Nouvelles règles de preuve : (première) application à la vidéosurveillance

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Franc Muller, avocat au barreau de Paris [1]
Février 2024



Quels sont les moyens de preuve recevables pour contester son licenciement ?

Le contexte

Dans le procès prud’homal, la preuve des faits litigieux tient une place décisive.

C’est particulièrement vrai dans le cas d’un licenciement, l’employeur invoquant des manquements, ou une faute, du salarié justifiant son éviction de l’entreprise.

Quand le salarié conteste son licenciement, deux types d’interrogation se posent.

D’une part, les faits invoqués par l’employeur sont-ils exacts, objectifs et matériellement vérifiables (ou procèdent-ils de simples affirmations qui ne sont pas étayées) ?

Et plus encore, les circonstances dans lesquelles il a obtenu ces informations sont-elles licites, ce qui pose la question de la recevabilité des modes de preuve.

D’autre part, sur qui repose la charge de la preuve ?

En d’autres termes, qui doit établir les griefs visés dans la lettre de licenciement : est-ce à l’employeur, qui les allègue, de justifier leur réalité, ou au salarié qui en conteste l’existence de démontrer leur caractère fallacieux ?

La charge de la preuve

En matière de licenciement, il y a lieu de distinguer la contestation du licenciement pour cause réelle et sérieuse du licenciement pour faute grave.

Dans le cas d’un licenciement pour faute grave, la règle est parfaitement établie : la preuve de la faute grave incombe à l’employeur, de sorte qu’il lui appartient de prouver non seulement la matérialité des faits, mais leur caractère de gravité.

En cas de licenciement pour cause réelle et sérieuse, qu’il s’agisse d’un motif personnel ou d’un licenciement pour motif économique, la charge de la preuve est partagée.

Le juge forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties, selon les dispositions de l’article L 1235-1 [2]du Code du travail.

Ainsi l’administration de la preuve du caractère réel et sérieux n’incombe pas spécialement au salarié ou à l’employeur, ce dernier doit néanmoins fonder le licenciement sur des faits précis et matériellement vérifiables.

En tout état de cause, le Code du travail pose une règle de faveur pour le salarié : « si un doute subsiste, il profite au salarié ».

Revirement à propos de la recevabilité des modes de preuve

Jusqu’à récemment, la jurisprudence fixait des limites précises à la recevabilité de certains modes de preuve.

L’employeur n’était ainsi pas admis à mettre en œuvre un dispositif de contrôle clandestin, et à ce titre déloyal, du salarié.

Pas davantage qu’il ne pouvait avoir recours à un stratagème pour contrôler un salarié (Cass. soc. 19 nov. 2014 n° 13-18749 [3]).

La loyauté régissant les relations entre les parties au contrat de travail, l’employeur comme le salarié n’étaient pas autorisés à s’en affranchir.

De sorte, par exemple, que l’utilisation par l’employeur de lettres piégées à l’insu du personnel avait été considérée comme un stratagème, rendant illicite le moyen de preuve ainsi obtenu (Cass. Soc. 4 juill. 2012 n° 11-30266 [4]).

Les filatures organisées subrepticement par l’employeur étaient pareillement sanctionnées (Cass. Soc. 26 nov. 2002 n° 00-42401 [5]).

La jurisprudence était en outre assez abondante à réprouver l’emploi de la vidéosurveillance pour licencier un salarié, lorsque les conditions légales n’étaient pas réunies.

L’employeur devait au préalable avoir informé le salarié et le CSE de l’utilisation de ce dispositif dans l’entreprise (article L 1222-4 du Code du travail [6]).

C’est ainsi qu’un système de vidéosurveillance de la clientèle, également utilisé par l’employeur pour contrôler les salariés, sans information et consultation préalables du CSE, avait été jugé illicite, et par conséquent, n’avait pu fonder le licenciement d’un salarié pour faute grave (Cass. Soc. 7 juin 2006 n° 04-43866 [7]).

Plus récemment, la surveillance constante d’un salarié au moyen d’une caméra vidéo avait été jugée attentatoire à sa vie personnelle et disproportionnée au but allégué par l’employeur, de sécurité des personnes et des biens, de sorte que les enregistrement ainsi réalisés lui étaient inopposables (Cass. soc. 23 juin 2021 n° 19-13856).

Des règles fragilisées par la dernière jurisprudence de la Cour de cassation

Dans une décision de principe, la Haute Juridiction est revenue sur cette position.

Dans un arrêt très largement commenté, l’Assemblée Plénière a jugé :

Il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

A l’aune de ces nouvelles exigences, la transcription d’enregistrements clandestins, même obtenue par un procédé déloyal, a pu être jugée recevable pour justifier le licenciement d’un salarié (22 déc. 2023 n° 20-20648 [8]).

Illustration en matière de vidéosurveillance

C’est désormais dans le cadre d’une vidéosurveillance mise en place par un employeur que le vent a tourné, autorisant l’utilisation de ce mode de preuve dans des conditions qui auraient été antérieurement jugées contestables.

Un employeur prétextant avoir constaté des écarts dans les stocks avait placé les salariés de l’entreprise sous une surveillance constante pendant une période déterminée afin de relever d’éventuels nouveaux manquements

Il avait décidé de suivre les produits lors de leur passage en caisse et de croiser les séquences vidéo sur lesquelles apparaissaient les ventes de la journée avec les relevés des journaux informatiques de vente.

Ce contrôle avait révélé plusieurs anomalies graves en moins de deux semaines en provenance de la caisse d’une salariée, que l’employeur avait alors licenciée pour faute grave.

La chambre sociale de la Cour de cassation valide l’utilisation de ce mode de preuve.

Elle approuve la Cour d’appel d’avoir mis en balance de manière circonstanciée le droit de la salariée au respect de sa vie privée et le droit de son employeur au bon fonctionnement de l’entreprise, en tenant compte du but légitime qui était poursuivi par l’entreprise, à savoir le droit de veiller à la protection de ses biens.

Elle a ainsi pu en déduire que la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces litigieuses étaient recevables (Cass. Soc. 14 fév. 2024 n° 22-23073 [9]).

Lourde charge pour les juges du fond, auxquels il reviendra de déterminer si ces dernières exigences sont observées….

Ce revirement risque fort de se faire au détriment des salariés !