L’imitation (dupe) : forme d’adulation ou simple contrefaçon ?
France > Propriété intellectuelle > Marques
Tommaso Stella, avocat à au barreau de Paris
Avril 2024 [1]
Les utilisateurs les plus actifs sur les réseaux sociaux, en particulier sur Instagram et Tik Tok, n’auront pas manqué la « dupe culture », c’est-à-dire la nouvelle tendance à acheter, presque compulsivement, des dupes à bon marché, dont la promotion est assurée par le biais de contenus brandisés et de hashtags.
Mais qu’est-ce qu’un dupe exactement ? Et quels problèmes cache-t-il ?
Un dupe est une imitation moins chère de produits haut de gamme, connus et appréciés du public. S’il s’agit le plus souvent de produits de beauté ou de vêtements, les dupes peuvent concerner n’importe quel type d’article.
Face à cette grande variété de produits, il existe une sorte d’homogénéité quant aux destinataires de ces contenus : les jeunes consommateurs – plus actifs sur les réseaux sociaux, plus exposés aux tendances, et en même temps dépourvus de grandes ressources économiques.
Par conséquent, non seulement l’influenceur, mais aussi l’utilisateur moyen sont susceptibles de recommander, suggérer, présenter, partager et tester des dupes, sans savoir qu’ils promeuvent parfois de véritables articles contrefaits (vulgairement appelés « superfake»).
On peut donc se demander si dupe est synonyme de contrefaçon ou s’il existe des limites entre lesquelles on peut dire qu’il est licite.
Pour répondre à cette question, on peut analyser, à rebours, l’étendue de la protection accordée essentiellement par les dessins et modèles, les marques et le droit d’auteur à la forme ou à l’apparence des produits, ce qui, en fin de compte, incite tant de consommateurs à acheter des dupes.
Dessin et modèle : utilisateur averti vs « consommateur conscient »
Les dessins et modèles permettent de protéger l’aspect extérieur d’un produit qui est nouveau et présente un caractère propre, que celui-ci soit tridimensionnel – la forme ou la structure d’un sac, d’une chaussure – ou bidimensionnel – la silhouette, les matériaux, les motifs.
Si l’enregistrement d’un dessin ou modèle confère une protection de 5 ans (renouvelable jusqu’à un maximum de 25 ans), la loi ne laisse pas dépourvus de protection les modèles non enregistrés, qui bénéficient au contraire d’une protection de 3 ans à compter de la première divulgation dans un environnement spécialisé, tel qu’un défilé de mode ou une publication dans une revue spécialisée.
Il convient toutefois de souligner que la différence entre dessins et modèles enregistrés et non enregistrés ne se limite pas à une simple question de durée, mais peut être appréciée sous un certain nombre d’autres aspects.
Tout d’abord, alors que le dessin ou modèle enregistré jouit d’une présomption de validité et de connaissabilité, le dessin ou modèle non enregistré exige du titulaire qu’il prouve à l’occasion l’existence d’un caractère individuel et d’une nouveauté et, surtout, afin d’exclure toute rencontre fortuite, la connaissance par le présumé contrefacteur du produit divulgué – ce qui rend moins aisée toute action visant à protéger son droit.
Pour ces raisons, bien que l’intention initiale du législateur européen ait été de mettre sur un pied d’égalité la protection des deux droits exclusifs, la doctrine et la jurisprudence [1] ont longtemps considéré que le dessin ou modèle non enregistré ne pouvait être protégé que contre la copie intentionnelle et délibérée, c’est-à-dire dans les cas où il y a un « recoupement absolu des formes » [2].
En tout cas, indépendamment de l’enregistrement, les exigences de nouveauté et de caractère propre seront toujours appréciées du point de vue de l’utilisateur dit averti, c’est-à-dire d’un sujet qui se situe entre le consommateur et l’opérateur professionnel.
L’utilisateur averti, en analysant le « caractère propre », serait en mesure de saisir ce qu’on appelle « l’impression visuelle d’ensemble » produite par le dessin ou modèle en question et de la comparer à tous ceux qui ont été divulgués précédemment, en tenant également compte de la marge de liberté dont dispose le designer dans le processus de création.
Cette marge peut être plus ou moins grande, selon le type d’industrie ou les contraintes techniques particulières imposées par la nature du produit. Il suffit de penser au nombre incalculable de jeans aux caractéristiques similaires qui pullulent dans le secteur de l’habillement, ou au fait que ceux-ci doivent être dotés d’une série d’éléments communs à tous les pantalons.
Une marge de liberté étroite implique que, aux yeux de l’utilisateur averti, de petites différences permettront au nouveau dessin et modèle de donner une impression visuelle d’ensemble différente de celle des dessins et modèles précédents et de bénéficier ainsi de la protection ; si tel est le cas, des différences tout aussi « minimales » suffiront, devant un tribunal, à exclure la contrefaçon du même dessin ou modèle par des tiers.
Ce parallélisme entre le niveau de validité et le niveau d’appréciation de la contrefaçon pose toutefois un problème d’articulation avec la pratique.
En effet, du point de vue de la validité, le critère de l’utilisateur averti répond certainement aux exigences du système : les différences évidentes pour ce dernier peuvent passer totalement inaperçues aux yeux d’une personne moins expérimentée, qui ne prêtera pas autant d’attention, par exemple, à un certain positionnement des fermetures éclair ou au type de clous sur une veste.
Adopter le point de vue du consommateur réduirait donc trop le seuil d’accès à la protection, surtout pour ceux qui veulent créer dans des secteurs aujourd’hui presque saturés.
D’autre part, on peut se demander si le degré d’attention du consommateur doit être pris en compte aux fins du jugement. En effet, on peut raisonnablement supposer que, dans la vie de tous les jours, un consommateur sera rarement en mesure de faire une comparaison directe entre le produit « haut de gamme » et son dupe.
Ainsi, l’impression générale qu’un consommateur moyen peut avoir en passant devant la vitrine d’un magasin – impression qui le conduit à acheter un dupe en raison de sa similitude avec « l’original de marque » – n’est pas la même qui investira le juge dans une affaire de contrefaçon, puisque ce dernier devra adopter le point de vue de l’utilisateur averti.
Ainsi, si l’on admet que le public des acheteurs est composé en grande partie de consommateurs, certes moyennement informés, cette asymétrie entre points de vue réduirait la portée du droit du titulaire sur le dessin et modèle.
Le dupe serait donc licite aux yeux de l’utilisateur averti, parfaitement en mesure de percevoir les différences avec « l’original », et en même temps capable d’aboutir à l’effet désiré sur le consommateur : celui de générer le lien mental avec le produit imité ou, dans certains cas, de rendre les deux pratiquement identiques.
Les protections alternatives : une incitation à la création ?
Malgré ces limites, en raison des caractéristiques précédemment exposées, le dessin et modèle (enregistré ou non) s’est néanmoins affirmé comme un outil efficace pour suivre les rythmes du monde de la mode – rythmes non seulement enduré dans les coulisses des défilés mais dictés par de véritables besoins commerciaux.
Cependant, le dupe contribue à rendre ces rythmes encore plus pressants : en effet, la présence excessive de « copies » et d’alternatives de toutes sortes fait ainsi que le produit innovant soit perçu comme vieux peu de temps après sa mise sur le marché, rendant sa forme banale, déjà vue, remplaçable.
S’il y a quelque temps, un vêtement devenait vintage après une vingtaine d’années, aujourd’hui la soif de nouveauté est (apparemment) assouvie par la succession de micro-tendances, c’est-à-dire des tendances éphémères et de niche, suivies par les fabricants pour ne pas laisser échapper même une petite portion de consommateurs.
Dans ce contexte d’hyperconsommation, le dupe est le point de jonction d’un serpent qui se mord la queue : à la fois cause et conséquence d’un affaiblissement des valeurs telles que le raffinement, la créativité, la qualité. Ces nouvelles formes de « copie » à grande échelle sont désormais, dans certains cas, un véritable modèle économique – allant bien au-delà de la saine imitation qui a caractérisé pendant des années le secteur de la mode.
Pour ces raisons, la discipline jusqu’ici examinée pourrait se révéler insuffisante pour protéger les pièces qui incarnent l’essence de leur marque – et qui, en tant que telles, justifieraient une forme plus forte de monopole sur l’apparence d’un produit.
La marque de forme et le droit d’auteur se prêtent donc à ces fins, accordant au designer une protection nettement plus large, d’abord en termes de durée : la première est en effet renouvelable potentiellement sans limites, la seconde confère des droits patrimoniaux destinés à durer 70 ans après la mort de l’auteur et des droits moraux imprescriptibles.
De plus, le jugement de contrefaçon est ancré, dans le cas de la marque, dans le point de vue du consommateur moyen – ce qui, contrairement aux dessins et modèles, rend plus facile de démontrer la confusion pour les raisons susmentionnées ; d’autant plus dans le cas d’un produit original faisant l’objet du droit d’auteur, le risque de confusion n’est pas non plus pertinent (afin d’établir la légalité de la reproduction), le jugement se concentrant uniquement sur la reprise des caractéristiques originales.[3]
À l’ampleur de cette protection, correspondent toutefois une série d’obstacles à l’enregistrement de la marque de forme et à la reconnaissance du droit d’auteur. Obstacles qui se rendent nécessaires si l’on considère à quel point il est difficile pour un consommateur de présumer l’origine entrepreneuriale d’un produit en l’absence de signes graphiques ou d’en apprécier sa valeur artistique dans le contexte d’une production de masse.
En conclusion, en considération de cette gamme de stratégies (qui peuvent d’ailleurs être cumulées), il convient de noter que, bien que le mot dupe conserve dans son étymologie une certaine connotation trompeuse [4] , il ne s’apparente pas nécessairement, d’un point de vue juridique, à synonyme de « contrefait », pouvant tout aussi bien être qualifié comme une simple forme d’adulation.
Si ce phénomène peut à court terme produire l’effet positif de permettre l’accès à une série d’alternatives à un prix raisonnable, d’autre part, il est susceptible de déclencher une course à la compétitivité et un nivellement par le bas de la qualité et de l’innovation qui, à long terme, se traduirait par un désavantage pour le consommateur lui-même.
Face à une véritable revalorisation du port de copies bon marché, l’éducation du consommateur doit être accompagnée d’une stratégie adéquate de protection à travers les outils de la propriété intellectuelle. L’espoir est donc, en dernier lieu, que ceux-ci soient suffisants pour contenir les dérives affairistes et en même temps encourager les jeunes designers à continuer à créer.
Références
- ↑ 1 Proprietà industriale e intellettuale. Manuale teorico-pratico, a cura di Riccardo Perotti, Pacini Giuridica, 2021, Cap. VII.
- ↑ 2 Tribunale di Milano, Sentenza n. 6397/2015 (MAX MARA – LIU JO)
- ↑ 3Cass. n. 9854/2012;
- ↑ 4 dupe / d(y)oōp/• v. [tr.] “deceive; trick”, ou « short for duplicate, esp. in photography” – da The Oxford Pocket Dictionary of Current English