Le procès de Bobigny : La cause des femmes (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Me Emmanuel Pierrat
Extrait du livre "Les grands procès de l'Histoire - De l'affaire Troppmann au procès d'Outreau" . Editions de la Martinière



  • AUTOMNE 1971 VIOL, PUIS AVORTEMENT DE MARIE-CLAIRE CHEVALIER
  • 11 OCTOBRE 1972 AUDIENCE DE MARIE-CLAIRE CHEVALIER DEVANT LE TRIBUNAL POUR ENFANTS DE BOBIGNY
  • 22 NOVEMBRE 1972 PLAIDOIRIE DE ME GISÈLE HALIMI POUR LA DÉFENSE DES INCULPÉES ADULTES, PUIS VERDICT
  • 17 JANVIER 1975 PROMULGATION DE LA LOI VEIL RELATIVE À L'INTERRUPTION VOLONTAIRE DE GROSSESSE


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Il n'est pas rare que des procès fassent avancer le droit. Quelques-uns font même avancer la société. Le procès de Bobigny, à l'automne 1972, fut l'un d'eux : il marqua une étape essentielle dans la lutte des femmes pour le droit à l'avortement. Les débats autour de cette affaire, fortement médiatisés, cristallisèrent le moment où l'opinion bascula en faveur de l'avortement, ouvrant ainsi la voie à la loi Veil qui serait votée deux ans plus tard, en novembre 1974. En France, jusqu'à cette date, l'avortement tombait sous le coup de la loi de 1920 :le crime d'avortement était passible de la cour d'assises; de plus, la contraception étant assimilée à l'avortement, toute propagande anticonceptionnelle était interdite. Cette loi très dure, votée au lendemain de la Grande Guerre, alors qu'il était urgent de repeupler une France saignée à blanc par quatre ans de boucherie dans les tranchées, loin de s'assouplir avec les années, ne cessera au contraire d'être renforcée par les gouvernements suivants.

Ainsi, la loi de 1939, qui promulgue le Code de la famille, accentue la répression avec la création de sections spéciales de policiers chargées des contrevenants. En 1942, sous Vichy, l'avortement devient crime d'État. Pour l'exemple, une avorteuse est même condamnée à mort et guillotinée en 1943. Plus de quinze mille condamnations à des peines diverses sont prononcées jusqu'à la Libération - qui accorde le droit de vote aux femmes, mais leur dénie encore celui d'avorter.

Il faut attendre la loi Neuwirth, en 1967, pour que la contraception, enfin autorisée, sorte du champ répressif. L'avortement, en revanche, reste hors-la-loi : même si les tribunaux se montrent plus cléments dans les peines prononcées, les procès demeurent monnaie courante. Cette situation engendre de nombreux avortements clandestins, qui se terminent souvent en drames, faute de mesures d'asepsie suffisantes. Elle crée par ailleurs une forte inégalité entre les femmes qui ont les moyens de se faire avorter dans un pays étranger plus libéral (la Suisse, l'Angleterre...) et celles qui doivent s'en remettre aux avorteurs et avorteuses clandestins. Enfin, le maintien d'une législation vieille de plusieurs décennies, alors que les femmes prennent, à partir des années 1960, un poids croissant dans la société, devient anachronique. Lors de la création, en 1970, du Mouvement de libération des femmes (MLF), en pleine effervescence post-soixante-huitarde, ses fondatrices fixent, parmi leurs premiers objectifs, de se battre pour la légalisation de l'avortement.

Quelques mois plus tard, au printemps 1971, un grand coup est frappé avec la publication du « Manifeste des 343», par lequel trois cent quarante-trois femmes, pour la plupart célèbres (Catherine Deneuve, Agnès Varda, Françoise Sagan, Stéphane Audran, Marguerite Duras, Ariane Mnouchkine, Françoise Fabian...), déclarent avoir avorté. Le Monde et France Soir ayant préféré décliner la publication d' tel brûlot, c'est finalement Le Nouvel Observateur qui l'accueille dans ses pages grâce, notamment, à l'activisme de Nicole Muchnik, une journaliste de l'hebdomadaire et à la complicité bienveillante de Jean Daniel le directeur de la rédaction. Soutenu par le MLF, le Manifeste a reçu l'appui, décisif, de Simone de Beauvoir. C'est d'ailleurs « Castor » (surnom qui lui vient de la proximité de son nom avec l'anglais beaver, signifiant "castor") qui rédige la version finale du texte : «Un million de femmes se font avorter chaque année en France. [...] Je déclare que je suis l'une d'elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l'avortement libre.»

Banderole du MLF, photographie de Simonet, 28 mars 1971

La parution du Manifeste dans Le Nouvel Observateur du 5 avril 1971 a un retentissement considérable. La semaine suivante, Cabu - l'immense Cabu - s'interroge en couverture de Charlie Hebdo : « Qui a engrossé les 343 salopes ?» La formule restera, non comme une insulte mais comme un titre de fierté : le «Manifeste des 343 salopes» marque la première étape d'un parcours devant aboutir à la loi Veil. Cependant, malgré la demande, par des voix autorisées - quelques personnalités politiques et, surtout, du corps médical -, sinon de l'abrogation de la loi de 1920, du moins de son net assouplissement, le législateur ne bouge pas. Et les tribunaux continuent de sévir...

C'est dans ce contexte qu'intervient le procès de Bobigny. À l'automne 1971, une jeune fille, Marie-Claire Chevalier, est victime d'un viol. Un garçon fréquentant le même lycée que Marie-Claire l'a attirée à son domicile sous prétexte de lui faire écouter de la musique et abusé d'elle sous la contrainte. Marie-Claire, qui n'a que seize ans, tombe enceinte. Elle est issue d'un milieu très modeste : sa mère, Michèle, simple employée à la RATP, élève seule ses trois enfants - Marie-Claire et ses deux sœurs - et peine à joindre les deux bouts. Si Marie-Claire met au monde son enfant, c'est la misère assurée. La mère de la jeune fille se renseigne alors sur le prix d'un avortement clandestin pratiqué, en cachette, par certains médecins - ce qui donne au moins l'assurance d'une sécurité sanitaire. 4500 francs. C'est beaucoup trop : la mère de Marie-Claire ne gagne que 1500 francs par mois, dont un tiers sert à payer le loyer. Elle décide donc de faire appel à une «faiseuse d'anges », une avorteuse qui, pour 1200 francs « seulement », se chargera du travail. Aux risques et périls de la patiente. De fait, l'avorteuse introduit une gaine de fil électrique dans le vagin de Marie-Claire. Trois semaines plus tard, celle-ci doit être conduite aux urgences : une infection s'est déclarée. Les médecins qui la soignent, compatissants, se contentent de la «gronder ». Marie-Claire rentre chez elle sans être davantage inquiétée. Mais, croisant son violeur, elle a le tort de lui raconter qu'elle s'est débarrassée de l'enfant dont il l'avait engrossée. Quelque temps plus tard, le garçon est arrêté pour un larcin dans une voiture. Il négocie la clémence des policiers en échange de la dénonciation de l'avortement de Marie-Claire.

Marie-Claire est inculpée d'avortement illégal, ainsi que sa mère et la «faiseuse d'anges ». Par ailleurs, deux collègues de Michèle Chevalier, qui lui ont fourni le nom de l'avorteuse, sont inculpées pour complicité. La justice entend donc condamner quatre adultes - quatre femmes - et une mineure, Marie-Claire. Désemparée, Michèle Chevalier cherche un avocat qui puisse les défendre, elle et sa fille. Mais elle ne connaît personne, n'a pas de relations. Déambulant dans les rayonnages de la bibliothèque du comité d'entreprise de la RATP, où elle cherche l'inspiration, elle tombe alors sur un livre coécrit par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Djamila Boupachat[1], du nom de cette militante de l'indépendance algérienne, arrêtée, torturée et violée par des soldats français... avant d'être traduite en justice. C'est Gisèle Halimi, une jeune avocate de trente-quatre ans, qui s'était chargée de sa défense lors du procès, retentissant, qui eut lieu en 1961. Née en 1927 à Tunis, Gisèle Halimi s'était inscrite au barreau de cette ville en 1949, avant de rallier celui de Paris en 1956. L'affaire Djamila Boupacha lui a valu une notoriété qui fait d'elle l'une des - très rares, à l'époque - femmes avocates célèbres. Mais Gisèle Halimi n'est pas uniquement une militante anticolonialiste : elle est aussi une féministe convaincue. Elle a bien sûr signé le «Manifeste des 343» en avril 1971 et a participé, quelques semaines plus tard, en juillet 1971, à la fondation de l'association Choisir la cause des femmes. Contactée par Michèle Chevalier, elle accepte tout naturellement de prendre sa défense - non sans la mettre en garde : «Ça va être difficile », lui confie-t-elle.

Gisèle Halimi aura l'intelligence tactique de transformer cet énième procès d'avorteuse en procès politique de l'avortement. Le moment est bien choisi : le «Manifeste des 343 » a insufflé un débat dans l'opinion, qui ne s'est pas encore éteint. La loi de 1920 est de plus en plus perçue comme relevant «d'un autre âge» et vecteur de ségrégation sociale, puisqu'elle ne touche désormais que les pauvres. Usant de ses réseaux, Gisèle Halimi s'ingénie, avec l'association Choisir la cause des femmes, à faire monter la pression médiatique tout au long des semaines précédant le procès. L'avortement devient un sujet de débat public - et même l'un des principaux sujets du moment.

Du fait de la minorité de Marie-Claire, l'affaire est scindée en deux. La jeune fille comparait d'abord seule, devant le tribunal pour enfants de Bobigny, le 11 octobre 1972 - lequel tribunal est alors logé... dans des préfabriqués. L'audience se tient à huis clos mais, dehors, les associations féministes font entendre leur colère. Marie-Claire est relaxée le jour même, au motif qu'elle aurait souffert de « contraintes: d'ordre moral, social, familial, auxquelles elle n'avait pas pu résister ». Ce verdict de clémence, supposé apaiser les esprits, les échauffe au contraire : « Ce n'est qu'un début, continuons le combat », clament les manifestantes assemblées devant le tribunal, à l'énoncé de verdict.


Verdict du Tribunal de Bobigny: de gauche à droite, Me Gisèle Halimi, Michèle Chevalier,Michel Rocard, secrétaire national du PSU, et Marie-Claire Chevalier, à la sortie, photographie AFP, 22 novembre 1972


Pour les inculpées majeures, l'audience cette fois publique, se déroule un mois plus tard, le 8 novembre 1972. C'est le « gros morceau » de l'affaire. Malgré la froideur automnale l'ambiance, à Bobigny, est ce jour-là électrique. La salle du tribunal, trop petite, n'a pas pu accueillir tout le public qui voulait y entrer: des centaines de manifestants, dont des célébrités aussi diverses qu'Agnès Varda ou Aimé Césaire, se pressent dehors. À l'intérieur, c'est un défilé de personnalités à la barre : Simone de Beauvoir, le professeur Paul Milliez, le prix Nobel de médecine Jacques Monod... Mais le clou de la journée, c'est la plaidoirie de Gisèle Halimi. Une plaidoirie magistrale - souvent, même, qualifiée d'« historique » -, dont nous ne résistons pas au plaisir de citer l'introït :
«Je ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme. [...] Si notre très convenable déontologie prescrit aux avocats le recul nécessaire, la distance d'avec son client, sans doute n'a-t-elle pas envisagé que les avocates, comme toutes les femmes, étaient des avortées, qu'elles pouvaient le dire, et qu'elles pouvaient le dire publiquement comme je le fais moi-même aujourd'hui. [...]
« Ce que j'essaie d'exprimer ici aujourd'hui, c'est que je m'identifie précisément et totalement avec Mme Chevalier et avec ces trois femmes présentes à l'audience, avec ces femmes qui manifestent dans la rue, avec ces millions de femmes françaises et autres.
« Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma pratique quotidienne. Et si je ne parle aujourd'hui, Messieurs, que de l'avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une loi d'un autre âge, c'est moins parce que le dossier nous y contraint que parce que cette loi à laquelle je dénie toute valeur, toute applicabilité, toute possibilité de recevoir aujourd'hui et demain le moindre sens, que parce que cette loi est la pierre de touche de l'oppression qui frappe la femme. [...] C'est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans argent et des sans relations qui est frappée. Voilà vingt ans que je plaide, Messieurs. [...] Je n'ai encore jamais plaidé pour la femme d'un haut commis de l'État, ou pour la femme d'un médecin célèbre, ou d'un grand avocat, ou d'un PDG de société, ou pour la maîtresse de ces mêmes messieurs. Cela s'est-il trouvé dans cette enceinte de justice ou ailleurs? Vous condamnez toujours les mêmes, les "Madame Chevalier".»

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Photo AFP conf de presse 1973.JPG

L'argumentation de Gisèle Halimi insiste beaucoup sur l'aspect d'inégalité sociale du problème. Non seulement l'avortement clan-destin - avec ses suites sanitaires et judiciaires -est réservé aux pauvres, mais, cercle vicieux, ce sont aussi les pauvres qui se retrouvent le plus souvent en position d'avorter, faute d'éducation sexuelle ou d'accès à la contraception - en 1972, la contraception, rendue légale depuis seulement cinq ans, est encore, essentiellement l'apanage des milieux favorisés. Et Gisèle Halimi d'interroger le tribunal : «Voulez-voue contraindre les femmes à donner la vie par échec, par erreur, par oubli? Est-ce que le progrès de la science n'est pas de barrer la route l'échec, à la fatalité? [...] Supposez que Marie-Claire ait décidé d'avoir cet enfant. Pensez-vous véritablement qu'elle aurait pu le garder, l'éduquer décemment, le rendre heureux et continuer de s'épanouir elle-même? [...] Dire que la loi, bonne ou mauvaise, est la loi, est un refus de prendre ses responsabilités, et aussi - je le dis très franchement - ce n'est pas digne de ce que doit être la magistrature.» En conclusion, elle appelle bien sûr à la relaxe des prévenues et ajoute, prophétique : «Ce jugement de relaxe sera irréversible et, à votre suite, le législateur s'en préoccupera.» Le tribunal relaxe les deux collègues de Michèle Chevalier poursuivies pour complicité. Michèle Chevalier est condamnée à 500 francs d'amende avec sursis et l'avorteuse à un an de prison avec sursis. Il ne s'agit donc pas d'une relaxe pleine et entière pour les quatre prévenues, mais les deux peines prononcées sont si symboliques que le verdict, considérant sa médiatisation, ne peut que faire jurisprudence : il sera désormais impossible, en France, de condamner l'avortement. Gisèle Halimi a vu juste : dès lors, le législateur n'a plus qu'à revoir sa copie. Ce dont se chargera Simone Veil - la même Simone Veil qui, magistrate au sein du ministère de la Justice lors de l'affaire Djemila Boupacha, était intervenue en faveur de la jeune femme... -, dès son accession au ministère de la Santé, au printemps 1974. La suite est connue.

Marie-Claire Chevalier, exposée bien malgré elle aux feux des projecteurs, s'empresse ensuite de retourner à l'anonymat. Elle est devenue aide-soignante et exerce près d'Orléans. En 2005, pour les trente ans de la promulgation de la loi Veil, la ville de Bobigny a donné son nom à la passerelle reliant le parvis du tribunal au centre-ville. Et, en février 2013, la même municipalité a baptisé une rue de Bobigny du nom de Gisèle Halimi. C'était la` première fois qu'un avocat vivant recevait une telle distinction.


Référence

  1. Paris, Gallimard, 1962