La chasse aux entrepositaires agrées d'alcool: l'engrenage vers un contentieux douanier international.

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Jean Pannier, avocat au barreau de Paris
Docteur en droit
Ancien membre du Conseil de l’Ordre
Aout 2019


La DGI avait mis des années à appréhender les subtilités de la fraude à la TVA (Carrousels et autres combines) la douane, pour sa part, en récupérant les anciennes régies des contributions indirectes devait découvrir de nouvelles activités et surtout une nouvelle règlementation concoctée par d’autres services. Le challenge consistait à transposer les nouvelles directives européennes en droit interne tout en simplifiant les anciennes règlementations relatives à la circulation des principaux alcools c’est-à-dire les vins et les bières.

Autrement dit, on allait assister à plusieurs secousses telluriques. Les premiers enquêteurs des douanes chargés de surveiller le respect des nouveaux articles du code général des impôts en matière de contributions indirectes qualifiaient d’entrée de jeu la règlementation applicable aux entrepositaires agréés d’alcool de système mal pensé et surtout criminogène. La suite ne les a pas démentis puisque le cancer n’a fait que se développer en contaminant d’ailleurs l’administration elle-même à divers échelons.

On a ainsi créé une activité à haut risque avec bien entendu des arrière-pensées budgétaires. Par exemple, sans qu’on comprenne bien pourquoi, certains entrepositaires agréés ont vu leur agrément retiré puis rétabli le mois suivant. Aujourd’hui le nombre des opérateurs agréés a rétréci comme peau de chagrin sans qu’on ait la certitude que les bons éléments ont pu échapper à la traque et surtout que les mauvais ont été repérés. Le système peut être considéré comme un échec même si personne ne souhaite le crier très fort.

Selon les périodes, la douane, après avoir laissé faire à peu près tout s’est lancée dans une chasse effrénée aux entrepositaires agréés « les fermant à tour de bras » selon l’expression d’un receveur régional. Les contentieux, on le verra, sont loin d’être terminés.

Cette situation a pris parfois des proportions inattendues lorsqu’une douane régionale a tenté désespérément de faire un exemple en lançant un rodéo judiciaire sans que sa hiérarchie se rende bien compte de ce que l’opération allait entrainer notamment sur le plan budgétaire. Le parquet ne s’est pas immédiatement rendu compte des risques de l’opération qu’il aurait été bien inspiré d’étouffer dans l’œuf. Il a, comme on dit dans le milieu judiciaire répressif, accepté de « bétonner » l’offensive douanière. L’avenir nous dira s’il a été bien inspiré.

L’esprit de la nouvelle règlementation

L’idée était louable, tout ce qui touchait aux anciennes réglementations des contributions indirectes était empreint d’une rigueur insupportable dont le propre était généralement de susciter la tentation de toutes les fraudes possibles et imaginables. Autrement dit, l’ancienne réglementation qui ne pouvait satisfaire que les esprits étroits des contrôleurs des indirectes baptisés du joli nom de « rats de cave » était en réalité un échec total. La fraude s’en donnait à cœur joie depuis 40 ans dans la plus totale opacité.

Les agents de la DGI affectés aux contributions indirectes furent remplacés par les douaniers qu’il fallait bien recaser à la suite de la disparition des frontières et commença alors une nouvelle ère bien pire que la précédente compte tenu des traditions douanières axées sur la lutte contre la contrebande. Les viticulteurs et autres professionnels relevant des anciennes régies subirent un traumatisme qui n’est toujours pas totalement résorbé. Erreur de casting diront les plus modérés des observateurs, mais on ne pouvait quand même pas remplacer les « rats de cave » par des fonctionnaires du ministère des anciens combattants.

En gros, la nouvelle réglementation a surtout eu pour effet de traumatiser les professionnels sérieux tandis qu’elle donnait des ailes aux truands de tout poil prêt à prendre des risques – surtout à distance et généralement depuis la Grande Bretagne – en profitant des failles de la règlementation. Et il y en avait comme on va le voir, le phénomène s’amplifiant inévitablement du fait des énormes différences de taux de taxes spécialement entre la France et la Grande Bretagne.

L’esprit de la réglementation, s’agissant d’une matière fiscale par nature, consistait surtout à fixer les règles du jeu lorsque les marchandises soumises à taxation circulent d’un pays à l’autre. On a bien compris qu’il s’agit en fin de compte de savoir quel pays va finalement, selon les différents cas de figure, encaisser les droits fiscaux qu’on appelle ici les accises.

Pour simplifier, deux systèmes ont été mis en place pour les entrepositaires agréés d’alcool qui voient débarquer principalement des camions de bière et de vins dans leurs entrepôts pour les réexpédier vers d’autres opérateurs qui ne sont pas nécessairement des entrepositaires agréés.

Le terme « entrepositaire agréé » signifie qu’ils ont déposé une demande d’agrément à l’administration des douanes qui leur délivre l’agrément en rappelant à chaque professionnel agréé qu’il existe une épée de Damoclès au-dessus de sa tête en cas de manquement aux exigences de la règlementation : c’est le retrait d’agrément. Les règles différent selon que l’entrepositaire agréé travaille en « droits acquittés » qu’il paye à la recette des douanes dont il dépend – dans ce cas les exigences sont moindres – ou en « droits suspendus » jusqu’à l’arrivée de la marchandise à destination dans un autre pays.

On l’aura compris, le risque fiscal réside évidemment dans le second système. Pour simplifier, disons qu’en période de laxisme douanier un transport muni de documents réguliers va pouvoir faciliter le passage de 10 ou 15 camions, grâce à la magie de la photocopieuse couleur, jusqu’à ce que le dernier se fasse contrôler – mais pas forcément - dans le pays de destination. C’est la loterie.

La fraude est donc bien réelle et l’administration française y a sa part de responsabilité. La douane française s’en tire relativement bien en rappelant que la fraude est fugace et donc difficile à appréhender ce qui justifie, selon elle, de maintenir des règles sévères qui échappent au droit commun de la preuve. Ce sont en réalité des présomptions douanières [1] acceptées pour l’instant comme telles par la Cour de cassation. Car la preuve de la bonne foi en matière douanière relève encore le plus souvent d’une mission impossible y compris à l’égard des contributions indirectes :

« En matière de contributions indirectes, l’intention de commettre les infractions résulte de la violation des prescriptions légales et réglementaires régissant les activités professionnelles des prévenus ; que le prévenu ne peut combattre cette présomption qu’en établissant sa bonne foi.

Encourt dès lors la censure, pour insuffisance et contradiction de motifs, l’arrêt qui, pour renvoyer les prévenus des fins de la poursuite, retient qu’ils ont pris des précautions même si elles se sont avérées insuffisantes et ne les dispensaient pas de toute vérification et que les éléments du dossier ne révèlent ainsi pas d’imprudences ou négligences fautives à leur charge, de sorte que l’élément intentionnel des infractions à la réglementation des contributions indirectes qui leur sont reprochées n’est pas caractérisé. » [2]

Le professeur Jeandidier considère que « l’appréciation souveraine, au vu d’éléments débattus contradictoirement, est un concept fuyant, allant d’une argumentation concrète véritable jusqu’à l’automatisme routinier le plus abstrait. La loi française a été ainsi trop facilement absoute. Ceci est d’autant plus regrettable que la force de la présomption est considérable… » [3]

Une vieille maxime enseigne pourtant que la présomption doit s’effacer devant la certitude. Elle n’est finalement pas si éloignée de la notion de « procès équitable » de l’article 6 de la Convention européenne. L’avenir européen des contentieux en cours nous éclairera.

Les règles du jeu

EMCS (Excise Movement and Control System) constitue le système européen qui a pour objet de mettre en place un suivi informatisé des mouvements intracommunautaires de produits en suspension de droits d’accises. Un mouvement est considéré comme intracommunautaire lorsque l’expéditeur et le destinataire sont situés dans deux Etats membres de l’Union européenne distincts ou, en cas d’exportation vers un pays tiers, lorsque le point de sortie du territoire communautaire est situé dans un autre Etat membre que l’Etat membre que l’Etat membre de l’expéditeur.

La dématérialisation du DAA (Document Administratif d’Accompagnement) constitue la caractéristique principale d’EMCS par rapport à l’ancien système de contrôle aux frontières. La directive 2008/118/CD du Conseil adoptée le 16 décembre 2008 et applicable depuis le 1er avril 2010 a instauré la mise en place du DAE (Document Administratif Electronique).

Les objectifs poursuivis par EMCS sont les suivants :

  • Simplifier les formalités administratives que doivent accomplir les opérateurs ;
  • Moderniser les moyens d’échange d’informations entre opérateurs et Etats membres ;
  • Permettre aux autorités douanières de mieux cibler les contrôles ;
  • Accélérer et sécuriser l’apurement des mouvements.


La mise en œuvre d’EMCS se traduit par le développement dans chaque État membre d’une application nationale à laquelle les opérateurs et les services douaniers de cet État membre doivent se connecter et qui assure aussi les échanges avec les applications nationales des autres États membres.

Pour la France, GAMMA (Gestion de l’Accompagnement des Mouvements de Marchandises soumises à Accise) est la télé procédure nationale permettant la mise en œuvre d’EMCS. A ce titre, GAMMA permet aux opérateurs français de créer des DAE (Documents Administratifs Électroniques) pour couvrir leurs mouvements intracommunautaires de produits en suspension de droits d’accises. De plus, afin d’unifier les procédures utilisées en circulation intracommunautaire et celles utilisées en circulation nationale, GAMMA permet également de couvrir les mouvements nationaux de produits en suspension de droits d’accises.

Enfin, dans le même souci d’harmonisation, la télé procédure GAMMA peut être utilisée pour produire des DSA (Documents Simplifiés d’Accompagnement), pour des mouvements de produits dont les droits d’accises ont été acquittés, en circulation nationale comme en circulation intracommunautaire. Les DSA établis au moyen de la télé procédure GAMMA doivent toujours être imprimés et l’exemplaire papier doit systématiquement accompagner la marchandise. En effet, d’une part la dématérialisation du DSA n’est toujours pas à l’ordre du jour au niveau européen et d’autre part, les destinataires des produits en droits acquittés ne sont, dans la plupart des cas, ni entrepositaires agréés ni destinataires enregistrés, et ne sont donc pas connectés à GAMMA.

Les opérateurs français concernés sont les entrepositaires agréés et destinataires enregistrés (ex OE : Opérateurs enregistrés) disposant d’un numéro d’accise et présents à ce titre dans le référentiel des opérateurs français (ROSA - relation EA/OE). Les opérateurs français effectuant du commerce intracommunautaire sont aussi enregistrés dans la base des opérateurs européens SEED (System of Exchange of Excise Data). L’obtention d’un statut (entrepositaire agréé, destinataire enregistré ou expéditeur enregistré) et son enregistrement dans les référentiels français (ROSA) et/ou européen (SEED) sont les conditions préalables à toute utilisation de GAMMA. Nous reviendrons sur ce point qui ne semble pas avoir été bien compris par les juridictions françaises. (2)

Les solutions du code général des impôts

Les règles applicables en matière d’accises au sein de l’UE sont édictées par la directive n° 2008/118/CE du 16 décembre 2008, le règlement n° 3649/92 du 11 septembre 1992 et le règlement CE n° 684/2009 du 24 juillet 2009.

Les textes réglementant l’activité d’entrepositaire agréé en France sont incorporés au code général des impôts : Livre premier : Assiette et liquidation de l’impôt ; Première partie : Impôts d’Etat ; Titre III : Contributions indirectes et taxes diverses. Ils sont issus de lois, d’ordonnances, de décrets et d’arrêtés ministériels : Art. 50-00 A ; 50-00 B ; 50-00 C ; 50-00 D ; 50-00 E ; 50-00 F ; 50-00 G ; 54 A ; 54 B ; 54 C ; 111 H bis ; 11 H ter ; 111 H quarter ; 111 H quindecies ; 286 H ; 286 I ; 286 J ; 302 D ; 302 G ; 302 M ; 302 O ; 302 P ; 494 ; 434 ; 435 ; 438 ; 451 ; 520 A ; 614 ; 614 A.

Le nouveau système mis en place prévoit que les produits soumis à accises peuvent circuler sous deux régimes différents :

  • Le régime en droits suspendus : le transport entre deux entrepositaires agréés s’effectue sous couvert d’un document d’accompagnement électronique (DAE) qui doit être apuré par le destinataire qui confirme ainsi la réception de la marchandise.
  • Le régime en droits acquittés : la marchandise peut circuler entre deux entrepositaires agréés ou entre un entrepositaire agréé et un opérateur non agréé sous couvert d’un document simplifié d’accompagnement (DSA) mouvement qui ne nécessite pas d’être apuré puisque les droits ont été payés.

La répression des infractions est prévue :

1° à l’article 1791 du CGI :

I. – Sous réserve des dispositions spéciales prévues aux articles ci-après, toute infraction aux dispositions du titre III de la première partie du livre Ier, et des lois régissant les contributions indirectes, ainsi que des décrets et arrêtés pris pour leur exécution, toute manœuvre ayant pour but ou pour résultat de frauder ou de compromettre les droits, taxes, redevances, soultes et autres impositions établies par ces dispositions sont punies d’une amende de 15 € à 750 €, d’une pénalité dont le montant est compris entre une et trois fois celui des droits, taxes, redevances, soultes ou autres impositions fraudés ou compromis, sans préjudice de la confiscation des objets, produits ou marchandises saisis en contravention, ainsi que de la confiscation des biens et avoirs qui sont le produit direct ou indirect de l’infraction. II. – L’amende prévue au I est remplacée par une amende de 15 € à 30 € pour les infractions aux dispositions de l’article 290 quater.

2° à l’article 1798 bis du CGI :

I. – Sont punis d’une amende de 15 € à 750 € : 1° Le défaut de présentation à l’administration ou de tenue de la comptabilité matières prévue au III de l’article 302 G ; 2° Le défaut de présentation des documents mentionnés au troisième alinéa de l’article L. 34 du livre des procédures fiscales ; 3° Le défaut d’information de l’administration dans les délais requis au premier alinéa du II de l’article 302 P ; 4° Sans préjudice du I de l’article 302 M bis, l’utilisation d’un document d’accompagnement sous forme papier au lieu d’un document administratif électronique, en infraction aux dispositions de l’article 302 M. 5° Le non-respect des obligations mentionnées au III de l’article 302 D bis, au second alinéa de l’article 407 et au dernier alinéa de l’article 572. II. – Chaque omission ou inexactitude relevée dans les renseignements devant figurer dans la comptabilité matières est punie d’une amende de 15 €. III. – Les infractions visées au présent article sont constatées et poursuivies et les instances instruites et jugées selon la procédure propre aux contributions indirectes.

3° à l’article 1799 du CGI :

Les manquements aux obligations prévues par le règlement (CE) n° 436/2009 de la Commission du 26 mai 2009 portant modalités d’application du règlement (CE) n° 479/2008 du Conseil en ce qui concerne le casier viticole, les déclarations obligatoires et l’établissement des informations pour le suivi du marché, les documents accompagnant les transports des produits et les registres à tenir dans le secteur vitivinicole sont sanctionnés : 1° (abrogé) 2° Pour les infractions aux règles relatives à l’obligation et aux modalités de tenue des registres : d’une amende de 15 € par omission ou inexactitude ou d’une pénalité dont le montant est compris entre une et trois fois, selon le cas, la valeur des produits dont l’inscription n’a pas été effectuée ou la valeur des produits sur lesquels ont porté les manipulations. Les infractions définies au présent article sont constatées et poursuivies et les instances sont instruites et jugées selon la procédure propre aux contributions indirectes.

4° à l’article 1801 du CGI :

En cas de condamnation pour infractions aux lois et règlements régissant les contributions indirectes, si la personne mise en examen n’a jamais été l’objet d’un procès-verbal suivi de condamnation ou de transaction, les tribunaux peuvent, dans les conditions établies par les articles 734 à 736 du code de procédure pénale, décider qu’il sera sursis à l’exécution de la peine pour la partie excédant la somme servant de base au calcul de la pénalité de une à trois fois les droits.

5° à l’article 1804 B du CGI :

En sus des pénalités fiscales prévues au I de l’article 1791 et aux articles 1791 ter à 1804 A, le tribunal ordonne le paiement des sommes fraudées ou indûment obtenues à raison de l’infraction. On remarquera qu’aucune de ces infractions n’est punie d’une peine privative de liberté.

Les failles de la règlementation

La douane elle-même, au plus haut niveau, déplore en aparté depuis l’origine - c’est-à-dire depuis 1993 - le caractère éminemment criminogène de la règlementation. Disons à sa décharge qu’elle ne l’a pas concoctée elle-même, les auteurs étant plutôt à rechercher chez les petits marmitons de Bruxelles et de Bercy.

Criminogène signifie principalement « pousse au crime ». Le génial système EMCS-GAMMA dont on attendait miracle a vu, au contraire, la fraude s’amplifier par une sorte d’effet turbo lié notamment à l’absence de contrôles physiques depuis la suppression des frontières intérieures et surtout aux disparités de taux qui aggravent le problème à chaque variation.

Tromper GAMMA par apurement fictif est vite devenu un jeu subtil pour quelques informaticiens. Pourtant les enquêteurs des douanes semblent avoir un peu rapidement lié le caractère fictif de l’apurement avec le présumé caractère fictif de l’entrepositaire destinataire. En effet, les entrepositaires agréés installés dans les autres pays de l’Union européenne ont tous reçus un agrément de leurs douanes respectives et surtout un numéro leur permettant de travailler en réseau (voir ci-dessus).

La nuance est importante par rapport à une situation où tout serait fictif c’est-à-dire l’apurement et l’entrepositaire agréé étranger lui-même. Ce qui n’est évidemment pas mais la nuance semble avoir largement échappé aux parquets qui font confiance à la douane.

Actuellement la douane va trop vite en besogne sans se soucier de vérifier si l’entrepositaire expéditeur avait connaissance ou pouvait avoir connaissance du caractère fictif de l’apurement. Ainsi, l’affirmation de la chambre criminelle selon laquelle « l’intention de commettre les infractions résulte de la violation des prescriptions légales et réglementaires régissant les activités professionnelles des prévenus » n’est-elle pas satisfaisante. En effet, l’entrepositaire expéditeur n’est pas l’auteur de l’apurement fictif c’est-à-dire, selon la formule de la chambre criminelle, de « la violation des prescriptions légales ». [4]

Ce qui revient à dire que le travail reste à faire puisque la responsabilité de l’apurement fictif, dans tous les contentieux en cours, n’est jamais recherchée. C’est le charme de la présomption.

Cela dit, la fraude est réelle et revêt de multiples formes ; statistiquement, les plus récentes études britanniques indiquent que le marché noir en GB représente 10% du marché des boissons alcoolisées. Les droits éludés sont astronomiques mais leur importance n’a pas encore défrayé la chronique. On peut distinguer deux périodes dans le système de fraude :

  • De 1993 à 2013 la France était le champion de la récupération des droits d’accises du marché noir britannique (500 € par camion de vin, entre 3.500 et 4.000 € par camion de bière) ;
  • De 2013 à aujourd’hui la fraude se caractérise par un système de « closing » principalement avec l’Italie et l’Allemagne. Le « closing » peut se résumer comme l’affirmation mensongère d’un apurement qui va mettre en difficulté au premier contrôle l’entrepositaire agréé expéditeur qu’il soit de bonne foi ou non. L’interprétation de la règlementation fait alors peser sur sa tête une sorte d’obligation de résultat qui n’est pas conforme aux textes.


Quand les droits sont acquittés en France, la douane ferme généralement les yeux – mais pas toujours - sur la destination réelle des camions. Par contre lorsqu’un opérateur agréé est dans le collimateur de la douane et qu’il travaille en droits suspendus, il doit s’attendre à un contrôle à postériori dans le délai de trois ans l’obligeant à fournir la preuve du passage en Grande-Bretagne alors que l’administration, par différents systèmes de contrôle, n’ignore pas que les camions sont passés. Ce système est donc un piège.

C’est dans ces conditions que les tribunaux correctionnels tentent parfois de prononcer la relaxe dans des situations où la bonne foi des prévenus leur paraît évidente. La Cour d’appel de Douai a plusieurs fois tenté de résister à la rigidité de la jurisprudence de la chambre criminelle (2) qui semble trop souvent oublier que le paragraphe 2 de l’article 369-2 du code des douanes selon lequel « Les tribunaux ne peuvent relaxer les contrevenants pour défaut d’intention » a été abrogé par la loi n° 87-502 du 8 juillet 1987 sur proposition de la Commission Aicardi. [5]

Cette jurisprudence ultra-rigoureuse de la Cour de cassation tourne aussi le dos à sa propre doctrine sur l’appréciation souveraine des juges du fond qui est un des piliers du droit pénal.

La douane française (principalement les directions de Lille et de Dunkerque), pendant près de 20 ans, a sciemment encaissé les droits d’accise correspondant au marché noir britannique. Elle justifie ses prises de guerre en s’appuyant sur une règle communautaire selon laquelle les droits sont perçus par le pays qui a constaté l’infraction. Mais la douane a surtout fermé les yeux sur les dérives du système qu’elle n’a fait qu’aggraver en accordant, par exemple, des cautions parfaitement symboliques à certains opérateurs qui faisaient pourtant circuler plusieurs milliers de camions par mois. Ce genre d’initiative étrange de certains receveurs régionaux ne semble pas cependant avoir suscité de réactions de la direction générale.

Pendant ce temps les douanes de sa gracieuse majesté (HRMC) se contentent de saisir au hasard les camions de bières et de vins au motif de double utilisation de documents de circulation.

On perçoit ici l’absence totale de cohérence par rapport à la logique du système mis en place en 1993. Chacun fait ce qu’il veut et plus particulièrement la France qui se contente de lancer quelques procédures d’assistance mutuelle internationale pour montrer qu’elle joue le jeu. Lequel jeu lui a rapporté quelques centaines de millions d’euros au préjudice du Trésor britannique qui, curieusement, ne s’inquiète jamais. Parfois l’incohérence se traduit par une double taxation, à la fois dans le pays de l’expéditeur et dans le pays du présumé destinataire.

On notera que la pratique du chacun pour soi à ses limites qui ne manqueront pas de surgir lorsque, par exemple, la douane française se lance dans plusieurs procédures judiciaires. Voulant leur donner un caractère exemplaire, elle n’hésite pas à y associer les parquets régionaux d’ordinaire plutôt frileux dans les affaires de douane à l’exception des affaires de stupéfiants. La justification de cette offensive judiciaire régionale aurait-elle échappé à la direction générale des douanes ?

Le fait est qu’ici le terrain est miné, l’occasion est donc idéale pour les opérateurs et – sait-on jamais – pour les Etats concernés eux-mêmes victimes d’énormes préjudices financiers de demander aux juges supranationaux de contrôler le respect, par les administrations et les juges nationaux, de la règlementation et des exigences de la notion de procès équitable.

Références

  1. J. Pannier Les abus de la présomption de contrebande, Droit pénal, juin 2019 Etude n°12
  2. Cass. crim. 12 septembre 2018. Bull. crim. n° 156
  3. W. Jeandidier Droit pénal des affaires, Dalloz 1991, p. 220
  4. Cass. crim. 12 septembre 2018. Bull. crim. n° 156
  5. J. Pannier Le droit douanier se modernise, Droit et pratique du commerce international 1988, Tome 14 n° 4, page 763