Plaidoirie : Mahinour : lumière d’Égypte

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.

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Auteur : Maître Roxane Allot, avocate au Barreau de Genève - Prix du Mémorial et de la ville de Caen -
27e CONCOURS INTERNATIONAL DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS Dimanche 31 janvier 2016


Une cellule misérable. Une cellule sale. Une cellule minuscule. Un lieu détestable, où les âmes se perdent, où la vie quitte des corps exténués, mais où l’espoir continue de briller dans les yeux de Mahinour.


Nous sommes dans la prison pour femmes d’Al-Abadeya, dans la ville de Damanhour, en Égypte. En ce lieu détestable, Mahinour el-Masry purge sa peine.


Son crime ? D’être une avocate, militante pour les droits de l’homme dans son pays. Je serais, vous seriez, chers confrères, probablement des criminels en Égypte.


Mahinour el-Masry, jeune avocate de vingt-huit ans, a été condamnée en appel, le 11 mai 2015, à une peine de quinze mois de prison ferme et à une amende de cinq mille livres égyptiennes pour avoir protesté devant un poste de police d’El-Raml, pour avoir prétendument attaqué les policiers et le personnel du commissariat, et pour avoir insulté l’administration intérieure égyptienne.


Les faits à l’origine de sa condamnation remontent au 30 mars 2013, lorsqu’un groupe des Frères musulmans, alors au pouvoir en Égypte, arrêta un activiste soupçonné d’avoir fomenté un plan dans le but d’incendier le quartier général des Frères musulmans au Caire. Ses avocats, dont faisait partie Mahinour, demandèrent à assister à l’interrogation du suspect. Les policiers refusèrent catégoriquement. Les avocats, excédés, tentèrent de forcer l’entrée du commissariat de police, dans l’intention de l’occuper pacifiquement, afin de dénoncer le non-exercice des droits de la défense de l’activiste arrêté.


Malheureusement, Mahinour s’habitue à la prison. Elle a d’ailleurs affirmé ne pas craindre la prison ; je reprends ses mots « we do not like prisons but we are not afraid of it and at the end, freedom is in he hands of people, not the military and gares ». (Nous n’aimons pas la prison, mais elle ne nous effraie pas. Au final, la liberté est dans les mains du peuple, pas dans celles des militaires.)


Moubarak, Morsi, al-Sissi, je m’adresse à vous : enfermer Mahinour ne la réduira pas au silence, ne l’écartera pas de sa lutte pour défendre les opprimés en Égypte. Au contraire, vous renforcez sa rage, son envie de vivre, de défendre, de crier, de protester.


Mahinour a été enfermée aussi bien sous le régime de Moubarak, que sous celui de Morsi et du général al-Sissi. Je le disais, Mahinour a déjà été emprisonnée par le passé. En mai 2014, elle a été condamnée à deux ans de prison pour avoir pris part à une manifestation de soutien en l’honneur de Khaled Saeed, figure du printemps arabe. Khaled a été torturé, lynché, fracassé, par des policiers enragés, formés pour tuer. Des images de son corps à peine reconnaissable ont commencé à circuler sur la toile. L’information devint virale ; bientôt, ce fut toute la jeunesse égyptienne qui relayait les terribles images de la dépouille de Khaled.


En janvier 2015, nous scandions « Je suis Charlie ». En 2010, ils scandaient « Nous sommes tous Khaled Saeed ». Mahinour, elle aussi, était Khaled Saeed. Et c’est pour son soutien à cette figure du printemps arabe qu’elle fut condamnée à une peine de deux ans de prison et à une amende de cinquante mille livres égyptiennes.


Alors qu’elle purge cette première peine en 2014, elle se voit décerner le prix Ludovic-Trarieux 2014. Ce prix est remis chaque année à « un avocat sans distinction de nationalité ou de barreau, qui aura illustré par son œuvre, son activité ou ses souffrances, la défense du respect des droits de l’homme, des droits de la défense, la lutte contre l’intolérance sous toutes ses formes ». Les avocats membres du jury du prix exhortèrent le régime égyptien à immédiatement libérer Mahinour afin qu’elle puisse venir chercher son prix.


Ce vœu ne resta pas lettre morte, puisque Mahinour fut libérée en septembre 2014 pour se rendre un mois plus tard à Bordeaux et se voir remettre son prix en mains propres. À sa sortie de prison, le juge égyptien lui adressa comme un dernier reproche, sans comprendre qu’il ne fit qu’aiguiser l’envie de combat de Mahinour. Ainsi, il dit à son propos, qu’« elle était victime d’idées corrompues, à savoir la liberté, la justice sociale, l’égalité ». Mais, Monsieur le Juge, c’est avec plaisir que nous autres défenseurs des droits de l’homme acceptons ce genre de corruption ! À peine six mois après sa libération, Mahinour fut reconduite en prison où elle y est toujours, pour les faits que j’ai mentionnés il y a un instant.


Mahinour a bénéficié de l’appui de centaines d’avocats à travers le monde. Mais combien d’anonymes, qui ne sont pas avocats, qui ne sont pas épaulés par cette grande corporation, combien sont-ils, qui continuent de croupir dans des prisons égyptiennes pour avoir simplement manifesté ? Pour avoir simplement exprimé leurs idées ? Combien ont été torturés avant d’être sauvagement assassinés par les forces de police égyptiennes ? Eh bien, nous ne les comptons peut-être pas, mais Mahinour, elle, les compte, les accompagne, les défend, crie en leur nom.


Parmi ces anonymes oubliés, Karim Hamdy, avocat lui aussi de vingt-huit ans, militant, est mort au poste de police de Mattareya le 24 février 2015, à peine quarante-huit heures après son arrestation. Il semble avoir été torturé jusqu’à la mort. Le même jour, Emad el-Attar est mort dans ce même poste de police de Mattareya. Il partageait une cellule surpeuplée et était forcé de dormir dans les toilettes. Les agents lui versaient de l’eau dessus toute la nuit pour l’empêcher de dormir. Dans cette cellule surpeuplée où la fumée de cigarette vous étouffe, Emad a trouvé la mort. Ses codétenus ont bien essayé de prévenir les agents que leur compagnon d’infortune se trouvait mal ; ces derniers leur ont simplement dit de les avertir une fois qu’Emad serait mort ; ils viendraient chercher son corps.


Ezzata Adel Fattah, quarante-six ans, mort à Mattareya en mai 2014. Mostafa al Aswany, vingt-cinq ans, mort à Mattareya en avril 2014. Ahmed Ibrahim, mort à Mattareya. Vous l’avez compris : Mattareya n’est pas un poste de police : c’est un lieu où règne la mort en maître. Cette liste funeste est infinie ; je pourrais vous citer les noms de ces malheureux, sans discontinuer pendant de longues minutes. Selon la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, au moins 121 personnes sont décédées en détention en Égypte en 2014.


La police. Toi, police, dont le nom grec signifie pourtant « citoyenneté, administration, cité ». Toi, police, qui, dans ta nature intrinsèque, te dois pourtant de protéger les citoyens. Mais toi, police égyptienne, tu as abandonné ton peuple. Toi, police égyptienne, tu assassines. Tu n’es que la marionnette des dictateurs égyptiens successifs. Quand l’un est chassé, le suivant le remplace, mais toi, police égyptienne, tu restes immuable. Cruelle, implacable, inhumaine.


En 2014 avait pourtant surgi l’Espoir en Égypte. L’espoir d’adopter une constitution respectueuse des droits de l’homme. L’espoir de voir l’Égypte sortir de ce chaos sanguinaire et répressif.


Aux termes de cette Constitution, de nombreux droits étaient garantis. Pour n’en citer que quelques-uns : le droit pour toute personne arrêtée de bénéficier de conditions de détention conformes à la dignité humaine, le contrôle judiciaire des prisons et des lieux de détention, la liberté de pensée et d’opinion, l’interdiction de la censure, la liberté de réunion et d’association, la prohibition de toute forme de tortue ou de traitements inhumains.


Ce texte, bien qu’accepté par la voie d’un référendum populaire où le « oui » l’emportait à 98 %, reste une véritable mascarade. La mascarade, où ce déguisement étrange, cet accoutrement ridicule, travestit l’essence même des droits humains, en leur donnant l’apparence grotesque de seulement exister. Dans cette mascarade, c’est le régime égyptien qui y tient le premier rôle, en s’exprimant soit par la voix d’Hosni Moubarak, de Mohamed Morsi ou d’Abdel Fattah al-Sissi. Le peuple égyptien est seulement spectateur de ce désastre qui étouffe leurs vies. Parmi ces spectateurs dévastés, Mahinour occupe le premier rang. Jacques Prévert disait : « Quand la vérité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie. »[1] Mahinour l’a compris, et c’est ainsi qu’elle se bat, en premier lieu pour sa liberté d’expression. Sans ce droit élémentaire, pas de vérité. Sans vérité, pas de liberté.


Enfermée pour avoir dérangé le régime, Mahinour vit entre espoir et désespoir. Elle balance entre vie et survie. Elle survit, elle qui a perdu quinze kilos après avoir entamé une grève de la faim. La seule raison pour laquelle elle a cessé cette grève de la faim était sa peur de voir les autres femmes incarcérées la suivre. Mais Mahinour vit. Et vivra tant que la situation en Égypte perdurera, tant que des milliers d’innocents seront jetés en prison pour avoir simplement manifesté ; elle vivra, tant que les prisons et postes de police d’Égypte resteront de vastes cimetières.

En muselant Mahinour, ce sont des centaines de personnes que l’on réduite au silence. Ce sont toutes les personnes à qui Mahinour ne peut pas venir en aide ; tous ces innocents dont le seul crime est finalement d’avoir exercé une des libertés les plus fondamentales que connaissent nos sociétés : la liberté d’expression. Prenons par exemple le cas d’Hossam Bahgat

pas plus tard qu’hier (le 9 novembre 2015), la police égyptienne a

procédé à l’arrestation de ce journaliste indépendant, l’un des plus célèbres d’Égypte. Hossam a été inculpé pour « publication de fausses informations portant atteinte aux intérêts nationaux ». Mais Mahinour est enfermée, et sa voix, malheureusement, ne pourra s’ajouter à celles des avocats d’Hossam.


Un pays qui enferme les avocats est un pays en perdition. Un pays qui ne « joue plus le jeu », un pays qui abandonne les citoyens à leur triste sort.


Toi, Mahinour, avocate combative, acharnée, dont le seul crime est d’avoir appris à parler au nom des plus faibles. Toi Mahinour, que l’on enferme parce que tu déranges tant tu es percutante.


Toi, Mahinour, dont le prénom évoque la lumière en arabe, toi, dont des milliers de manifestants scandent le nom, en brandissant des portraits de Néfertiti, reine d’Égypte, à ton effigie !


Mahinour, ne perds pas espoir, puisque, tous aussi nombreux que nous sommes ce soir, dans cette salle du Mémorial de Caen, nous partageons ta cellule misérable, sale et minuscule dans laquelle tu es prostrée.


Je vous remercie pour votre attention !


References

  1. Jacques Prévert, « Intermède », Spectacle , Paris, NRF, 1951. (N.d.É.)