre métier. Qu'en faire alors ? C'est ce que nous allons tenter d'approfondir ce soir.

Tout d'abord je voudrais revenir sur la notion de soin psychique. Certes il y a un aspect médical de la thérapie c'est-à-dire du soin, ce concept que la médecine voudrait monopoliser. On retrouve ce soin médical en psychologie, notamment dans les psychothérapies cognitivo-comportementalistes, l'hypnose et d'autres techniques dont les avocats n'ont évidemment rien à faire dans leurs consultations. Ce sont les techniques psychothérapiques qui visent à guérir un trouble mental ou éradiquer un symptôme névrotique par des protocoles qui n'ont pas leur place en faculté de droit. Il y a cependant des psychothérapies non médicales, que je dirais philosophiques, dont l'objectif concerne le processus de subjectivation, c'est-à-dire faire advenir la personne par elle-même comme libre sujet capable de se réaliser dans sa propre forme d'être, les symptômes guérissant alors d'eux-mêmes de surcroît selon ce qu'en disait Lacan. Ce sont les psychanalyses et les psychothérapies relationnelles pas reconnues comme telles par la loi réglementant le titre de psychothérapeute parce que nos décideurs ne peuvent concevoir que l'aspect médical du soin. Là encore, psychanalystes ou praticien de la psychothérapie relationnelle n'ont rien à voir avec l'avocat, ce sont des professions que personne ne vous demande d'exercer, à commencer par vos clients qui ne viennent pas vous consulter pour entamer un processus de subjectivation de longue durée avec vous.

Je vous en parle cependant parce qu'il y a un dénominateur commun à tous les métiers impliquant la relation. C'est précisément la qualité de cette relation qui fait dénominateur commun et que notre société de plus en plus technocratique occulte ou ne parvient même plus à penser. Or, il s'avère qu'une certaine qualité relationnelle mais pas n'importe laquelle, a des effets psychothérapiques indépendamment du cadre d'exercice d'une profession, qu'on en soit conscient ou non. Il s'agit bien de soin psychique mais pas au sens médical du terme. Vous êtes alors thérapeutes sans le savoir, comme le monsieur Jourdain de Molière faisait de la prose. Alors autant le savoir et savoir s'en servir pour le mieux-être de vos clients mais aussi, comme l’éprouvent ceux qui assument cet aspect, pour votre mieux-être personnel. Oui, vous pouvez donner du soin au sein même de votre travail d'avocat, vous êtes des avocatpeutes comme disait Nadine Rey avec humour. Sachez que le mot thérapeute vient du grec therapeutès qui veut dire prendre soin, Il s'agissait à l'origine des serviteurs des dieux qui prenaient soin de leurs statues en les lavant et les ornant pour les cérémonies. Par la suite le mot soin s'est étendu à toutes sortes de sollicitudes, comme la mère qui prend soin de son enfant ou le moine qui prend soin de son âme, indépendamment d'une spécialité médicale. Et vous aussi vous avez à prendre soin de la psyché de vos patients, non pas en faisant le psychothérapeute mais tout simplement en faisant l'avocat avec sollicitude. Il se trouve en effet qu'une certaine qualité relationnelle, mais pas n'importe laquelle, a des effets psychothérapiques, qu'on en soit conscient ou non. Alors autant en être conscient et l'utiliser à bon escient. Et le secret que j'aimerais partager avec vous, c'est que, en réalité, c'est bien la seule nature éthique de cette relation qui fait soin de l'âme, pour un mieux-être de la personne.

La morale, la loi et l'éthique

Quand on parle d'éthique, on confond souvent ce concept avec la morale ou le respect de la loi. Ce n'est pas la même chose, même s'il y a des points communs. Précisons de quoi nous allons parler. En effet l'avocat se trouve au carrefour entre le jugement moral qui prévaut dans la société, les règles juridiques qui canalisent les comportements sociaux et dont il s'occupe spécifiquement, et les personnes vivantes qui viennent consulter l'avocat avec leurs émotions et leurs rêves. Ces personnes cherchent consciemment ou non une direction et un sens à leur vie pour se sentir un peu plus heureuses, c'est ce qu'on peut appeler la quête éthique. Précisons ces concepts.

La morale s'occupe du bien et du mal. Elle recoupe d'abord un ensemble de manières de se conduire ou de principes de jugement qu'une société se donne, distinguant ce qui est considéré comme bien et ce qui est considéré comme mal. Elle s'exprime en préceptes et en interdits qui tiennent compte des croyances dominantes, des idéologies majoritaires, des coutumes et de ce qui est nécessaire à la survie ou au bon fonctionnement d'une société. Cette forme de morale apparaît ainsi relative à une culture particulière. On le voit par exemple dans la morale sexuelle qui peut aller de la plus grande tolérance à la plus extrême répression selon les époques et les groupes humains, entre ceux qui lapident la femme adultère ou emprisonnent l'homosexuel et ceux qui tolèrent jusqu'à la pédophilie au nom de la liberté ou même de l'esthétique. L'une des toutes premières règles morales du christianisme pourrait nous étonner : « Ne te lave pas dans un bain de femmes de crainte qu’après t’être déshabillé et avoir montré la nudité honteuse de ton corps tu n’en fasses pécher quelqu’une qui sera captivée par toi », précepte moral à l'attention des hommes dans la Didascalie rédigée au III° siècle à partir d'une tradition orale beaucoup plus ancienne [1] . Ces écrits nous renseignent sur les mœurs d'une époque où la culture grecque dominait le monde méditerranéen comme aujourd'hui la culture américaine domine l'Occident, mœurs auxquelles la nouvelle religion issue du judaïsme invitait à renoncer. Elle voulait instaurer une morale non plus relative aux mœurs culturelles mais se référant au divin comme la religion juive qui se référait à la Bible, morale tendant à se présenter comme extérieure aux désirs humains, à valeur universelle.

Remarquons qu'indépendamment des religions certains principes moraux débordent largement une culture pour se retrouver dans presque toutes les ethnies, sociétés, croyances et époques. Dans ce cas ils apparaissent universels et sont considérés comme intangibles. Ainsi l'interdit du meurtre se conçoit comme une loi morale absolue, même si de nombreuses sociétés le permettent dans des circonstances particulières comme la légitime défense, la guerre ou la punition d'un meurtrier. La morale peut alors se percevoir non plus relative à la culture mais issue des lois de la nature, de la raison ou de Dieu. Elle s'impose à l'homme comme une vérité extérieure à lui, un principe général qui serait valable pour toute l'humanité de tous les temps. Dans cette conception objectiviste, la morale revêt un caractère immuable et incontestable que rien ne pourrait modifier. Ainsi pour Kant, la morale est une droiture personnelle, une obéissance à une loi intérieure imposée par la raison[2] . Les principes moraux doivent s’appliquer à tous les êtres rationnels en tous lieux et en tous temps. Ils doivent se fonder sur des concepts de la raison indépendamment des particularités de la culture ou de la personnalité.

Freud voit dans les interdits moraux l'effet du surmoi qui tend à refouler les pulsions. Il voit dans le modèle vertueux l'idéal du moi. Ce que l'homme projette comme son idéal est à la fois le substitut du narcissisme perdu de son enfance et le modèle idéalisé de ses parents[3] .

Indépendamment des diverses théories sur les origines de la morale, elle se présente finalement comme un idéal projeté sur trois niveaux de vie : celui des mœurs sociales qui permettent de bien vivre ensemble et qui peut évoluer avec la culture ; celui de la force morale personnelle, la vertu qui sert de boussole ou de référence à chaque individu et s'enracine au plus profond de son inconscient et peut-être de sa biologie ; celui des principes qui gèrent le plan fondamental de l'existence et la pensée, principes immuables découlant de la raison, de la nature ou de la divinité. La morale se présente finalement comme transcendante[4] .

Dans votre pratique professionnelle, il est évident qu'une posture immorale défavoriserait tout effet psychothérapique sur vos clients. Mais ce n'est toutefois pas la posture morale qui peut créer cet effet, contrairement à la posture éthique dont nos parlerons tout à l'heure.

Le droit est d'une autre nature. C'est vous qui pourriez m'enseigner sur cette nature, sur l'esprit des lois, me dire ce qui fonde l’État de droit et les différences entre les origines latines et anglo-saxones des lois qui nous gouvernent aujourd'hui, et pourquoi certaines lois favorisent les rapports humains tandis que d'autres favorisent tel groupe au détriment de tel autre etc. je ne vous dirai donc rien de ce que vous connaissez bien mieux que moi.

En tant que psy, je vois la loi comme structurant le moi psychique. En effet au début de la vie l'enfant se croit le tout du désir de sa mère et se confond avec elle. Un jour il découvre qu'elle nomme un autre, papa, vers qui se tourne son désir. Ce nom-du-père, comme dit Lacan, est le premier symbole de la loi parce qu'il révèle une puissance extérieure au lien fusionnel entre l'enfant et sa mère, capable de détourner le monopole du désir de la mère pour l'enfant, posant ainsi l'interdit de fusionner, l'interdit d'être l'autre. Et c'est parce que cette première loi crée une limite entre moi et l'autre que le moi peut commencer à se structurer. Sans limite, sans loi, on reste dans la fusion et la confusion, le fantasme de toute-puissance et finalement la folie. Ainsi la loi est structurante. Plus tard elle se précisera en interdit de l'inceste et du meurtre qui sont les deux fantasmes inconscients de l'enfant, séparant ainsi le fantasme de la réalité, ce que les psychotiques n'ont pas réussi à faire. Cette première loi crée la première cellule sociale, la première relation triangulaire où il y a moi différent de papa avec qui j'ai une relation particulière et différent de maman avec qui j'ai une tout autre relation, tandis que je découvre que papa et maman ont entre eux des relations qui me sont interdites, Ainsi je, le sujet autonome, se construit parce qu'il n'est pas tout. Je peux avoir une place dans la société du fait même que je n'ai pas toutes les places.

Les autres lois et règlements s'éloignent évidemment de ces fondamentaux mais continuent de les symboliser, permettant de vivre en société. De là vient une certaine sacralité de la loi dont le législateur et le pouvoir exécutif peuvent parfois abuser, vous êtes bien placés pour le savoir. Mais quoi qu'il en soit, ce n'est ni l'intérêt ni la valeur de l'esprit du droit qui favorisera l'aspect thérapeutique d'une relation, ce n'est pas sa fonction.

Il s'agit maintenant de comprendre en quoi une posture éthique, différente de la morale et du droit, peut rendre la relation soignante. Mais qu'est-ce que l'éthique ?

L’éthique est une pensée philosophique qui invite à une attitude, à une posture et à la mise en œuvre des conditions qui permettent à la vie de devenir la meilleure possible. Aristote la définit comme la quête du plus juste et du plus utile pour que la vie soit bonne. L’éthique invitera alors à penser les conditions qui permettent à une vie de devenir la meilleure possible mais pas dans la satisfaction immédiate des pulsions en quête de plaisir parce que les conséquences ne sont pas forcément bonnes pour la vie, pas non plus dans une pensée philosophique qui soit une abstraction intellectuelle fut-elle idéale ou brillante. L'éthique s'intéresse à ce qui permet concrètement une vie bonne dans une situation donnée. Elle n'est ni la règle intangible de droit ni la transcendance morale. Elle est dans l'immanence.

Appliquée à la relation entre un client et son avocat, l'éthique recherchera la meilleure attitude pour que la personne se sente mieux, soit plus elle-même, désempêtrée de ses seuls soucis juridiques auxquels, certes, il sera donné la meilleure réponse possible mais pas seulement. On peut en effet perdre un procès mais l'assumer et tenter de tirer les leçons de cette aventure parce qu'on se sera senti non jugé et compris par un avocat empathique dans une relation de sujet à sujet, ou bien retourner sa colère contre lui en croyant qu'il a été incompétent parce qu'il s'est cantonné au seul droit dans une relation de sujet sachant à objet de son intervention, mais en fait parce qu'il devient inconsciemment symbole du mauvais parent qui n'a pas compris ou soutenu son enfant. Un train en cache un autre chez le client aussi.

Quelle attitude relationnelle va donc être la plus juste et la plus utile pour que cette personne particulière pose sur elle un regard renouvelé, se sente entendue et comprise, et à travers l'estime de l'autre puisse retrouver l'estime d'elle-même indépendamment de l'issue de son affaire ? La question du plus juste et du plus utile dans la qualité relationnelle n'apporte jamais de réponses toutes faites. Elle n'est pas une technique. Elle suppose liberté, responsabilité et créativité de l'avocat, à l'opposé des protocoles technocratiques qui se croient efficaces et du formalisme rassurant qui déshumanisent nos sociétés.

Remarquons qu'il ne peut y avoir d'effet de mieux-être dans une relation sans référence à cette quête du plus juste et du plus utile pour cette personne dans cette situation, parce que c’est bien l'éthique qui détermine la qualité de la relation, et c’est la qualité de la relation qui déclenche tout effet psychothérapique au-delà des techniques, méthodes et théories. La relation à effet thérapeutique ne peut pas fonctionner en dehors d'une pensée concernant le bien de la personne, c'est-à-dire ce qui est le plus juste et le plus utile pour son accomplissement psychique. Sinon il se passe autre chose qui ne concerne plus ce bien ou qui modifie son orientation et ses buts et par conséquent se détourne de l'objectif d'un mieux-être qui permet l'avènement de l'état de sujet, la réalisation de sa propre forme d'être. Ainsi par exemple je peux éprouver des sentiments d'amitié envers la personne que j'accompagne et ces sentiments peuvent être partagés par elle. Mais si je quitte ma posture professionnelle au nom de cette amitié pour échanger des confidences personnelles comme je ferais avec des amis, l'amitié éthiquement bonne dans la vie courante est ici contraire à l'éthique parce qu'elle modifie la nature de la relation. Elle la détourne dans votre cas de la fonction d'avocapeute, c'est-à-dire d'avocat éthique qui place la fonction technique juridique dans un contexte de soin relationnel favorisant le mieux-être de la personne. Cette qualité éthique de la relation va se manifester principalement par une façon particulière d'être présent et d'écouter, que nous allons préciser maintenant.

La présence

La première nécessité de l'avocat éthique qui intègre à sa fonction le mieux-être de la personne concerne la qualité de sa présence. Il s'agit d'une attention vigilante et empathique à la globalité de la personne et de soi-même dans le présent de la rencontre. On ne peut la réduire à la seule concentration sur le problème juridique ou sur les propos de la personne. Il s'agit plutôt de tendre à un « être-là », le Dasein existentiel de Heidegger[5] , c'est-à-dire l'homme existant pleinement là en tant que présence révélatrice de l'être. Cette qualité de présence qui permet l'intuition de l'être inclut une ouverture constante à l'inattendu, un accueil de ce qu'on ne peut pas comprendre, une sorte de veille face au mystère de l'autre, de soi, du vivant. Lévinas le dira d'une belle formule : « le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l’au-delà. »[6]
Dans cette qualité de présence, cet « être-là » ontologique, l'homme s'élève au-dessus de la « quotidienneté moyenne » formée des opinions toutes faites, des habitudes de pensée, des techniques professionnelles et des croyances, pour advenir à lui-même. Nous en déduisons que l'expérience du Dasein s'avère alors profondément humanisante et, de ce fait, thérapeutique.

L’étymologie du mot présence vient du latin prae sens, qui signifie être en avant de soi. La présence, pour qu'elle soit thérapeutique, suppose de tendre au meilleur de soi-même à ce moment-là. Cette sorte de présence n'a rien de statique. Elle s'inscrit dans une dynamique, un mouvement transformateur d'instant en instant. La présence de l'avocat est présence à ce qui mute dans l'instant, et qui se transforme du fait même de se trouver en relation. C'est à cette qualité de présence que tout professionnel impliquant la relation dans son métier invite la personne qui le consulte en la vivant d'abord lui-même.

En effet, lorsqu'un professionnel parvient à une présence à l’être au travers des formes de l'existant, lorsqu'il perçoit la merveille du vivant qui anime la personne au-delà de ses souffrances, de ses résistances et de ses parties obscures, alors quelque chose se passe qui permet à la personne d'approcher son propre être. C'est une présence subtile qui exige d'acquérir la capacité d'une attention à plusieurs niveaux, aussi bien à ce que dit la personne qu’à ce qu’elle manifeste. Elle pourrait se décliner en une attention à ce qu'exprime la personne, ses paroles, ses souffrances, sa problématique ; en même temps, une attention subtile à ce qu'elle ne dit pas, l'inconscient qui se manifeste corporellement ou par des signes, des lapsus, des actes manqués ou des images symboliques, juste en les accueillant sans chercher à les comprendre et les décrypter ; en même temps, une présence intuitive à l'être, le mystère de la vie qui anime cette personne, sa beauté cachée ou manifestée ; et en même temps une présence à soi-même, à la résonance en soi de la présence de l'autre ; et finalement une présence intuitive au mystère de son propre être.

Cette présence relationnelle complète où l'attention se répartit sur des plans différents dans une même unité de temps s'avère difficilement atteignable. Elle reste le plus souvent inaccomplie et sans cesse recommencée. Elle se vit d'abord comme une intention au sens où l'entendait Ricœur. Elle est une dynamique, une direction à reprendre toujours, qui tend vers une qualité d'être-là. Ce n'est pas le fait d'y arriver parfaitement mais c'est le fait de se réorienter sans cesse vers cette sorte de présence, ce Dasein, qui rend la relation thérapeutique.

La présence à l'autre implique aussi quelque chose de la séparation d'avec soi-même, ses théories, son expérience et son savoir. Il y a dans cette sorte de présence un espace vide nécessaire, un espace ouvert qui permet l'inattendu de la rencontre. Reconnaître un autre sujet pose une limite au fantasme de toute-puissance. La présence implique de ce fait une perte, un lâcher-prise de l'écoutant qui se départit de sa posture d'expert sachant, de sujet agissant sur l'objet de ses soins, au profit d'une attitude de sujet à sujet ou deux vivants d'égale valeur et cependant différents par leur personne et leur rôle établissent entre eux une relation éthique. Il est important de rester dans une différence des rôles qui met de l'altérité dans la relation. Nous ne sommes pas du même. Alors chacun peut parler et écouter sans que la présence de l'autre ne le dévore. Certaines présences bien intentionnées peuvent s'avérer non éthiques ou en tout cas non thérapeutiques quand l'un des deux partenaires ne se départit pas d'un peu de sa puissance et de son égotisme ou à l'inverse quand il tend à trop fusionner dans un amour primaire où je ne se distingue plus suffisamment de tu.

Cette présence sans fusion ni séparation agit profondément sur le processus de subjectivation qui rend la personne à elle-même, autonome et responsable, capable de conduire sa vie sans céder aux conditionnements du passé qui la tentent toujours. C'est pourquoi l’asymétrie dans la relation thérapeutique joue un rôle essentiel. Elle permet la relation dans l'altérité tout en partageant une humanité commune et une égalité de valeur.

L'écoute

La présence éthique se manifeste essentiellement par une certaine qualité d'écoute. La personne qui se sent écoutée peut alors non seulement s'entendre elle-même mais entrer en relation et se constituer comme sujet.

Le dictionnaire définit l'écoute comme l'action d'écouter. Ainsi l'écoute qui pourrait se vivre comme passive ou non interventionniste et entièrement centrée sur le client s'avère être en réalité une action. Elle demande de l’énergie et produit quelque chose comme toute action. S'il y a dans l'écoute thérapeutique une attitude d’accueil non interventionniste qui, si l'on s'en réfère à Jung, puiserait au féminin de l’être, il y a aussi dans l'intensité de l'attention écoutante une action structurante indissociable puisant au masculin de l’être.

Au deuxième sens du mot, l'écoute était autrefois un lieu d’où l’on pouvait entendre sans être vu. Les professeurs de la Sorbonne se retrouvaient parfois dans l’écoute d’où ils pouvaient entendre les querelles idéologiques des étudiants en train de débattre sans que l'on soupçonnât leur présence. Il y avait aussi des écoutes dans certains monastères où le père abbé pouvait se tenir à l’insu de ses moines. On parle aujourd'hui d'écoutes téléphoniques. Ce mot vient du vieux français escoute qui signifiait espion ; mot passé en Angleterre et appliqué aux éclaireurs de l’armée, scouts d’où est issu le scoutisme qui développe les qualités d’observation et de débrouillardise des adolescents jouant aux éclaireurs. Tout cela pour souligner une certaine ambiguïté de l’écoute toujours plus ou moins teintée d’espionnage, fut-ce pour la bonne cause. L’écoute va donc nous poser des problèmes éthiques. Beaucoup d'avocats disent : je ne suis pas psychothérapeute, qu'est-ce qui me permet d'établir une relation soignante ? En effet qui est habilité à écouter, qu’est-ce qu’on peut se permettre d’écouter, jusqu’où et pourquoi ? Doit-il y avoir réciprocité entre l’écouté et l’écoutant comme font les amis ou bien l’écoutant professionnel se doit-il de ne rien révéler de lui-même et rester dans un rôle comme s’il n’était pas impliqué, alors qu'il l'est, mais dans le but de créer une altérité thérapeutique par la différence des postures ?

Au troisième sens du mot, l'écoute pour les marins est un cordage qui sert à orienter une voile : troisième ambiguïté, l’écoute apparemment aussi accueillante et neutre soit-elle, oriente toujours la personne écoutée. Sait-on pourquoi nous l’orientons et vers quoi ? A-t-on conscience de ce que la nature de notre écoute peut induire chez la personne écoutée ? L'éthique conduit à nous poser ces questions et mettre de côté autant que faire se peut nos propres croyances et idéologies.

Jetant enfin un coup d’œil au dictionnaire étymologique, nous voyons qu'écouter vient du latin auris, l’oreille, ce qui peut nous inviter à tenir compte de la biologie, de la présence du corps dans l’écoute, celui de l’écoutant comme celui de l’écouté. Par sa posture, sa détente ou sa contraction, le corps va changer assez fortement la qualité de l’écoute et ses effets. Auris a donné naissance à un autre mot, audire, entendre. Peut-on écouter sans entendre c’est à dire sans chercher à comprendre, sans analyser ? Autre questionnement de l’écoute où viennent interférer nos propres grilles de compréhension, avec leur possible effet réducteur ou enfermant, ou bien le jugement, le classement dans une case étiquetée à laquelle la personne écoutée va chercher à se conformer selon le fameux effet Pygmalion[7] bien connu des pédagogues. Auris a également donné oboedire, obéir. À quoi obéit celui qui fait profession d’écoute ? À son anxiété, à sa curiosité, à un certain voyeurisme, à son besoin d’être aimé et apprécié, au désir de l’autre qui peut le gaver de mots ou l'utiliser pour entretenir la jouissance secrète de se vivre comme victime, à la posture supérieure de celui qui répare autrui pris dans le fantasme du sauveur, à son propre besoin d'être écouté qu'il projette sur la personne… ou encore à quelque chose de plus universel qui tient à l'être indépendamment des situations et des métiers ? L'éthique pose ces questions nécessaires pour épurer l'écoute et la rendre thérapeutique.

La relation, pour rester éthique, suppose une écoute double centrée à la fois sur la personne dans l'empathie congruente dont parle Carl Rogers[8] et sur les propres ressentis de l’écoutant marqués à la fois de sa problématique personnelle selon la notion de contre-transfert de la psychanalyse, mais surtout marqués de l'écho de l'inconscient de la personne en lui. En effet, comme l'a justement compris Mélanie Klein[9] , ce qui ne peut pas se dire consciemment se fait généralement ressentir, selon le processus du bébé qui sait très bien faire percevoir ses besoins à sa mère par les propres affects qu'elle éprouve, sans qu'il soit nécessaire d'y mettre des mots. Ainsi l'attention de l'écoutant à ses propres ressentis éclaire souvent la problématique de la personne qui le consulte, ce qui fait de l'écoute de soi-même un élément incontournable de la relation thérapeutique.

Dimension politique de la relation éthique

Par son système de valeurs, la qualité relationnelle éthique inhérente au métier d'avocat pose en fait un projet politique.
En effet, en plaçant la relation intersubjective avant ou au même rang que la compétence juridique dans la hiérarchie des valeurs, vous allez à l'encontre de l'idéologie technocratique et mécanisée qui prévaut dans notre société sous prétexte d'efficacité mais qui s'avère déshumanisante. En développant l'intérêt de la relation et la quête d'un mieux vivre vous limitez la judiciarisation de la société et replacez le droit au service de l'humain au lieu que l'humain soit au service du droit. Attention, c'est très subversif, vous risquez d'être incompris et mal vus.

Cette éthique se fonde aussi sur une implication, un engagement qui vise à faire passer votre client de l'état de victime, de subissant passif ou de demandeur d'assistance à celui d'acteur responsable de sa propre vie. Il ne s'agit plus de se plaindre mais de donner du sens à ce qui arrive, reprendre la gouvernance de soi-même et se réaliser selon sa propre forme d'être, ce qui va, là encore, à l'encontre de la culture dominante[10] .

L'éthique relationnelle introduite dans tous les métiers impliquant les rapports humains se présente au fond comme une proposition d'écologie intersubjective et parfois subversive capable de contrer les maux de notre société. Il s'agit de revivifier des métiers relationnels que l'air du temps dépossède peu à peu de leur âme pour les mécaniser, sous prétexte d'efficacité. L'avocat en particulier existe pour introduire de l'humain dans la justice. C'est en ce sens qu'on peut l'entendre dans sa dimension politique. Elle met de l'air et de la vie dans les contraintes technocratiques, elle vous rend libres, responsables et créatifs dans votre métier. Je vous souhaite de l'expérimenter avec bonheur et joie.

Principaux livres d'Yves Lefebvre

aux éditions Enrick B ;
Le sexe, le genre et l'esprit
« Pour sortir du piège réducteur des opinions à la mode il convient de se placer ailleurs et considérer ces sujets si importants pour la vie de chacun à partir d'un tout autre point de vue qui partira d'une pensée psychanalytique pour y ajouter finalement la dimension de l'esprit, sans laquelle les solutions proposées restent inopérantes. »

L'éthique relationnelle en psychothérapie
« Ce livre vous fera découvrir comment le pouvoir guérisseur d'une relation vient de sa qualité éthique. L'auteur approfondit les différentes questions que pose l'éthique dans la relation thérapeutique en un style clair et documenté. »

La psychothérapie relationnelle, avec Philippe Grauer
« L'histoire et la spécificité d'un champ psychothérapique plus philosophique que médical visant à faire advenir la personne par elle-même comme libre sujet capable de se réaliser dans sa propre forme d'être. »

aux éditions Salvator ;
La Foi au miroir de la psychanalyse

aux éditions L'Harmattan, avec Nicole Derda ;
Art-thérapeute en écriture, tout un poème

aux éditions Buchet/chastel, direction d'un livre collectif :
Profession psychothérapeute

Références

  1. Anonyme La Didascalie traduit du syriaque par F.Naud, Lethielleux 1902, 172 p.
  2. Emmanuel Kant Fondements de la métaphysique des mœurs Delagrave 1967, 210 p.
  3. Sigmund Freud Pour introduire le narcissisme [1914] Payot 2012, 160 p
  4. Bertrand Vergely, "La vertu", in Deviens qui tu es Albin Michel 2014, 344 p.
  5. Martin Heidegger Être et temps [1927] Gallimard 1986, 590 p.
  6. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, [1961] Le Livre de poche 2006, 347 p.
  7. Pygmalion dans la légende grecque avait fabriqué une statue de femme dont il devint amoureux, ce qui la rendit vivante. On parle d'effet Pygmalion quand les performances d'un sujet se modifient en fonction du degré de croyance en sa réussite ou en son échec venant d'une autorité ou de son environnement.
  8. Carl Rogers Le Développement de la personne [1968] Interéditions 2005
  9. Mélanie Klein Essais de psychanalyse [1921-1945] Payot 1989
  10. François Roustang La Fin de la plainte Odile Jacob 2000