Deux visions de la vie privée : à Monaco et devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Emmanuel Pierrat,
Avocat au barreau de Paris
Décembre 2015


La Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a estimé, le 10 novembre 2015, nécessaire de condamner une nouvelle fois la France. L’affaire portait sur la révélation, en 2005, de l’existence d’un enfant naturel du prince Albert de Monaco. Celui-ci avait saisi la justice française, fort de l’article 9 du Code civil, qui assène que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». Et le Tribunal de Grande Instance de Nanterre, la Cour d’appel de Versailles puis la Cour de cassation avaient donné raison au justiciable monégasque.


La CEDH, en revanche, a jugé, dix ans plus tard, que l’information de cette naissance ne pouvait être considérée en soi comme une révélation ayant trait exclusivement aux détails de la vie privée d’autrui. Elle souligne la valeur d’intérêt général de cette information d’une descendance masculine, au moins pour les « sujets de la Principauté » concernant le Prince Albert, « connu à l’époque comme étant célibataire et sans enfant ».

Car la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale, adoptée en 1950 et que la France a ratifiée en 1974, a repris à son compte le principe de la liberté d’expression et permet de sanctionner régulièrement la France.


Son article 10.1 dispose en effet que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».


Ce principe existe dans d’autres grands textes internationaux auxquels la France a souscrit, mais seule la Convention européenne a donné naissance à une véritable juridiction, dont la saisine constitue aujourd’hui une sorte d’ultime voie de recours sur laquelle je reviendrai.


Toutefois, le texte contient le principe et ses contraires. Dès l’alinéa suivant, il est prévu à l’article 10.2 que la liberté d’expression peut être soumise à certaines restrictions afin, entre autres, de « protéger les droits ou la réputation d’autrui », de sauvegarder « la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques », d’interdire « l’incitation à la haine »... à condition que ces restrictions « constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »


Quant à l’article 8, il indique que toute personne a droit respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance » ; et précise qu’« Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. » Ce qui laisse aux Etats la possibilité de légiférer à souhait sur la diffamation, l’injure ou encore le respect de la vie privée. Mais aussi de se faire poursuivre et sanctionner en cas d’abus.


Il reste aussi cette autre Europe, constitué par les 47 Etats aujourd’hui signataires de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui dépasse de loin le nombre d’Etats qui constituent l’Union européenne.


Aux termes de l’article 41 de la Convention européenne, « si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou ses Protocoles, et si le droit interne ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ». Autrement dit, des dommages-intérêts. Mais la véritable sanction est qu’un dispositif législatif national mis en cause doit donc être modifié pour entrer en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne.


L'article 34 de ladite Convention Européenne autorise de saisir « sa » Cour, qui siège à Strasbourg. Seul hic : cela n’est possible qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours en droit interne. En clair, une fois que le justiciable a fait plaider sa cause devant un tribunal de première instance, puis une cour d’appel, et enfin la Cour de cassation ; soit environ, bon an mal an, huit années de procédure…


Des journalistes, des éditeurs de livres ont toutefois trouvé l’énergie (et la ressource financière) pour faire juger la France et ses lois de censure.


C’est ainsi que la France a été condamnée, le 21 janvier 1999, dans une affaire de recel de violation du secret professionnel, qui portait sur la publication des feuilles d’imposition de Jacques Calvet.


Le 3 octobre 2000, l’impossibilité de publier des informations relatives à une constitution de partie civile a été à son tour visée. L’interdiction, en 1988, du livre Euskadi en guerre, a été sanctionnée le 17 juillet 2001 : le régime juridique draconien applicable aux livres d’origine étrangère a été ainsi remis en cause. Il faut dire que sous couvert de contrôler la propagande en langue étrangère, le droit français limitait considérablement la diffusion d’écrits régionalistes… en basque, corse ou breton. Ce contentieux a donc forcé la France à éradiquer par décret le régime de censure préalable applicable jusque-là aux publications en langue étrangère.


De même, par un arrêt de 2002, elle a contraint le législateur national à abroger en 2004 le délit d'offense aux « chefs d’Etat étrangers, aux chefs de gouvernement étrangers, à leurs ministres des Affaires étrangères et agents diplomatiques »… Ces textes s’appliquaient aux informations relatives aussi bien à la vie privée des intéressés qu’à leurs fonctions. La véracité des propos tenus à leur égard importait peu, puisque l’intention ou non de nuire était seule prise en compte.

Restons sur le registre du crime de lèse-majesté, avec deux dernières affaires, qui suffiront à achever la démonstration.


Le 18 mai 2004, une brèche au principe absolu du secret médical été ouverte par la Cour Européenne des droits de l’homme, dans l’affaire du Grand secret, ce livre coécrit par le médecin personnel de François Mitterrand, le fameux Docteur Gubler. Le témoignage à charge avait été publié en 1996, moins de dix jours après le décès de l’ancien président de la République, et révélait comment ce dernier avait occulté la maladie dont il était victime pendant deux septennats.


Près de dix ans plus tard, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France, en considérant que la mesure définitive d’interdiction de l’ouvrage du Docteur Gubler, si elle était justifiée durant les semaines suivant le décès de l’ancien président, ne pouvait être maintenue indéfiniment. La mesure de censure ne répondait plus à « un besoin social impérieux » et s’avérait donc « disproportionnée aux buts poursuivis ».


Enfin, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a sanctionné la France, le 14 mars 2013. Elle a en effet stigmatisé le recours à une sanction pénale pour Offense au Chef de l’Etat dans le cadre d’une affaire liée au fameux « casse-toi pov’ con » prononcé par un Chef d’Etat, formule qu’un citoyen lui avait retournée sur une pancarte de manifestant et pour laquelle il avait été condamné par les juridictions française. La loi du 5 août 2013 a donc abrogé le délit d’offense envers le président de la République.


Le droit français de l’information se construit désormais grandement au sein de la CEDH, grâce à la ténacité et à l’endurance des plaideurs.