Sécurité des jeux olympiques et libertés publiques : le difficile équilibre

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
France > Droit public > Droit administratif > Droit constitutionnel


Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’Université de Versailles saint Quentin [1]
Mars 2024

À l'approche des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris en 2024, la sécurité devient une priorité pour la France. Un important dispositif a été déployé afin de garantir la sécurité durant cette période aussi attendue qu’appréhendée. L’équilibre entre sécurité et libertés publiques se pose alors en des termes délicats. Un évènement exceptionnel implique-t-il des mesures exceptionnelles ?

L’organisation des Jeux Olympiques peut-elle mettre provisoirement en suspens certaines de nos libertés ?

Depuis l’arrêt Heyriès, du 28 juin 2018, le droit français a intégré la notion de circonstances exceptionnelles. Maurice Hauriou y voyait une interprétation « hardiment constructive » des règles constitutionnelles, trouvant sa source dans les temps « anormaux , où le salut de l’Etat passe avant les convenances individuelles » ( S. 1922.3.49 : Revue générale du droit on line, 2015, numéro 15499 [2]). Depuis lors, la notion, née du premier conflit mondial, s’est adaptée à d’autres circonstances, les dernières mises en œuvre ont été liées au COVID. Mais un évènement exceptionnel n’entraine pas ipso facto un état juridique de circonstances exceptionnelles, notamment parce que celui-ci résulte d’une cause imprévue. En revanche, il est indéniable que les JO présentent un caractère exceptionnel, justifiant non pas une suspension des libertés publiques, mais un aménagement, intervenu sur le plan législatif avec la loi du 19 mai 2023 (n° 2023-380).

Cette loi, dont l’article 14 étend, pendant la période du 1er juillet 2024 au 15 septembre 2024, les pouvoirs du préfet de police de Paris dans les quatre départements limitrophes prend en compte les prévisions d’affluence du public et la nécessaire sécurisation des enceintes, des athlètes et des épreuves. L’Office du tourisme et des Congrès de Paris table sur 15,1 millions de visiteurs dont 1,2 millions d’étrangers. 10 millions de billets doivent être vendus, dont 3,25 millions déjà vendus. La cérémonie d’ouverture, même si les nombres de spectateurs ont été sérieusement revus à la baisse, doit rassembler 300 000 personnes sur les quais bas et les ponts et 10 500 athlètes et les jeux paralympiques 4500 compétiteurs. Face à de tels chiffres et à la durée de l’évènement ( du 26 juillet au 8 septembre), on imagine sans peine le procès qui serait intenté au gouvernement – et incidemment au Parlement – si un manquement grave à l’ordre public se produisait. Défaut de vigilance, défaillance dans l’organisation, insuffisance dans la prévention d’actes terroristes… Tout pourra être reproché aux pouvoirs publics si la sécurité n’est pas maximale. Il faut aussi prévenir, par exemple, les arnaques aux billets qui se multiplient sur internet. Sans plaider pour une défense excessive de l’ordre public, de telles évidences justifient des altérations des libertés publiques. Mais ces dérogations doivent être proportionnées aux risques. Elles requièrent en outre une vigilance accrue du Conseil constitutionnel comme des juridictions et des autorités publiques.

La défenseure des droits s’est saisie , le 29 janvier, à la demande de plusieurs associations, de l’ensemble de la question, illustrée par la circulation dans les zones environnant les épreuves, le traitement des images, «l’éviction de l’espace public de personnes jugées « indésirables » en amont des Jeux », l’ orientation de sans-abris hors de Paris et la gestion de logements étudiants par le CROUS.

Quelles sont les libertés en cause et comment sont-elles protégées ?

En premier lieu, on doit citer la liberté d’aller et venir, que le Conseil constitutionnel érige en principe à valeur constitutionnelle dès sa décision du 12 juillet 1979 (n°79-107 DC), puis qualifie de « composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 » ( n° 2021-824 DC du 5 août 2021, loi relative à la gestion de la crise sanitaire) . Celle-ci est mise en cause de multiples façons : restrictions de circulation ou de stationnement, pour des résidents, des commerçants, des spectateurs. S’y ajoutent, pour ceux qui assistent physiquement à la cérémonie d’ouverture ou aux compétitions dans une enceinte d’accès réglementée, régulations et contrôles. La captation d’images de traitement des données pose des problèmes de respect de la vie privée et d’utilisation de ces données dans le cadre de procédures administrative ou judiciaire.

Il y a ensuite ce qui concerne l’usage des lieux, qui touche au droit de propriété, lorsqu’un équipement ou une manifestation peuvent créer un trouble anormal de jouissance. Le Crous compte récupérer 3000 logements normalement occupés par les étudiants, pour y loger des personnels travaillant à l’organisation des jeux. Le Conseil d’Etat, prenant acte du fait que les conventions d’occupation s’achèvent au 30 juin, et de possibilités de changement de logement, a rendu à ce sujet une décision de non-lieu à statuer sur une requête du syndicat Solidaires étudiants ( CE 29 décembre 2023 n° 488337).

L’ atteinte à la liberté du commerce pourrait également être en cause. Elle l’aurait été à coup sûr, par exemple, si les bouquinistes avaient été contraints au déplacement des stands.

Enfin , les questions d’éloignement de personnes sans domicile fixe touchent à la fois à liberté d’aller et venir, à la contrainte physique, hors décision de justice, à la liberté personnelle et à la dignité de la personne humaine. On peut, sur ce point établir, un parallèle avec la légalité des arrêtés municipaux « anti mendicité » dont l’amplitude géographique et horaire doit être « légalement justifiée par les nécessités de l’ordre public » ( CE 16 juin 2003 n° 229618 ou encore TA Strasbourg 2 février 2021, n° 2100209)

Ces atteintes à des droits et libertés protégés sont confrontées à d’autres normes de rang constitutionnel. « La prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes et des biens, et la recherche des auteurs d’infractions, … nécessaires à la sauvegarde de principes et droits à valeur constitutionnelle » justifie par exemple le principe d’installation d’équipements de vidéosurveillance (C.C. n° 94-352 DC du 18 janvier 1995).

Elle justifie également, à propos des contrôles d’identité, l’identification de « risques particuliers d’infractions et d’atteintes à l’ordre public » dans certaines zones « précisément définies dans leur nature et leur étendue » (n° 93-323 du 5 aout 1983). Mais on verrait mal les jeux justifier par exemple une dérogation à la prohibition de contrôles d’identité discriminatoires ( C.C n° 2022-1025 QPC du 25 novembre 2022, CE n°454836 , 11 octobre 2023, Messaoud Saoudi, Club des juristes, 2 novembre 2023 ) .

Que penser de la possibilité d’exploiter par algorithme des données recueillies par des caméras augmentées ?

La loi permet effectivement à titre expérimental, mais pour une durée plus longue que celle des Jeux, et avec une longue durée de conservation des images, le traitement par intelligence artificielle des prises de vue par caméras dites « augmentées », notamment par drones. La captation d’images ne pose pas de problème en soi. En revanche, la jurisprudence est plus exigeante sur l’objet de ces prises de vue dans l’espace public et sur le traitement des données. S’agissant de l’objet du dispositif, le décret du 28 août 2023 est particulièrement précis en énumérant les évènements prédéterminés qu’un traitement algorithmique peut avoir pour objet de détecter (objets abandonnés, présence ou utilisation d’armes, circulation de véhicules, mouvement de foule etc.. ) Sur le second point, la loi ne permet pas de traitement biométrique ou d’identification des personnes et la délibération de la CNIL (CNIL, délib. n° 2023-068, 15 juin 2023) garantit l’information du public. Le Conseil constitutionnel, dans la décision du 17 mai 2023 ( n° 2023-850 DC) a pris acte des « garanties particulières » du système, seulement destiné à « détecter en temps réel et signaler certains événements prédéterminés susceptibles de présenter ou de révéler des risques d’actes de terrorisme ou d’atteintes graves à la sécurité des personnes». Il n’y a donc ni reconnaissance faciale, ni connexions, ni poursuites judiciaires possibles du fait du traitement algorithmique.

Plusieurs critiques ont été formulées : l’absence d’autorisation judiciaire – mais, depuis 1995, le Conseil ne l’exige pas en matière de vidéosurveillance -, les règles de conservation des données, la crainte que les traitements échappent au contrôle des personnes chargées de leur mise en œuvre ou le risque d’exploitation de données sensibles et de caractéristiques biométriques sans que l’anonymisation en soit assurée ou la réutilisation prohibée. La loi, qui procède à un encadrement juridique jusqu’ici absent, est peut-être insuffisante, mais la critique est parfois inopérante, notamment sur l’utilisation des données, qui ne peut excéder l’objectif fixé par le législateur. La décision du Conseil constitutionnel du 17 mai 2023, sur ce dispositif innovant, apparait convaincante. Il sera difficile, même au Défenseur des droits, seule autorité administrative constitutionnelle, de trouver des interstices entre le législateur, la CNIL et le Conseil constitutionnel : cette décision s’impose à toutes les autorités administratives et juridictionnelles (Constitution , article 62).