Le patronyme et l’entreprise (fr)

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Auteur : Emmanuel Pierrat,
Avocat au barreau de Paris
Juin 2017


Les professionnels du livre se servent assez fréquemment de leur propre patronyme pour baptiser leur société. C’est le cas de très nombreuses maisons d’éditions, mais aussi de grandes librairies indépendantes.

Las, au gré des faillites et des absorptions, certains ont véritablement perdu leur nom, faute d’avoir pris les précautions juridiques suffisantes. Et la Cour de cassation vient à nouveau de statuer, le 8 février 2017, sur un cas emblématique.

Rappelons en premier lieu que, à l’instar du secteur des produits de luxe, celui de l’édition a engendré les conflits les plus retentissants ; à tel point que les juristes spécialisés trouvent dans le secteur du livre les grands principes de la jurisprudence. La tendance de celle-ci a longtemps été en faveur des intérêts de l’entreprise au détriment de ceux de ses fondateurs ou de leurs héritiers.

L’affaire Bordas constitue en fait un cas emblématique. Associé minoritaire des éditions Bordas, Pierre Bordas avait quitté son entreprise et comptait en lancer une nouvelle. À cet effet, il entendait faire interdire l’usage de son nom à la première société qu’il avait fondée.

Bien après la fin du procès, en 1997, Pierre Bordas a d’ailleurs écrit dans son autobiographie, intitulée L’Edition est une aventure: « le nom d’un éditeur est primordial »… Las, les magistrats, notamment en appel, ont relevé que « Pierre Bordas n’est pas (…) fondé à faire interdire l’utilisation de son nom au titre de nom commercial, dans les productions et dans le matériel publicitaire de cette même société. (….) En effet, une telle utilisation apparaît conforme à la pratique en matière d’édition qui veut que le nom de l’éditeur entre fréquemment dans le titre même de l’ouvrage ou de la collection éditée.

En 1985, la Cour de cassation a finalement considéré que le fondateur s’était dépossédé de son patronyme par l’insertion de celui-ci dans les statuts.

En 1990, c’est un litige opposant Lucien Mazenod à la maison qu’il avait créée que tranchait la Cour de cassation. Cette fois encore, les magistrats suprêmes penchaient en faveur de la société. Là encore, c’était aux motifs que, par une cession implicite, « le patronyme était devenu un signe distinctif qui s’était détaché de la personne physique qui le porte pour s’appliquer à la personne morale qu’il distingue, et devenir ainsi objet de propriété incorporelle ».

Le fondateur d’une société peut donc souvent se voir déposséder de son nom, notamment si celui-ci est mentionné dans les statuts sans réserves particulières. Il convient dès lors, par exemple, de déposer préalablement et personnellement son patronyme à titre de marque, avant d’en concéder, par contrat, l’utilisation à l’entreprise qu’on entend parrainer.

C’est d’ailleurs sur le terrain du droit des marques que la Cour de cassation a rendu son arrêt du 8 février dernier. Le litige opposait Christian Lacroix, associé à de nouvelles entreprises, à la société qu’il avait originellement créée.

Les juges commencent par trier les nombreuses marques déposée par celle-ci : « le dépôt de marque avait été effectué, non pas pour distinguer les produits en identifiant leur origine, mais pour permettre à la société Christian Lacroix de l’opposer dans le cadre de l’action en contrefaçon introduite ». C’est pourquoi « ce dépôt avait été opéré de mauvaise foi, pour détourner le droit de marque de sa finalité essentielle ».

Les meubles et les tissus sont passés au crible, avant que le débat n’en vienne à la renommée de la marque, notion juridique permettant de contourner les difficultés la catégorisation des produits visés par celle-ci : « La renommée de la marque invoquée devait s’apprécier à la date d’exploitation du signe litigieux, soit en l’espèce au cours de l’année 2011 ». Or, selon le plan de continuation arrêté le 1er décembre 2009, la société Christian Lacroix avait cessé ses activités de haute couture et de prêt-à-porter pour se limiter à la seule gestion des licences de marques. (…) son chiffre d’affaires, qui s’établissait aux environs de 30 millions d’euros entre 2005 et 2008, était passé à 4,6 millions d’euros en 2012, généré à hauteur de 95 % par les licences de marques ». En outre, « l’exploitation de celles-ci concernait pour l’essentiel des produits commercialisés à l’étranger et n’attestait pas d’une renommée sur le territoire français ».

En outre, « les informations tirées des sondages réalisés en 2014 à la demande respective des parties démontrent que la renommée de la marque, dont la société Christian Lacroix aurait pu, en son temps, revendiquer le bénéfice, tenait à la place qu’elle occupait dans la haute couture lorsqu’elle avait pour créateur M. X... et que la marque était étroitement liée à ses anciennes activités mais que se révèle déclinante la connaissance qu’a désormais le public de la marque sous laquelle sont commercialisés, depuis la réorientation de son activité vers l’exploitation de licences de marques, des produits ressortissant du domaine des accessoires ou de la lingerie ».

Les magistrats ajoutent que « cette société ne fait pas état de parts de marché ou d’investissements consacrés à la promotion de la marque ». Elle « n’avait pas conservé aux yeux du public une renommée lui permettant de bénéficier de la protection élargie de l’article L. 713-5 du code de la propriété intellectuelle ».

Enfin, les juges abordent la cession d’’origine, celle par laquelle Christian Lacroix a vendu son âme… « Le contrat à exécution successive dans lequel aucun terme n’est prévu n’est pas nul, mais constitue une convention à durée indéterminée que chaque partie peut résilier unilatéralement, à condition de respecter un juste préavis ».

« En intervenant au côté de la société L.P.A. à la convention intitulée « cession de marque », signée le 3 avril 1987 entre celle-ci et la société Christian Lacroix », celui-ci « avait autorisé la cessionnaire à utiliser l’attribut de sa personnalité, que constitue son nom patronymique, afin d’exercer des activités commerciales et que ladite convention comportait des stipulations permettant à la société Christian Lacroix de se dispenser de l’autorisation (…) pour tout usage de son nom patronymique lors du dépôt d’une nouvelle marque ou pour étendre la masse des produits et services que la marque « Christian Lacroix » cédée était susceptible de couvrir ». Or, « ces stipulations, en ce qu’elles ne comportent aucun terme, se heurtent à la prohibition des engagements perpétuels résultant des dispositions de l’article 1780 du code civil et en déduit que, les engagements pris (par Christian Lacroix) étant nuls, celui-ci est fondé à faire grief à la société Christian Lacroix d’avoir déposé la marque communautaire « Christian Lacroix » sans son consentement préalable.

Au final, il faut comprendre que cette jurisprudence est plus en faveur des fondateurs d’entreprises auxquelles ils ont cédé leur nom. Ils peuvent mettre un terme relatif à la cession perpétuelle ou, à tout le moins, empêcher les entreprises d’étendre l’usage de leur patronyme au-delà des contrats d’origine.