Giono et l'affaire du double contrat (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Emmanuel Pierrat,
Avocat au barreau de Paris
Publié en décembre 2015





La maison Gallimard a exhumé et publié, l’automne dernier, les passionnantes Lettres à la NRF, écrites entre 1928 et 1970 par Jean Giono. Cette correspondance fourmille d’aventures éditorialo-juridico-financières dues à l’attitude pour le moins légère et âpre au gain de Jean Giono.


Le 29 juin 1931, l’écrivain reçoit ainsi une missive cosignée par Gaston Gallimard et Bernard Grasset. Ceux-ci lui assènent quelques vérités juridiques : « Nous aurions voulu votre présence à Paris pour établir les nouveaux contrats car vous pensez bien que les contrats déjà existants n’avaient plus aucune valeur, puisque vous avez vendu la même chose à deux éditeurs différents (…). Nous vous envoyons les nouveaux contrats Grasset et Gallimard et nous vous demandons de bien vouloir les signer. (…) pendant cette durée de cinq ans, vois êtes lié à Gallimard et Grasset et ne pourrez en aucun ca avoir un autre éditeur.


Ils soulignent dans une formulation sans appel : « Nous avons suffisamment étudié ce contrat entre nous et nos conseils juridiques. Il n’y a donc absolument pas une ligne, pas un mot à y changer. Il vous est, d’ailleurs, très favorable, car votre situation était inextricable, alors que maintenant vous êtes fixé et sûr tout de même d’une mensualité de 2 000 francs, supérieure de 500 francs à celle qui vous aurait été accordée si vous n’aviez exécuté qu’un contrat ».


Les deux éditeurs ont découvert le double jeu de Giono lorsque la revue Europe a demandé à qui appartenaient les droits du Grand Troupeau. « L’affaire du double contrat » se dénouera donc par une partage-alternance, qui obligera le romancier à publier chez Gallimard, puis chez Grasset et ainsi de suite durant un quinquennat.


Le tout aurait pu se résoudre aussi par un contrat de coédition. En règle générale, quelle que soit leur nature, les coéditions entre plusieurs éditeurs sont, en droit, des sociétés en participation - même si des clauses du contrat se contentent de proclamer parfois candidement le contraire.


Ce sont donc des créations juridiques qui n’ont ni personnalité morale, ni capital, mais destinées à gérer certaines opérations communes aux associés. Un simple accord écrit met sur pied une société de ce type, dont le régime général est prévu articles 1871 et suivants du Code civil.


Les points vitaux se traduisent aisément en quelques clauses précises. Des modèles pertinents sont fournis tant par le S.N.E. (Syndicat National de l’Édition) que par la « Bible » de la coédition que reste L’Édition internationale, coéditions et coproductions, nouvelles pratiques et stratégies de Philippe Schuwer. Leur adaptation est souvent nécessaire à chaque nouvelle coédition. On parfumera donc utilement la confiance et l’amitié d’un zeste de paranoïa.


Le lancement d’un nouveau titre en coédition peut soudain donner lieu à des idées de collection. Les parties envisageront donc cet heureux (mais conflictuel) cas de figure en prévoyant la propriété du titre, de la maquette, etc.


La conclusion des contrats avec les auteurs - et la coordination des différents intervenants - sera détaillée avec soin. Celui qui laisse à son partenaire la charge de cette ingrate besogne sera avisé de jeter un œil aux accords conclu : pour vérifier, par exemple, si y figure un droit de préférence et au profit de qui….


Les livres illustrés (jeunesse, beaux-livres, guides, etc.) appelleront des clauses affinées, en particulier pour la détermination des responsabilités vis-à-vis des tiers… L’utilisation sur le territoire français d’images inattaquables à l’étranger peut se révéler périlleuse à l’aune de la récente jurisprudence française sur les personnes photographiées, les propriétaires d’immeubles, etc. La propriété et la conservation du matériel de fabrication (films, etc.) seront clairement précisées.


Bien entendu, les apports de chacun au pot commun seront listés en détail. De la conception à la fabrication, en passant par la conclusion des contrats desdits auteurs, la propriété des droits de propriété littéraire et artistique, l’accès au réseau de commercialisation ou encore l’identité de l’attaché de presse, tout doit être visé. Ne serait-ce que parce que tout doit être valorisé aux yeux des comptables et donc du fisc…


De même, les paramètres essentiels de l'ouvrage (format, prix de vente, tirage initial, calendrier etc.) seront prévus par avance au contrat. Les initiatives laissées à l’un des partenaires dans l’intérêt commun de tous seront délimitées : ce sera le cas pour ce qui concerne, par exemple, le choix des fournisseurs. Un administrateur, chargé de représenter les coéditeurs dans la gestion courante de l’affaire, sera désigné à cet effet.


En revanche, il faut prévoir expressément que certaines décisions, d’importance mais impossibles à prendre par avance, seront prises d’un commun accord. Il en est ainsi de la fin prématurée de la coédition (en cas de pilon ou d’opération de solde), puisque, comme c’est souvent l’usage, le «contrat est conclu pour toute la durée de l'exploitation de l'ouvrage». Les quantités des réimpressions et les cessions de droits relèveront ainsi de la codécision.


Les questions financières sont d’ordinaire l’objet d’une attention spontanée de la part de chacun des partenaires. Rappelons néanmoins que doivent être prévus le budget, les appels de fonds, la gestion des comptes-courants, les redditions de comptes, etc. La répartition du financement et celle des profits peuvent ne pas coïncider.


Enfin, hormis les cas où les deux coéditeurs, de nationalité différente, pensent directement en euros, l’incidence de la variation des taux de change doit être neutralisée contractuellement par des clauses ad hoc.


Pour ceux que le droit de l’édition assomme un peu, le rédacteur du présent billet recommande donc fortement ces Lettres à la NRF qui ont l‘immense mérite d’avoir été rédigées par un écrivain, à la fois immense et roublard.