La diversité du prix dans le bail, commentaire sur l’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 22 octobre 2020 (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Daniel Kuri, Maître de conférences hors classe de droit privé, Université de Limoges (O.M.I.J.) EA 3177

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Février 2021





Les faits de l’espèce étaient on ne peut plus simples.

Le 28 juillet 2009, M. B...., ressortissant allemand écrivait à son amie suisse Mme J... Pour la remercier de lui avoir prêté de l’argent, il donnait à celle-ci « un droit d’habitation à vie » dans la résidence secondaire qu’il possédait en Haute-Saône. Ce courrier fut lui-même complété par une convention conclue le 24 novembre 2009. Dans ce document, les parties précisaient la nature et le contexte de leurs engagements réciproques. Ainsi, la convention indiquait que la jouissance de la maison avait été consentie à Mme J… à l’occasion de prêts d’argent qu’elle avait accordés à M. B....Par ailleurs, le contrat stipulait que « Mme J...décide de la durée et de l’usage de sa présence ».


Enfin, il n’était pas contesté que M. B... avait emmené ses meubles et vidé entièrement les lieux.


La convention mentionnait également le caractère gratuit de l’engagement réciproque des parties, mais faisait peser sur la bénéficiaire la charge de payer la moitié des frais de chauffage et d’électricité et de « s’occuper du jardin et de la maison ».


De plus, le préambule de la convention indiquait que la jouissance de la maison avait été accordée en considération des bonnes capacités de Mme J... en matière d’agencement et de décoration d’intérieur. La convention mentionnait, à ce titre, qu’elle avait réalisé d’importants travaux qui étaient énumérés (réparations isolées telles que réparation des conduites d’eau, démolition de la grange, aménagement du jardin, restauration des portes, rénovation de la deuxième salle de bain au 2ème étage, avec mention que cette rénovation avait été payée par Mme J... pour environ 80 % et que M. B... s’engageait à en reprendre le coût, diminué de la vétusté, en cas de déménagement de Mme J...).


Mme J... passa chaque année trois mois dans la maison jusqu’en 2014. Elle annonça, à cette date, à M. B....qu’elle s’y installerait à plein temps, pour sa retraite. M. B…lui signifia alors son désaccord.


Par courrier du 19 avril 2015, M. B... réclama à Mme J...la somme de 61.500 € en réparation de dégradations en lui enjoignant d’enlever ses meubles avant le 30 avril 2015 sous peine d’évacuation à ses frais. Ce qu’il fit, d’ailleurs, en reprenant possession des lieux. Enfin, par un nouveau courrier du 1er novembre 2015, M. B... déclara la « résiliation spéciale et sans préavis pour cause de menace [d’une voisine !] » du « contrat de location ». Mme J...engagea alors une action en justice et demanda que M. B....soit condamné à lui verser une rente à vie pour l’indemniser de la rupture de son « bail viager » , dont le terme devait être son propre décès.


Nous n’avons pas beaucoup de renseignements sur le jugement de première instance.


Il semble, cependant, que le Tribunal d’instance de Vesoul avait considéré que la convention qu’ils avaient conclue en 2009 n’était pas un « bail » car elle ne prévoyait pas de loyer. Le Tribunal avait pu, à ce propos, prendre appui sur l’article 1709 du Code civil selon lequel « le louage des choses » ne peut se faire que « moyennant un certain prix ».


Le jugement avait, néanmoins, pris en compte le préjudice matériel subi par Mme J...[1] . Mme J...avait interjeté appel de ce jugement. Devant la Cour d’appel de Besançon, Mme J...faisait valoir que la jouissance n’était pas « gratuite », mais qu’elle avait pour « contrepartie » une contribution aux charges d’énergie ainsi que la réalisation d’importants travaux auxquels elle avait consacré « des milliers d’heures de travail ».


La Cour d’appel de Besançon va examiner et répondre avec une grande minutie à l’ensemble des questions soulevées par Mme J… En premier lieu, la Cour constate que « les obligations des parties sont définies par deux écrits ; que tout d'abord, M. B..., par courrier du 28 juillet 2009 adressé à Mme J..., lui a expressément accordé "un droit d'habitation à vie dans l'immeuble à [...]" ; qu'ensuite, par contrat signé le 24 novembre 2009, les parties ont détaillé la nature et le contexte de leurs engagements réciproques ».


La Cour va, ensuite, examiner points par points la convention du 24 novembre 2009.


Ainsi, la Cour relève « que s'agissant de la durée, le contrat indique que la jouissance de la maison a été consentie à Mme J... à l'occasion de prêts d'argent qu'elle avait accordés à M. B..., mais sans que la durée de la jouissance apparaisse liée à celle du remboursement des prêts ; qu'aucune autre clause ne limite sa durée, le contrat stipulant au contraire que Mme J..."décide de la durée et de l'usage de sa présence" ». La Cour en conclue «  que cette clause du contrat, combinée avec la mention d'un droit à vie dans le courrier du 28 juillet 2009, établit que la jouissance accordée était viagère et non limitée à des séjours ponctuels comme le soutient M. B... »


De même, la Cour souligne « que, s'agissant de l'assiette de la jouissance [de la résidence secondaire], les pièces contractuelles montrent sans équivoque, en indiquant que "M. B... a emmené ses meubles (6 transports effectués vers [...] et [...] par I... U...)" et que "le piano a été offert à M. Q... D...", que le propriétaire avait vidé les lieux et que Mme J... pouvait jouir du bien dans son entier, et non de quelques pièces » . Par ailleurs, la Cour estime « que la jouissance à vie et entière du bien conférée à Mme J... n'est pas contredite par les attestations établies par des compatriotes de M. B... selon lesquels ceux-ci ont séjourné dans la maison pour leurs vacances, de tels séjours ponctuels n'impliquant pas que les droits accordés à Mme J... portent sur des séjours de même nature »


Enfin, la Cour considère « que s'agissant de la gratuité, le contrat la mentionne expressément, mais fait peser sur la bénéficiaire la charge de payer la moitié des frais de chauffage et d'électricité et de "s'occuper du jardin et de la maison" ; que de plus, le préambule du contrat indique que la jouissance de la maison a été accordée en considération des bonnes capacités de Mme J... en matière d'agencement et de décoration d'intérieur ; que le contrat mentionne à ce titre qu'elle a réalisé d'importants travaux ainsi énumérés : réparations isolées telles que réparation des conduites d'eau, démolition de la grange, aménagement du jardin, restauration des portes, rénovation de la deuxième salle de bain au 2ème étage, avec mention que cette rénovation a été payée par Mme J... pour environ 80 % et que M. B... s'engage à en reprendre le coût, diminué de la vétusté, en cas de déménagement de Mme J... ».


Analysant cette dernière clause, la Cour en déduit, avec force, « que cette clause révèle une corrélation entre la durée de la jouissance et le montant des travaux supporté par l'occupante, ce qui établit que les travaux étaient la contrepartie de la jouissance ; qu'il résulte de ces éléments que la jouissance consentie n'était en réalité pas gratuite, malgré la lettre du contrat, mais qu'elle avait pour contrepartie non seulement l'entretien courant du bien et une participation aux dépenses d'énergie, mais aussi la réalisation d'importants travaux de rénovation intérieure et extérieure ; que cette contrepartie constitue un prix et caractérise un contrat de bail, conformément à l'article 1709 du code civil, selon lequel le louage des choses est un contrat par lequel l'une des parties s'oblige à faire jouir l'autre d'une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s'oblige de lui payer" ; qu'ainsi, le contrat litigieux constituant un bail portant sur l'ensemble du bien et conclu pour la durée de la vie de la bénéficiaire, c'est au regard de cette qualification que doit être examinée la responsabilité des parties ».


Il s’agit donc bien, pour les conseillers bisontins d’un bail avec les conséquences que cela implique, notamment pour le propriétaire.


A ce sujet, la Cour rappelle « que M. B…, par courrier du 19 avril 2015,... a réclamé à Mme J... la somme de 61.500 € en réparation de dégradations et lui a enjoint d'enlever ses meubles avant le 30 avril 2015 sous peine d'évacuation à ses frais ; que par nouveau courrier du 1er novembre 2015, M. B... a prononcé la "résiliation spéciale et sans préavis pour cause de menace" du "contrat de location [...]"[2]  ».


Selon la Cour « de tels écrits établissent que M. B... a entendu mettre fin au bail et qu'il a repris possession des lieux ». La Cour considère ensuite «  que s'agissant d'un contrat de louage viager qui n'était pas arrivé à son terme, Mme J... étant vivante, M. B... ne pouvait y mettre fin que faute pour Mme J... d'avoir rempli ses engagements, en application de l'article 1741 du code civil, selon lequel "le contrat de louage se résout par la perte de la chose louée, et par le défaut respectif du bailleur et du preneur de remplir leurs engagements" ; qu'or, M. B... n'apporte pas la preuve, qui lui incombe, de manquements de nature à justifier la résiliation du bail ; que particulièrement, il ne justifie en rien des menaces sur une voisine visées dans son courrier de résiliation ; qu'en conséquence, il a mis fin au contrat sans droit, commettant ainsi une faute engageant sa responsabilité pour les préjudices qui en sont résulté » [3] .


Autrement dit, la rupture du bail par M. B... est fautive et de nature à engager sa responsabilité en tant que propriétaire du bien. Toujours, s’agissant de la responsabilité du propriétaire, la Cour aborde ensuite la question de la disparition des affaires personnelles de Mme J...

La Cour rappelle, à ce propos, que le contrat indique que « les meubles acquis par Mme J... pour la résidence de Beaujeu restent sa propriété et doivent être marqués. M. B... a emmené ses meubles (6 transports effectués vers [...] et [...] par I... U...). Le piano a été offert à M. Q... D.. ». D’après la Cour, « cette stipulation démontre que Mme J... avait installé des meubles lui appartenant dans la maison, confirmant ainsi les photographies versées aux débats ».


La Cour revient, ensuite, sur le fait que « M. B... a écrit à Mme J... pour la sommer de venir reprendre ses meubles avant le 30 avril 2015 sous peine de les faire enlever lui-même, ce qu'il ne conteste pas avoir fait, sans être en mesure de les restituer ».


Elle en conclue «  qu'il devra donc indemniser Mme J... de leur perte ; que toutefois, en l'absence de toute facture ou autre estimation chiffrée et au vu des seules photographies produites aux débats, la cour ne peut évaluer le préjudice à plus de 5.000 € ».


Par ailleurs, « s'agissant des frais de réinstallation, la disparition des effets personnels étant exclusive de frais de déménagement, l'indemnisation des frais de réinstallation de Mme J... se limiteront à des frais de prospection qui ne pourront être évalués à plus de 1.500 € ».


En ce qui concerne d’autres frais engagés par Mme J…, la Cour confirme le jugement en adoptant les motifs par lesquels le premier juge a exactement retenu que les pièces produites ne permettaient d'indemniser Mme J... que pour la somme de 1.156 € correspondant au montant de la taxe foncière de l’année 2013 [4] .


Enfin, sur la question essentielle des frais de location d’un bien équivalent – Mme J… ayant perdu la jouissance du bien qui lui avait été accordée à vie – la Cour estime que cette dernière « subit un préjudice égal au prix que lui coûterait la location d'un bien identique pour la même durée ». Rappelant que Mme J… « avance une valeur locative de 800 € par mois », la Cour considère « que les offres de location produites, au regard des prix indiqués mais aussi de la localisation du bien, ne permettent pas de retenir une valeur supérieure à 600 € par mois, soit 7.200 € par an » .


La Cour d’appel en conclut « que le préjudice est égal à la capitalisation d'une rente d'égal montant, soit – M. B... apparaissant avoir repris possession du bien au début de l'année 2015 et Mme J... étant alors âgée de 62 ans – la somme de 167.248,80 € ».


Enfin, s’agissant des travaux réalisés dans l’immeuble, mentionnés dans la convention, payés ou réalisés par Mme J…, la Cour note que celle-ci en « établit la réalité, sans toutefois les évaluer ».


Cependant, la Cour relève « que ces travaux ayant été faits en contrepartie de la jouissance gratuite et à vie du bien, ils ne peuvent être regardés comme préjudiciables que si leur contrepartie disparaît ; qu'or, tel n'est pas le cas, la jouissance perdue étant compensée par l'indemnité précédemment calculée, qui devient, par substitution, la nouvelle contrepartie des travaux ».


En conséquence, la Cour juge «  que le préjudice matériel subi par Mme J... s'établit ainsi à 174.904,80 € (5.000 + 1.500 +1.156 + 167.248,80) ; [qu’en conséquence ] le jugement sera infirmé en ce qu'il a retenu une valeur moindre ; que sur le préjudice moral de l'occupante, il résulte de la nature viagère de l'accord des parties, comme des importants travaux réalisés dans la maison ou encore des photographies qui montrent qu'elle en avait fait une agréable demeure, que Mme J... avait effectivement le projet de s'installer durablement dans cette maison, et que la destruction de ce projet par M. B... lui a causé un préjudice moral, que la cour évalue à 3.000 €. ».


Mécontent de cet arrêt, M. B… avait fait un pourvoi en cassation. Il faisait grief à l'arrêt de l’avoir condamné à payer à Mme J... diverses sommes en réparation de son préjudice pour différentes raisons.


Il soutenait tout d’abord « que le bail postulant la mise à disposition à titre privatif et exclusif du bien qui en fait l'objet, ne peut recevoir cette qualification la convention qui porte sur un immeuble affecté à un usage partagé entre divers occupants ; […], [qu’à cet égard] il avait souligné que le droit de jouissance qu'il avait concédé à Mme J... ne présentait aucun caractère exclusif, lui-même et ses amis ayant conservé le droit de séjourner dans la maison concurremment avec elle ; [enfin] qu'il résulte des constatations mêmes de l'arrêt que des compatriotes de M. B... avaient également séjourné dans la maison pour leurs vacances ; [qu’ainsi] « en qualifiant néanmoins le contrat litigieux de bail viager, et en retenant que ce bail portait sur l'ensemble du bien, sans s'être assurée que le droit de jouissance concédé à Mme J... était exclusif de tout droit concurrent du propriétaire lui-même ou des occupant de son chef, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 12 du code de procédure civile et 1709 du code civil »


Il estimait, ensuite, « que le bail postulant la mise à disposition d'un bien à titre onéreux, ne peut recevoir cette qualification la convention qui ne met à la charge du prétendu locataire aucune contrepartie réelle et sérieuse ; qu'en considérant qu'en dépit de la gratuité affirmée par le contrat litigieux, celui-ci pouvait être qualifiée de bail dès lors qu'il mettait à la charge de Mme J... certains travaux, tout en relevant que le contrat stipulait également qu'en cas de déménagement de Mme J..., ces travaux devraient lui être remboursés, ce dont il résultait que ce remboursement pouvait être exigé à tout moment et par la seule volonté de l'occupante et que l'exécution de travaux ne pouvaient donc constituer la contrepartie sérieuse et appréciable de la mise à disposition du bien, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles 12 du code de procédure civile et 1709 du code civil ».


Subsidiairement, il faisait valoir « que le principe de la réparation intégrale, sans perte ni profit pour la victime, exclut toute indemnisation excédant le préjudice réellement subi ; qu'ayant retenu que l'occupation de la maison litigieuse avait pour contrepartie l'entretien du bien et la réalisation de travaux, la cour d'appel ne pouvait fixer l'indemnisation de la privation de jouissance subie par Mme J... en considération de la valeur locative d'un bien de même nature, sans prendre en compte le fait que cette privation de jouissance avait pour corollaire l'extinction de l'obligation d'entretien et de réparation supposée constituer la contrepartie de l'occupation du bien litigieux, ni davantage tenir compte de cette charge particulière dans l'appréciation de la valeur locative d'un bien équivalent, sauf à violer le principe susvisé, ensemble les articles 1147 et 1149 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ».


Enfin, M. B... soutenait « que le principe de la réparation intégrale, sans perte ni profit pour la victime, exclut toute indemnisation excédant le préjudice réellement subi ; qu'en indemnisant la privation de jouissance subie par Mme J... sur la base de la valeur locative d'un bien de même nature loué à l'année, sans prendre en considération le fait que le bien litigieux, contractuellement destiné à l'usage de ‘‘résidence de vacances’’, n'avait nullement vocation à abriter la résidence principale et permanente de Mme J..., dont le domicile était fixé en [...], la cour d'appel a de nouveau violé le principe susvisé, ensemble les articles 1147 et 1149 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016. ».


La troisième chambre civile de la Cour de cassation va rejeter sèchement le pourvoi de M. B... en se prononçant d’abord sur la nature juridique de la convention passée entre M. B... et Mme J..., puis en statuant ensuite sur la question de la réparation intégrale du préjudice. S’agissant de la nature juridique du contrat conclu entre M. B.… et Mme J..., la troisième chambre civile rappelle que « la cour d'appel a relevé que la lettre de M. B... du 28 juillet 2009 attribuait expressément à Mme J... un ‘‘droit d'habitation à vie sur l'immeuble’’ et que le contrat du 24 novembre 2009 laissait à celle-ci le droit de décider de la ‘‘durée et de l'usage de sa présence’’. Elle a [également] constaté que la maison avait alors été entièrement vidée de ses meubles et que Mme J.… en avait pris possession en sa totalité. Elle a [enfin] retenu que les séjours ponctuels de M. B... et de certains de ses amis ne privaient pas celle-ci de la jouissance des lieux et que cette jouissance trouvait sa contrepartie dans l'obligation de payer la moitié des charges et de réaliser d'importants travaux de rénovation dont seuls ceux de la seconde salle de bains devaient être remboursés, diminués de la vétusté, si Mme J... décidait de déménager. »


Ainsi, selon la Haute juridiction, la Cour d’appel « a pu en déduire que la convention avait été conclue à titre onéreux et s'analysait en un bail viager dont la rupture sans motif et sans préavis par M. B... avait causé à Mme J... un préjudice dont il lui devait réparation. »


Ayant statué sur la nature juridique de la convention [5], la troisième chambre civile va alors se prononcer sur la question de la réparation intégrale du préjudice.


La troisième chambre civile considère, à ce sujet, que « la cour d'appel a retenu que la privation de la jouissance du bien, accordée à vie et en totalité à Mme J..., quel que soit son usage, devait être compensée par une rente viagère d'un montant égal à la valeur locative d'un bien identique dont elle a souverainement fixé le montant, au vu des éléments de comparaison produits, sans violer le principe de la réparation intégrale du préjudice. » . Elle en déduit que « le moyen n'est donc pas fondé ». La Cour rejette, en conséquence, le pourvoi de M. B...et le condamne aux dépens à payer à Mme J... la somme de 3 000 euros.


Cet arrêt est une illustration intéressante de la diversité possible du prix dans le bail [6]. On se rappelle que dans la mesure où le bail est un contrat onéreux, le prix ou le loyer en est un élément absolument essentiel. La qualification de bail suppose toujours, d’ailleurs, que le bailleur ait l’avantage de percevoir un prix ou un loyer.


Mais, comme on l’a observé, « Il n’est cependant pas nécessaire, en principe, que ce loyer soit stipulé en espèces. On peut valablement prévoir un loyer en nature [7] ». Les auteurs concèdent, certes, que cette hypothèse est rare mais elle est juridiquement possible [8].


Le contentieux qui a opposé M. B… à Mme J… en est un très bon exemple et il avait divisé les juges du fond.


Sur cette question essentielle du prix – qui permet de caractériser le contrat de bail – la Cour d’appel de Besançon avait infirmé le jugement du Tribunal de Vesoul en considérant que, malgré l’invocation de la gratuité de l’acte par M. B…, la jouissance avait, en réalité, une contrepartie avec d’importants travaux effectués par Mme J….La Cour soulignait, à ce sujet, qu’une clause de la convention prévoyait, « que cette rénovation a été payée par Mme J... pour environ 80 % et que M. B... s'engage à en reprendre le coût, diminué de la vétusté, en cas de déménagement de Mme J... ».


La Cour en déduisait, avec une grande autorité, « que cette clause révèle une corrélation entre la durée de la jouissance et le montant des travaux supporté par l'occupante, ce qui établit que les travaux étaient la contrepartie de la jouissance ; qu'il résulte de ces éléments que la jouissance consentie n'était en réalité pas gratuite, malgré la lettre du contrat, mais qu'elle avait pour contrepartie non seulement l'entretien courant du bien et une participation aux dépenses d'énergie, mais aussi la réalisation d'importants travaux de rénovation intérieure et extérieure ».


Elle concluait ce raisonnement en considérant « que cette contrepartie constitue un prix et caractérise un contrat de bail, conformément à l'article 1709 du code civil, selon lequel "le louage des choses est un contrat par lequel l'une des parties s'oblige à faire jouir l'autre d'une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s'oblige de lui payer ».


En conséquence, selon la Cour d’appel, « le contrat litigieux [constituait] un bail portant sur l'ensemble du bien et conclu pour la durée de la vie de la bénéficiaire ».


La Cour de cassation, rejetant le pourvoi de M. B…s’approprie totalement le raisonnement suivi par les magistrats bisontins en le synthétisant par une formule à la fois forte et concise. Selon la troisième chambre civile, « […] La convention avait été conclue à titre onéreux et s'analysait en un bail viager dont la rupture sans motif et sans préavis par M. B... avait causé à Mme J... un préjudice dont il lui devait réparation. »


Au vu des faits, de la convention elle-même passée entre les protagonistes et de l’interprétation de cette convention par les différents juges qui ont eu à connaître de cette affaire, on ne peut que regretter que cet arrêt n’ait pas eu les honneurs d’une publication, au moins dans le Bulletin des arrêts de la troisième chambre civile.

En effet, les arrêts sont plutôt rares sur cette question du prix et l’arrêt présentait un réel intérêt juridique par le travail de qualification fait par les différents juges, notamment par la Cour d’appel de Besançon pour arriver à caractériser, au travers notamment du prix – et de la diversité possible de celui-ci –, un contrat de bail, qualifié opportunément de viager par la Haute juridiction.


Il n’empêche que cet arrêt a été remarqué par Le Monde [9] et qu’au-delà des juristes, il peut intéresser le grand public. L’échange de services est, en effet, actuellement très « tendance ».


Il peut donc être risqué pour un propriétaire de mettre sa maison de campagne à disposition d’un tiers en échange de travaux. Ce dernier pourrait alors, à certaines conditions, devenir un locataire avec les conséquences que cela implique pour le propriétaire…


Enfin, sur la question de la réparation intégrale du préjudice, on notera – sans surprise aucune – le large pouvoir d’appréciation accordé, par la troisième chambre civile, aux juges du fond dès lors qu’ils ont motivé leurs décisions.


Références

  1. 1 De façon significative, la Cour d’appel de Besançon avait, en effet, considéré que « que le jugement sera infirmé en ce qu'il a retenu une valeur moindre ».
  2. 2 Avouons que pour une personne contestant l’existence d’un bail, la terminologie utilisée est particulièrement maladroite !
  3. 3 La Cour ajoutait que « la transaction invoquée par M. B... est sans rapport avec le présent litige, dès lors qu'elle porte exclusivement sur le remboursement des prêts d'argent et non sur la jouissance de la maison ».
  4. 4 Ce paiement de la taxe foncière par Mme J… était lui-même très surprenant ! Il s’agit en effet d’une taxe dont le paiement est supporté, en principe, par le propriétaire du bien…
  5. 5 La cour rejette ici la première et la deuxième branche du moyen du pourvoi.
  6. 6 Rappelons, à cet égard, que l’article 1709 du Code civil dispose que « le louage des choses » ne peut se faire que « moyennant un certain prix ».
  7. 7 F. Collart- Dutilleul et P. Delebecque, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 2019, p. 407, n° 453.
  8. 8 Ibid., n° 453.
  9. 9 R. Rivais, « Il prête sa maison en échange de travaux… », Le Monde, 5 décembre 2020, p. 21.