Le potentiel de la blockchain en droit des sociétés (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
France >  Droit privé > Droit des affaires >  Droit des sociétés
Fr flag.png


Cabinet Bruzzo Dubucq en collaboration avec Leila Chikhi
Septembre 2018



Le terme de blockchain désigne un distributed ledger, un système de registre virtuel permettant de stocker un grand nombre de données relatives à des transactions et de garantir leur fiabilité.

Il y a deux types de blockchains :


  1. La blockchain privée qui n’admet qu’un nombre restreint d’utilisateurs acceptés après avoir reçu une autorisation,
  1. La blockchain publique qui admet un grand nombre d’utilisateurs, appelés nœuds. Les mineurs sont chargés de veiller sur les transactions et de les valider.


Les acteurs de la blockchain disposent tous d’un accès à ce registre et les mineurs doivent être suffisamment nombreux à valider une nouvelle transaction pour que celle-ci puisse y être inscrite.


Ce contrôle décentralisé au niveau des nœuds est gage de sécurité.


C’est sur cette technologie de la blockchain que s’appuient aujourd’hui les crypto-monnaies telles que le Bitcoin notamment.


En droit, il s’agit d’une vraie révolution, dont les applications sont nombreuses : transferts d’actifs, smart contracts (qui permettent de contracter sans intermédiaires), etc.


Il semble que le Droit des sociétés n’échappera pas à cette vague de fond qui happe l’ensemble du Droit et bouleversera à n’en plus douter beaucoup de pratiques juridiques actuelles.


En effet, sont déjà envisagées plusieurs innovations juridiques dans le domaine, certaines déjà consacrées par la législation.


Trois applications principales de la blockchain en Droit des sociétés sont à envisager.


La première est l’utilisation de la blockchain comme un registre infalsifiable pour inscrire les transactions et en garantir la traçabilité.


C’est une technique qui a été consacrée par deux ordonnances concernant les bons de caisse en 2016 et les titres financiers de sociétés non cotées en 2017.


La deuxième application possible est celle permise par la technologie du smart contract encore largement inexploitée, qui permet l’exécution automatique et sans intermédiaire d’un contrat.


Enfin, l’utilisation de la blockchain est à envisager pour permettre des levées de fonds, constituant un nouveau mode de financement des entreprises.


Un exemple d'application concrète de la technologie de la blockchain en droit des sociétés

Le registre des actionnaires dans les sociétés non cotées et le transfert des titres dématérialisés

L’utilisation de la blockchain en Droit des sociétés a déjà été consacrée notamment par une ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017 relative à l'utilisation d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé pour la représentation et la transmission de titres financiers [1].


Cette ordonnance prévoit à l’article L 228-1 du Code de Commerce que les « valeurs mobilières, quelle que soit leur forme, doivent être inscrites en compte ou dans un dispositif d'enregistrement électronique partagé au nom de leur propriétaire, dans les conditions prévues aux articles L. 211-3 et L. 211-4 du code monétaire et financier ».


Les actions concernées sont celles de l’article L. 211-1 du Code monétaire et financier, c’est-à-dire les actions émises par des sociétés non cotées.


Ainsi l’ordonnance prévoit la possibilité pour les sociétés par action non cotées d’inscrire la liste des actionnaires dans un « compte d’enregistrement électronique partagé » tel que la blockchain.


Elle permet aussi la cession de titre via cette technologie.


Ces dispositions adoptées par l’ordonnance témoignent de la volonté de couvrir le champ le plus large possible, dans le cadre de l’habilitation qui résulte de l’article 120 de la LOI n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dont l’objectif est d’« Adapter le droit applicable aux titres financiers et aux valeurs mobilières afin de permettre la représentation et la transmission, au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé, des titres financiers qui ne sont pas admis aux opérations d'un dépositaire central ni livrés dans un système de règlement et de livraison d'instruments financiers ».


Cette possibilité est une suite logique à celle offerte par l’ordonnance n° 2016-520 du 28 avril 2016 relative à l’enregistrement des opérations relatives aux bons de caisse qui fut la première reconnaissance de la technologie de la blockchain dans la législation française.


Le but ici étant d’une part d’alléger les formalités pour ces sociétés puisque le recours facultatif à un dépositaire devient inutile et, d’autre part, de faciliter les transferts de titres désormais échangeables autrement que par virement de compte à compte.


L’avantage réside aussi dans la sécurité et la fiabilité de l’information qui devient infalsifiable une fois qu’elle est inscrite dans la Blockchain.


L’enjeu est donc aussi d’être plus transparent.


L’outil « SMART CONTRACT » pour faciliter la vie des sociétés

En dehors du registre des actionnaires dans les sociétés non cotées et du transfert de leurs titres, de nombreux actes de la vie des sociétés pourraient être simplifiés et dématérialisés grâce à la technologie de la blockchain.


Il s’agit notamment des actes relatifs à la fois à la constitution des sociétés mais aussi à son fonctionnement et sa gestion courante.


L’outil smart contract est une application de la Blockchain. Il permet ainsi dans le cadre d’un contrat d’automatiser l’exécution de celui-ci dès lors que les conditions sont remplies.


Ainsi, à la création d’une société, l’article 1832 du Code Civil prévoit que les fondateurs « conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter ».


Dans ce cas précis, le contrat permettant la création de la société et ensuite l’immatriculation de celle-ci pourraient tout à fait être dématérialisés et automatisés grâce à la technologie de la blockchain.


Cela permettrait de rendre ces formalités plus rapides et moins coûteuses.


Durant la vie d’une société, l’utilisation de la blockchain et du smart contract pourrait aussi être envisagée pour permettre le vote des actionnaires. Cette possibilité a déjà été explorée par le NASDAQ [2] en 2016 concernant le vote des actionnaires de la bourse.


En effet depuis 2017, le code du commerce prévoit à l’article L 225-103-1, relatif aux sociétés par actions non cotées, que « dans les sociétés dont les actions ne sont pas admises aux négociations sur un marché réglementé, les statuts peuvent prévoir que, sans préjudice des dispositions du I de l'article L. 225-107, les assemblées générales extraordinaires mentionnées à l'article L. 225-96 et les assemblées générales ordinaires mentionnées à l'article L. 225-98 sont tenues exclusivement par visioconférence ou par des moyens de télécommunication permettant l'identification des actionnaires ».


Ainsi, la blockchain pourrait permettre l’identification des actionnaires au moyen d’une clé de sécurité et, par le biais d’un smart contract, automatiser l’enregistrement du vote et le calcul du résultat qui aurait alors l’avantage d’être le produit d’un vote infalsifiable.


Toujours concernant la gestion courante au cours de la vie de la société, il est possible d’imaginer l’utilisation des smart contract afin de sécuriser des pactes d’actionnaires et notamment les clauses concernant un droit de préemption.


Il serait ainsi possible de garantir l’exécution normale du pacte d’actionnaire et le respect du droit de préférence accordé aux associés sur les titres à vendre.


Les certificats d’action étant déposés sur la blockchain, le smart contract s’activerait en cas de vente à un tiers en générant ainsi un nouveau contrat de vente aux mêmes conditions mais à l’adresse des actionnaires et associés de la société.


Ces derniers disposeraient du même délai prévu par le pacte d’actionnaire pour accepter ou décliner l’offre.


Enfin le paiement des dividendes aux actionnaires pourrait être adossé à un smart contract permettant ainsi d’en automatiser le processus dans la mesure où la blockchain permet le transfert d’actifs sans intermédiaires.


Pour résumer, tout processus tendant à être dématérialisé, désintermédié et sécurisé gagnerait à être automatisé via un smart-contract.


Le champ d’application apparaît donc très large.


La blockchain source de nouveaux financements pour les entreprises

Une dernière application de la blockchain est à envisager concernant le financement des entreprises, via la technique déjà reconnue par la Loi des minibons et mais aussi via le mécanisme de levée de fonds, l’initial coin offering (ICO).


Les mini bons, introduits par l’ordonnance n° 2016-520 du 28 avril 2016, sont une sous-catégorie des bons de caisse. Les bons de caisses sont des titres remis par les entreprises en échange d’un crédit qui leur est accordé.


Les mini bons ont été créés spécialement pour les plateformes de financement participatif, les sociétés de financement ne pouvant utiliser les bons de caisse, avec l’objectif de les rendre simples d’utilisation.


En effet, l’article L223-12 du Code Monétaire financier prévoit que « l’émission et la cession de minibons peuvent également être inscrites dans un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant l’authentification de ces opérations, dans des conditions, notamment de sécurité, définies par décret en Conseil d’Etat ».


Ainsi l’émission, le transfert de propriété et la cession des mini bons pourront se faire via la blockchain, de manière dématérialisée et sécurisée sans intervention d’un intermédiaire tel une banque, sur une plateforme de financement participatif.


C’est aussi ce principe de désintermédiation qui gouverne la technique de l’initial coin offering.


Ce mode de financement participatif permet de récolter de grosses sommes d’argent directement auprès des investisseurs sans avoir à obtenir l’aval d’une banque ou d’un fonds d’investissement sur leur projet.


Néanmoins dans la pratique les entrepreneurs sont contraints d’opérer une première ICO afin de financer des intermédiaires qui vont être aptes à encadrer l’ICO destinée à financer le projet : des avocats, conseillers bancaires…


Les entreprises qui souhaitent opérer une levée de fonds doivent tout d’abord présenter un projet et faire la publicité de celui-ci afin d’intéresser les potentiels investisseurs.


Ensuite, elles émettent des « tokens » qui permettront aux investisseurs :


  • Soit de les échanger contre des cryptomonnaies et de spéculer sur leur valeur ;
  • Soit de les utiliser dans le cadre du produit ou du service que la société ayant recourt à l’ICO souhaite produire.


Parallèlement, un smart contract peut être mis en place pour gérer la levée de fonds et l’automatiser tout en sécurisant son déroulement.


D’énormes sommes d’argent ont ainsi pu être récoltées, des entreprises françaises comme DomRaider en 2017 ont pu lever par ce biais jusqu’à 65,89 millions de dollars afin de financer un projet de ventes aux enchères de noms de domaine internet dont les transactions appuyées sur la blockchain seraient sécurisées.


Au niveau mondial, ce sont des milliards de dollars qui ont déjà pu être récoltés grâce à cette technologie.


Jusque-là, sans cadre juridique précis, ce mercredi 12 septembre 2018 la commission spéciale de l'Assemblée nationale chargée de l'examen du projet de loi Pacte a adopté l’article 26 du projet, relatif à la création d’un régime français des offres de jetons, offrant ainsi un cadre juridique à ces opérations.


Cet article définit les Initial Coin Offering et soulève le problème de la qualification juridique de ces jetons qui ne correspond pas tout à fait à celle des titres financiers.


Il est ainsi prévu que l’AMF délivre « un visa aux acteurs qui souhaiteraient émettre des jetons destinés notamment au marché français pour le financement d’un projet ou d’une activité, sous réserve qu’ils respectent certaines règles de nature à éviter des abus manifestes et à informer et protéger l’investisseur ».


Ce nouveau cadre juridique fait de la France un pays précurseur dans le domaine de la blockchain.