Les budgets participatifs d’investissement : un dispositif politique et/ou un dispositif citoyen ? (fr)

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Auteur: Saoudi Messaoud, Maître de conférences HDR en droit public. Faculté de droit de l'Université Lyon 3 Jean Moulin
Date: Mars 2019



Le développement des budgets participatifs d’investissement (BPI) dans certaines communes françaises depuis les années 1990, sur le modèle des expériences conduites en Amérique latine interroge : s’agit-il de replacer le citoyen au cœur de l’action publique locale (dispositif consacrant une « expertise citoyenne ») et/ou de rechercher une légitimité face à la « crise de système politique représentatif » ?. Cette défiance à l'égard du politique s'accroît en contexte de contrainte financière subie par les collectivités territoriales depuis la crise économique et sociale de 2008 ; il s'agit par ce dispositif de BPI de sensibiliser voire de responsabiliser le citoyen en l'intégrant dans le processus budgétaire local annuel afin de sauvegarder l'expertise des élus et partant leur légitimité politique.

Par budget participatif, on entend le dispositif visant à inclure le citoyen dans la procédure budgétaire annuelle. Centré sur les opérations d’investissement, ce processus suit par conséquent le calendrier légal d’élaboration et d’exécution de tout budget public.

On rappelle qu’un budget public se caractérise par le fait qu’il est à la fois un acte de prévision et d’autorisation des dépenses et recettes adopté par une assemblée élue par les citoyens-contribuables. Un budget public est la traduction financière d’un programme politique qui engage ici pour l’essentiel les finances publiques locales. On comprend que les budgets participatifs (la commune de Morsang-sur-Orge en région parisienne semble avoir initié cette expérience en Europe avec le lancement en 2001 de son premier budget participatif d’investissement (BPI) après la mise en place dès 1997 de dispositifs expérimentaux de participations citoyennes), qui sont des processus de démocratie participative (Guillaume GOURGUES, Les politiques de démocratie participative, PUG, Coll. Libre Cours, mai 2013,148 p.) ; Marie-Hélène BACQUE et Yves SINTOMER(dir.), avec la collaboration d’Amélie Flamand et Héloïse Nez, La démocratie participative inachevée, mars 2010, Adels-Yves Michel éditeurs) permettant aux citoyens d’affecter une partie de leur budget d’investissement municipal à des projets d’intérêt général, vont subir le mouvement dit New public management(NPM) que connaissent la gestion des finances locales partie intégrante des finances publiques nationales. Le mouvement européen de nouvelle gestion publique centré sur le concept de performance au sens d’une gestion publique par les résultats, va inciter les décideurs publics à réorienter leur administration et ses services vers les besoins réels des administrés. Ces derniers semblent désormais placés au centre des organisations publiques locales. Une telle analyse permettra de répondre à notre problématique centrée sur le concept de performance issue de la nouvelle gestion publique et éclairée par la théorie de l’agence en suivant une méthodologie consistant en l’étude d’expériences menées dans certaines villes françaises et d’entretiens conduits auprès de responsables institutionnels et citoyens engagés dans ce dispositif.

La performance publique au contraire de la performance privée est complexe par la pluralité des buts ou objectifs qu’elle se fixe : il s’agit de satisfaire à la fois tout citoyen sans condition d’âge et de nationalité (efficacité du projet d’investissement), le citoyen-contribuable (efficience du projet) et l’usager (qualité du service). Pour ce faire, le citoyen est intégré au processus décisionnel selon des modalités adaptées à chaque territoire de l’action publique. Si cette logique économique de « bonne gestion financière » devient prégnante, elle n’exclut pas la logique politique (transparence et information du citoyen). En France, les expériences menées en matière de budgets participatifs d’investissement (BPI) semblent poursuivre ces deux logiques. Il semble toutefois que ces expériences semblent privilégier la dimension participative sur la dimension strictement budgétaire au regard à la fois de la contrainte financière subie à l’heure actuelle par les collectivités territoriales notamment les communes (certaines régions françaises expérimentent également le BPI en particulier la région Poitou-Charente depuis 2005 et la région Nord Pas de Calais depuis 2012 en matière d’investissement dans les établissements scolaires (notamment les lycées en ce sens, Yves SINTOMER, Anja RöCKE et Julien TALPIN « Démocratie participative ou démocratie de proximité ? Le budget participatif des lycées du Poitou-Charentes », L’Homme et la société, 2009/2 (n° 172-173), p. 303-320. DOI : 10.3917/lhs.0172.0303). On relève par ailleurs que la part budgétaire allouée aux projets d’investissement est somme toute assez réduite (cette part représentant en moyenne 5 % des dépenses totales d’investissement). La théorie de l’agence qui distingue la dimension stratégique (ici les grandes orientations budgétaires définies par le mandant qui est l’autorité publique locale élue) et la dimension opérationnelle (le mandataire qui est la société civile locale participant à l’élaboration et de la mise en œuvre des projets) nous semble pertinente pour interroger ces expériences locales de budgets participatifs d’investissement (BPI) : ces expériences constituent-elles au fond un dispositif politique (caractère partisan du processus reconnaissant la seule expertise du politique) ou bien un dispositif citoyen (caractère non partisan consacrant l’expertise citoyenne) voire les deux à la fois.

La performance publique imprime en tout cas à ces BPI un caractère particulier : celui de sensibiliser voire de responsabiliser le citoyen-contribuable sur les délicats arbitrages que doivent opérer les élus locaux dans le choix et le financement des projets au regard des finalités multiples d’intérêt général et aussi des contraintes financières imposées par l’Etat et/ou l’Union européenne du fait de l’appartenance de la France à la zone euro. Cette coresponsabilité, qui contribue à la fois à former et à informer le citoyen-contribuable sur la gestion locale sous contrainte en termes de finalité et de financement publics, tend à asseoir et à renforcer la légitimité de l’autorité municipale élue. Pour ce faire, notre démarche consistera à suivre et à comprendre comment des idées se transforment en projets en insistant sur les dispositifs de participation mis en place (vote physique et/ou vote électronique) au profit des habitants et/ou des collectifs les représentant (conseils de quartiers, associations, entreprises), dispositifs dont le choix n’est pas neutre quant aux résultats et à l’évaluation de ces expériences de BPI. L’analyse par ailleurs des interactions entre institutions, agents publics et citoyens permettra de relever les enjeux et le jeu des acteurs en présence. On note ainsi la nécessité pour l’administration locale de s’adapter au « circuit court » entre la décision et la mise en œuvre du BPI attendu par les citoyen-contribuables qui y ont contribué.

Les budgets participatifs d’investissement constituent-ils une nouvelle forme de recherche de légitimité (dispositif politique) et/ou de performance de l’action publique locale (dispositif citoyen)  ? Peut on combiner logique économique et logique politique ? L’analyse des expériences de budgets participatifs conduites par certaines villes (Paris, Rennes, Grenoble …) et formalisées par des documents souvent mis en ligne, analyse complétée par des entretiens et questionnaires soumis aux acteurs institutionnels (élus et agents des collectivités publiques, représentants d’associations…) et non institutionnels (habitants, citoyens et non citoyens). A l’issue de cette démarche méthodologique, le BPI paraît constituer un outil d’aide à la décision publique qui, dans un contexte budgétaire contraint (baisse continue des dotations de l’Etat) et un contexte politique de crise (hausse continue du taux d’abstention électorale), conduit à mobiliser l’ « expertise citoyenne » tout en maintenant la primauté de l’expertise politique. Le succès de ces budgets participatifs est lié à la nécessité de concilier logique économique (performance de l’action publique) et logique politique (légitimité des décideurs publics). Cette conciliation doit se refléter dans les institutions publiques et privées, principaux acteurs se situant tant au niveau de l’initiative qu’à la mise en œuvre de ces expériences de budgets participatifs d’investissement (BPI).

On l’observe à travers le développement croissant des BPI et leur limite marquée notamment par un cadre juridique et extra juridique et des principes notamment budgétaires assez contraignants.

Le développement des budgets participatifs d’investissement

Les BPI sont surtout développés par les communes et suscités par les technologies de l’information et de la communication (TIC).

Des expériences françaises développées depuis les élections locales de 2014

On observe depuis 2014 année d’élections municipales en France un nombre croissant de communes qui recourent aux budgets participatifs (on en dénombre 25 en 2017 dont 22 qui se sont lancées dans cette expérience en 2014). En 2018, on en dénombre près d’une cinquantaine de communes intéressées par le lancement d’un BPI (soit le double en quatre ans) ; ces communes sont de toute taille géographique et démographique (allant de 1800 habitants pour la petite ville de Couhé proche de Poitiers à 2,2 millions d’habitants pour Paris). On peut relever que 13 communes à la population inférieure à 20 000 habitants représentent plus de la moitié de l’effectif total, soit 52% ; 4 communes de 20 000 à 50 000 habitants, soit 16% ; 3 communes de 50 000 à environ 100 000 habitants, soit 12%; 4 communes de plus de 100 000habitants ; il s’agit ici de quatre grandes villes (Metz, Dijon, Grenoble et Rennes), soit 16% ; 1 commune de plus d’un million d’habitants ; dans cette catégorie, une seule ville en France : Paris, 2,240 millions d’habitants. Près de 88% de ces communes comptent au moins trois ans d’expérience de budgets participatifs dont certains couvrent le territoire de la ville et d’autres certaines parties du territoire seulement (conseils ou comités de quartiers). La fraction du budget consacrée aux projets citoyens est d’environ 5% du budget total d’investissement soit environ 12€ par habitant en moyenne en 2017. Certaines villes se fixant même un objectif de 25 % de son budget d’investissement sur dix ans. C’est le cas de la Ville française de Grigny dans l’agglomération lyonnaise (Rhône) et ce sur la période décennale 2004 -2014. Il s’agit souvent, pour les villes les plus expérimentées, d’une programmation budgétaire d’une durée équivalente à celle du mandat politique de la municipalité (6 ans).

A cet égard, on relève que si à l’origine ces budgets participatifs avaient une certaine couleur partisane (partis idéologiquement marqués à gauche sur l’échiquier politique à l’instar des partis d’Amérique du sud notamment au Brésil ayant lancé ces expériences en faveur des classes sociales pauvres en réorientant les ressources publiques en leur faveur), on observe en France, depuis le lancement de telles initiatives par les autres partis de l’échiquier politique, que le caractère idéologique est moins prononcé (on observe d’ailleurs la même tendance à la « dépolitisation » des BPI en Amérique latine notamment au Brésil, Yves Cabannes, « Expansions et défis des budgets participatifs en Amérique latine », Territoires, janvier 2007, p.42-45). Ce développement prodigieux des BPI communaux est semble t-il dû à la généralisation et la diffusion dans les zones rurales notamment des technologies de l’information et de la communication (TIC) : ainsi collectivités publiques numériques et société numérique sont désormais intimement liées (Circulaire du 26 mai 2011 relative à la création du portail unique des informations publiques de l’État « data.gouv.fr » par la mission « Etalab » et l’application des dispositions régissant le droit de réutilisation des informations publiques, JORF, 27 mai 2011). Il s’agit de susciter des administrations publiques innovantes par une réutilisation de leurs données par les développeurs et entrepreneurs. Le code français des relations entre le public et l’administration a de ce fait subi certaines modifications depuis la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique (loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JORF, 8 octobre 2016) afin de renforcer la transparence de la vie publique et la confiance des citoyens dans les institutions de la République numérique . Les « civic tech » s’inscrivent dans ce mouvement général et expliquent en grande partie le succès des BPI.

Des expériences suscitées par les « civic-tech »

On note que cette forme de démocratie participative au moyen d’une action citoyenne sur la répartition du budget d’investissement doit son succès au développement prodigieux des nouvelles technologies de l’information et de la communication (les « civic-tech ») : d’ailleurs la consultation et la décision des citoyens sur le budget final à allouer aux projets retenus s’effectue pour l’essentiel par voie électronique (près de 70% des communes ont à cet effet mis en place une plate-forme digitale). La digitalisation des opérations de recueil et de choix des projets facilite l’accès au dispositif et suscite l’implication de chacun. L’intérêt porté à ce dispositif ne se limite pas au seul citoyen-contribuable, la participation est ouverte à toute personne résidente de la commune sans condition d’âge et de nationalité, ce qui renforce l’intérêt porté à tout projet financé par ces budgets participatifs d’investissement. Il est utile d’évoquer certaines pratiques de BPI pour relever certains invariants du fait de la généralisation de l’internet via des plate-formes collaboratives.

Le budget participatif privilégiant l’investissement public local a pour caractéristique majeure d’être visible et perçu comme légitime par le citoyen si le projet répond à ses besoins et améliore son cadre de vie. Il s’agira en tout cas de connaître les modalités d’élaboration et d’exécution de ces budgets participatifs à travers quelques expériences documentées et souvent mises en ligne par de grandes villes françaises (notamment Paris, Rennes, Grenoble …).

Des budgets participatifs d’investissement encadrés et soumis à certains principes

La finalité d’intérêt général de l’action publique locale au moyen des BPI exige le respect de normes juridiques impératives mais aussi de certaines valeurs institutionnelles. Ce qui rappelle les limites de ces expériences de BPI.

Le respect de normes juridiques

Les BPI sont cependant strictement encadrés : le projet proposé par les citoyens, doit s’inscrire dans le cadre des compétences légales et/ou réglementaires de la commune ; il doit sur le plan financier correspondre à des dépenses d’investissement sans entraîner d’importantes dépenses de fonctionnement. La contrainte budgétaire actuelle du fait de l’appartenance de la France à la zone euro conduit à intégrer le principe européen de « bonne gestion financière » qui peut se résumer au respect de la « règle des trois E » (efficacité, efficience et économie dans la gestion des deniers publics). Les opérations d’investissement ont le mérite de s’écarter quel que peu de ces contraintes budgétaires car elles ont la particularité d’enrichir le patrimoine des collectivités territoriales. Cette latitude d’action financière se manifeste par une part plus ou moins importante du budget consacré aux dépenses d’investissement. Cette part semble croître avec la taille de la collectivité publique. Ce « patrimoine commun » enrichi par un financement communal de projets individuels et/ou associatifs favorise l’implication des citoyens et leur participation active à l’élaboration et à la mise en œuvre de ces projets d’investissement local. Mais au respect des normes juridiques s’ajoute une exigence de conformité à certaines valeurs institutionnelles.

Le respect de valeurs institutionnelles

Le respect des valeurs institutionnelles reviennent à réaffirmer le principe de la démocratie locale qui pour l’essentiel se résume au principe de la démocratie représentative : l’élection demeure le seul fondement de la légitime politique locale, le BPI constitue un approfondissement de la démocratie participative ne remettant pas en cause ce principe dominant le fonctionnement des institutions publiques locales françaises. Le BPI apparaît comme une réponse à la crise de défiance envers les élus. Il semble constituer un dispositif majeur pour renouer la confiance publique.

Toutes ces expériences rappellent le respect de certaines valeurs établies sous forme le plus souvent d’une charte de la démocratie locale. Sans réelle portée juridique, cette charte contient les valeurs qui fondent toute démarche de BPI : égalité des candidats soumettant un projet local d’investissement, et rejet de tout projet contraire aux valeurs démocratiques notamment aux principes de non discrimination et de liberté.

La réussite de ces expériences de BPI peut contribuer à élargir son champ d’application du niveau communal au niveau régional (Espagne, Italie) voire au niveau national (Portugal) plus largement en Europe (Yves SINTOMER, Carsten HERZBERG, Anja RÖCKE, Les budgets participatifs en Europe. Des services publics au service du public, 2008, édition La Découverte, 366 p.). Cette tendance constatée en Europe semble s’accélérer depuis la crise financière de 2008 qui non seulement a réduit la capacité d’action publique financière mais aussi interroge la légitimité du pouvoir politique national comme local à répondre aux besoins réels du citoyen-contribuable. L’expertise citoyenne est alors recherchée afin d’améliorer la performance de l’investissement public local et/ou national. Ces expériences de BPI peuvent enfin inspirer des Etats en transition démocratique (Osmany PORTO de OLIVEIRA, Le transfert d’un modèle de démocratie participative: Paradiplomatie entre Porto Alegre et Saint-Denis, Éditions de l’IHEAL, 5 mars 2015, 154 p) et pays ayant connu une phase autoritaire du régime notamment les pays d’Europe centrale et orientale et aussi certains pays du Maghreb (Manuel GOERHS, « Budgets participatifs : S’approprier la dialectique de la gouvernance participative locale », L’Année du Maghreb, 16 | 2017, mis en ligne le 10 juillet 2017, consulté le 20 novembre 2017. DOI : 10.4000/anneemaghreb.3061) : ces Etats semblent à la recherche d’une démocratie locale (décentralisation du pouvoir pour intégrer la diversité territoriale) afin d’asseoir et de renforcer la démocratie nationale (centralisation du pouvoir pour garantir l’unité territoriale). Les BPI peuvent contribuer, selon une démarche ascendante (du local au national) à l’édification d’un Etat fort car légitime. L’empowermentcitoyen (développement du pouvoir d’agir du citoyen) n’est-il pas une réponse à la crise des finances publiques en général et des finances publiques locales en particulier ?