« Je veux voir un avocat ! », discours de Me Basile Ader, Vice-Bâtonnier, à l’occasion de la Rentrée solennelle du Barreau de Paris (fr)

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Photo: Basile Ader, le 29 novembre 2019, Palais de Justice de Paris (©Twitter @Avocats_Paris)



Monsieur le Président du Sénat,
Madame le Garde des Sceaux,
Madame la Maire de Paris,
Mesdames et Messieurs les députés et sénateurs,
Mesdames et Messieurs les hauts magistrats,
Mesdames et Messieurs,
Mes chers confrères,
Chers amis.

Au plus fort des premières années de guerre, lorsque l’Angleterre résistait, seule, à l’ogre nazi, et qu’on s’inquiétait de savoir comment se portait la Grande-Bretagne, Winston Churchill répondait imperturbable : « Sa justice va bien, donc la Grande-Bretagne se porte bien ».

Malgré l’effort de guerre considérable imposé à sa population, malgré les bombardiers allemands qui s’échinaient chaque soir à réduire Londres en cendres, malgré le spectre funeste de l’apocalypse, l’Angleterre continuait, avec discipline, à consacrer une partie importante de son budget au fonctionnement de sa justice, comme si elle devait, dans la douleur, hurler au nez de l’Histoire qu’une bonne justice est le socle de toute patrie, le ciment de la cohésion nationale.

Mon père, le Bâtonnier Henri ADER, à cette même tribune, lors de la Rentrée du Barreau de novembre 1990, avait déploré qu’en France, on néglige ce ciment.

Voici ce qu’il disait :

« Le premier des impératifs que la République française a malheureusement et délibérément perdu de vue depuis un demi-siècle, c’est la fonction prééminente de l’Etat de rendre la Justice. Les premiers hommes qui se sont groupés en clans, en tribus, en royaumes, en républiques enfin, ont d’abord confié à ce clan, ce roi, cette république, le soin de rendre la justice entre eux. Ils se sont dépouillés du recours brutal à la justice individuelle, à la vengeance. Ils ont librement et sagement décidé de s’en remettre à l’Etat qu’ils venaient de constituer.

Mais en échange, ils attendent de lui qu’il remplisse cette fonction avant toute autre, avant même celle de les protéger contre l’ennemi extérieur. Quelle République que celle où le premier souci n’est pas d’organiser la Justice, de la rendre accessible à tous, d’y consacrer par priorité son budget, ses efforts et ses soins, d’en assurer l’indépendance et le prestige, de veiller à ce que ses décisions soient exécutées sans retard ?

Que notre République rompant avec ses errements passés, entende enfin son devoir, et voit la grande misère où elle laisse aujourd’hui sa Justice. Ce devoir rempli, il sera bien temps pour elle, alors, de faire commerce de banque, d’assurances, de transport ou de fabricant d’automobiles ».

Malheureusement, rien n’a vraiment changé depuis 29 ans.

Cela a peut-être même empiré.

L’Etat « ne peut pas tout », nous dit-on, il est terriblement endetté.

Et, les ministres de la Justice sont autant gardes des sceaux que gestionnaires de la pénurie.

Or, ils sont aussi comptables de l’inquiétude publique ; laquelle n’est plus nourrie que par des discours pessimistes et déclinistes.

Alors, à défaut de pouvoir offrir plus de moyens, ils offrent des nouvelles lois, toujours plus de lois : une loi pénale, ou de procédure pénale, nouvelle tous les ans, depuis 1990 précisément ; et ce, pour aucune amélioration tangible de notre sécurité, mais toujours, ou presque, pour un nouvel abandon des garanties individuelles.

Cette perte de confiance dans notre justice a des effets immédiats. Elle se mue en un sentiment d’abandon qui encourage les orphelins d’un nouveau genre au déversement des plaintes et des expressions de leur abandon sur la place publique, en « exclusivité » sur quelque grand média, ou mieux, en misant sur la viralité des messages qui alimentent l’infernale machine des réseaux sociaux.

Le danger, c’est de ne plus emprunter la voie du commissariat pour se plaindre, mais de faire appel à cette justice privée, dite du « tribunal médiatique », qui n’a rien d’un tribunal, mais plus souvent d’un échafaud.

C’est l’enjeu de demain : le choix entre la justice des plateformes numériques, ou la justice républicaine, celle qui n’est pas simplement une administration, mais aussi une vertu.

Conduire ce grand Barreau comme nous avons eu l’honneur de la faire, Marie-Aimée Peyron et moi pendant deux ans, nous a conduits à aller porter cette bonne parole dans tous les cabinets ministériels, à commercer par le vôtre Madame le Garde des Sceaux, et dans le couloir des assemblées ; mais, sans grand succès, il faut le reconnaître.

Alors, avant de passer le bâton à nos successeurs, et, quitte à être catalogué à nouveau, parmi ces indécrottables «droits-de-l'hommistes» trop souvent moqués, je voudrais redire :
- que le durcissement de la loi, et l’abandon des garanties de procédure, qui n’auraient dû durer que le temps de l’état d’urgence, n’est pas la solution,

- que « l’égalité des armes » entre le parquet et la défense est une exigence fondamentale du procès équitable

- que le secret professionnel de l’avocat n’est pas un privilège de ce dernier, mais un droit du justiciable ; qu’il est tout de même curieux que, dans neuf perquisitions dans des cabinets d’avocats sur dix, il n’y ait rien qu’on ait trouvé à reprocher ensuite à l’avocat ; c’est au contraire la démonstration qu’on va chercher dans son cabinet des preuves contre son client,

- que la garde à vue n’est pas une mesure de police administrative, qu’il est non moins curieux que moins d’une garde à vue sur dix ne donne lieu à poursuite ensuite, tous les samedis de manifestations dites de « gilets jaunes ». Il n’est pas concevable que la police judiciaire se soit trompée de « suspects » dans de telles proportions !

- que le droit de manifester est une liberté politique du citoyen, un droit intimement lié à notre histoire républicaine,

- de dire aussi, parmi les autres sujets du jour, qu’un mineur délinquant est avant tout un enfant, qui a droit à l’éducation, qu’on a d’abord le devoir de ramener dans le droit chemin,

- qu’un demandeur d’asile est un être humain, et non un problème, un être humain qui a tout abandonné, tout bravé, tant subi, pour rejoindre notre pays et lui demander refuge, pour y trouver ce qu’il n’a pas chez lui, la liberté,

- que les conséquences du règlement Dublin sont d’une particulière inhumanité, en particulier quand on voit le sort désormais réservé aux embarcations de fortune, qu’on laisse sombrer en mer méditerranée, au mépris des lois de la mer les plus anciennes et les plus sacrées, qui obligent tout navire à porter secours à celui qui coule ; que notre génération va laisser, sur cette question, une trace terrible dans l’histoire.

Il est temps que notre grand pays se montre digne de son histoire et de l’aura dont il jouit dans le monde.

Oui, il est encore un phare à la pointe de cette Europe qui reste aujourd’hui le plus bel espace de droit, sous les ors de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Nous avons accueilli, la semaine dernière, Michèle Ndoki, qui est une avocate camerounaise, d’une exceptionnelle qualité et d’un grand courage. Elle a passé plus de 7 mois en prison dans son pays, dans des conditions épouvantables, simplement parce qu’elle était l’avocate d’un des opposants politiques, qu’elle avait tenté d’aller voir à l’hôpital, avant que les policiers ne lui tirent dessus.

Nous nous sommes mobilisés. J’ai tenté moi-même avec Stéphane de Navacelle, membre du Conseil de l’Ordre, et Félicité Zaifman, notre consœur et son amie, d’aller lui rendre visite en prison ainsi qu’à notre confrère du barreau de Paris, Maurice Kamto. On nous en a refusé l’accès, alors même que nous avions tous les permis de communiquer en bonne et due forme.

Elle vient finalement d’être libérée. Le Président de la République camerounaise, magnanime, a ordonné au parquet militaire d’abandonner toutes les poursuites et, du jour au lendemain, sans autre explication elle a retrouvé la liberté.

Elle est venue témoigner devant notre Conseil de l’Ordre, sa gratitude de nous être mobilisés. Elle nous dit que c’était « l’intérêt que nous avions porté à son histoire » qui aurait « fait la différence ». C’est élégant et exagéré. Mais on prend. Et ce fut pour nous le plus beau message de réconfort et d’encouragement à continuer de porter secours aux avocats, si nombreux aujourd’hui, qui sont inquiétés, menacés, emprisonnés, torturés et quelquefois même tués juste à raison de l’exercice de cette profession, qui indispose.

Nous l’avons redit, il y a quelques jours aussi à Cihan Aydin, bâtonnier de Diyarbakir, cette ville à 90 % kurde, de l’Est de la Turquie, qui a déjà vu un de ses récents bâtonniers, Tahir Eltchi, assassiné il y a exactement quatre ans. Son successeur sait ce qu’il risque. Il fait face. Nous lui avons redit qu’il est sous notre protection…

Et, je ne puis non plus, ne pas évoquer Nasrin Sotoudeh, Iranienne, fille d’une civilisation qui a tant rayonné et bâti le monde qu’on s’étonne aujourd’hui de ses heures de perdition, autant qu’on s’en effraie. Nasrin Sotoudeh est la femme dont le portrait siège avec nous dans notre salle de conseil, depuis mai dernier.

Lorsqu’elle a appris notre mobilisation, après sa condamnation, à 38 ans de prison et 148 coups de fouets, par le tribunal religieux iranien, pour avoir plaidé pour des femmes refusant de porter le voile, elle a aussitôt fait passer une lettre à notre Conseil de l’Ordre, pour nous dire :

« Je vous remercie pour votre sincère et précieux soutien que je considère comme un soutien pour le mouvement des droits des femmes en Iran. L’histoire n’oubliera jamais que les femmes iraniennes, avec toutes les difficultés qu’elles affrontent, avaient comme soutien des personnes sages, courageuses et sincères, telles que vous, pour leur donner des forces ».

Si notre action est parfois utile, c’est parce que nous sommes, nous aussi, la France.

Oui, il faut que la France reprenne le chemin de la liberté, comme l’écrit notre confrère François Sureau : « Nous avons perdu le sens de la dynamique de la liberté, de l’amour de la liberté ! ».

Alors, heureusement, il y a la Cour Européenne de Strasbourg, -qui fête cette année ses 60 ans-, à qui nos libertés publiques doivent tant depuis qu’elle siège au sommet de notre système juridictionnel.

Heureusement aussi, il y a le Conseil Constitutionnel, à qui il arrive de nous donner raison, comme lorsqu’il a dit qu’on ne pouvait pas laisser au seul parquet le pouvoir d’ordonner les techniques d’enquêtes spéciales, jusque-là réservées à la lutte contre le crime organisé ou le terrorisme.

Il a considéré que le JLD, le juge des libertés, n’était pas suffisamment armé pour contrôler le bien fondé des interceptions téléphoniques, des perquisitions nocturnes ou des sonorisations et captations des données informatiques, ordonnées par le seul parquet. Le Conseil l’a dit, sur le fondement du droit au respect de la vie privée des gens, du secret de leurs correspondances, et de l’inviolabilité de leur domicile.

Ouf !

Il a rappelé aussi qu’un procès, c’est un homme devant ses juges, qui comparaît physiquement, et qu’on ne peut pas lui imposer une visio-audience ; comme la Commission Européenne a dit aussi, qu’un homme qui est jugé, ne peut comparaître enfermé, fut-ce dans une cage en verre.

Et puis … le Conseil Constitutionnel encore a écarté cette année le « délit de solidarité », en décrétant qu’« une aide désintéressée au séjour irrégulier » ne saurait être passible de poursuites, au nom du principe de « fraternité ».

Ce faisant, il a érigé le troisième principe de notre maxime républicaine au rang d’un droit constitutionnellement garanti.

Vous savez « cet idéal » qui fonde notre République : la liberté, l’égalité et la fraternité.

Il était temps qu’on la proclame comme un principe juridique, cette fraternité !

Mais ce n’est pas gagné.

D’ailleurs, on observe qu’aussitôt proclamée, en 1789, la liberté fut confisquée ; qu’il a fallu presqu’un siècle pour l’installer durablement dans notre pays.

Il a fallu le siècle suivant pour assoir ensuite l’égalité : l’égalité d’éducation, l’égalité des soins, et surtout l’égalité des sexes et des origines.

Alors que commence le troisième siècle de la République, le Conseil Constitutionnel annonce le menu : le combat est désormais celui de la fraternité.

Henri Leclerc, dans « La parole et l’action », son merveilleux livre où il raconte ses combats, écrit que les trois principes de notre devise républicaine sont aussi les trois piliers de la justice :

« Si le juge qui punit est le gardien de la liberté, et le procureur qui poursuit celui de l’égalité, l’avocat, dit-il, veille, lui, à la fraternité ».

La fraternité, ce lien universel entre les hommes, ce lien transcendantal qui fait qu’on aime l’autre comme soi-même, ce lien que Victor Hugo, dans les Contemplations résume par cette exclamation : « Ah ! Insensé qui croit que je ne suis pas toi !».

Eh bien, ce métier fait d’attentes, de courses, d’attentes, d’angoisses, d’attentes, de rebuffades, d’espérances déçues, ce métier où il faut s’armer de courage, de patience et même de résilience, lorsqu’il faut affronter quotidiennement confrères, magistrats, policiers, clients et autres bailleurs et administrations, ce métier où –contrairement à une idée reçue - on ne compte pas ses heures.

Ce métier où il faut avoir une santé de fer et un moral d’acier, ou, comme le dit encore Churchill : « Le succès c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme ». Ce métier est le plus ingrat, mais il est aussi le plus beau, parce qu’il est le dépositaire de la fraternité.

Nous avons organisé cette année, une semaine de la philosophie. Lors de la soirée consacrée à la question de la « vérité », les philosophes et avocats qui échangeaient, ont rappelé que l’avocat ne pouvait emporter la conviction du juge que s’il exprimait, avec celle de son client, sa propre vérité, qu’il n’y a pas d’éloquence si l’avocat se ment à lui-même, que lorsqu’il plaide, l’avocat unit son destin à celui de son client, dans une même fraternité.

La fraternité c’est celle des douze secrétaires, dont nous allons entendre les deux premiers lauréats dans un instant, qui, pendant un an vouent tout leur talent et leur énergie à la défense des plus démunis, ceux à qui il ne reste plus rien que l’espoir de cette fraternité.

J’en tire la conclusion que si le XXIème siècle doit être celui du combat pour la fraternité, l’avocat va donc y avoir toute sa place !

A ce souhait, fait écho cette phrase qu’on entend si souvent : dans les films, dans les romans, dans la vie surtout.

Cette phrase, je l’ai donc entendue, comme une litanie, dans mes pérégrinations pendant deux ans, au secours des avocats en danger.

Cette phrase, c’est l’exclamation suprême dans les postes de police, dans les dépôts, aux postes frontières, dans les geôles de tous les pays et de toutes les époques.

Cette phrase, on l’entend lorsqu’on vient au secours d’une victime, on l’entend tous les jours aussi, à la porte de notre Bus de la Solidarité.

Cette phrase, c’est le dernier cri de celui qui n’a plus rien à opposer que le secours de la loi, celle qui résume ses derniers espoirs.

Cette phrase, les plus humbles comme les plus puissants la disent alors dans le même souffle.

Cette phrase, Madame la Ministre, Monsieur le Président, c’est : « Je veux voir un avocat ! ».


Voir aussi

Rentrée solennelle du barreau de Paris 2019, voir les autres discours > ici