Hommage à Me Thierry Lévy au Musée du Barreau de Paris le 30 janvier 2018 (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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©Keystone 1974.Me Thierry Lévy lors du procès Buffet-Bontemps


























Mot d'accueil de Me Emmanuel Pierrat, Conservateur du Musée

Emmanuel Pierrat

"Nous organisons ici d’ordinaire des auditions contradictoires, durant lesquelles nous demandons à deux invité de débattre, de converser à partir d’un thème.

Nous avons inauguré ces auditions contradictoires il y a deux ans très exactement, en recevant Geoffroy de La Gasnerie pour son livre « Juger, l’état pénal face à la sociologie » avec pour contradicteur prestigieux Thierry Lévy.

La soirée a été extraordinaire : les talents d’orateur, de très grand avocat et d’homme engagé ont été étincelants


Thierry est décédé un an plus tard jour pour jour, pour notre plus grande peine.

Il nous a semblé indispensable, ce soir, un autre 30 janvier, jour « anniversaire » de sa disparition, de lui rendre hommage en évoquant cet ami, cet immense défenseur, l’écrivain aussi car nous vendons ici ses livres sans discontinuer.

Et je remercie infiniment ceux qui ont répondu favorablement à notre proposition, au premier rang desquels ses deux fils, mes confrères avocats Balthazar Lévy et Hugo Lévy.

Mais aussi mon confrère et ami, conservateur honoraire de ce musée, François Gibault.

Une autre parole d’avocat importante que vous allez entendre, c’est celle de Basile Ader, notre Vice-Bâtonnier.

Et puis, il y aura celle de ma consoeur, Delphine Boesel, présidente de l’OIP, et fidèle habituée de ce musée.

Enfin, Geoffroy de la Gasnerie, notre sociologue/philosophe et complice témoignera aussi.

Je ne crois pas utile de vous représenter à chaque prise de parole et vais vous laisser librement nous livrer tour à tour vos souvenirs

Et notre public, nos amis ici ce soir, pourront poser des questions ou intervenir."



Discours de Me Basile Ader, Vice-Bâtonnier de l' Ordre des avocats Paris

Basil Ader


Le premier jour où je l’ai entendu, c’était en 1987 devant la Cour d’assises de Paris, il était sur les bancs de la défense, aux côtés de Jean-Louis Pelletier et Henri Leclerc.

Il plaidait pour Béty Sébaoun une affaire d’assassinat. Cette maquilleuse du show business de Sheila et d’autres, à qui Bernard Lavilliers avait dédié une chanson.

Cela a été une révélation.

J’étais élève-avocat – Je découvrais le palais. Et, c’est sans doute le fait de mon imaginaire, j’ai vu là les grands ténors de la révolution.

J’avais l’impression de voir, à la barre, les réincarnations de Danton, Mirabeau et Saint-Just.

Il était Saint-Just, sec, le mot juste, économe de ses mouvements, un acète, la voix bien placée qui plongeait dans les graves, une rigueur dans le choix des arguments, les phrases courtes et cinglantes.

Cette façon qu’il avait de s’exprimer, je l’ai retrouvée chez certains de ses collaborateurs qui l’imitaient, par ce mimétisme inévitable de celui qui, inconsciemment, veut ressembler à son patron.

Ainsi le premier secrétaire de ma promotion, Arnaud Montebourg, qui avait appris son métier à ses côtés, avait, lorsqu’il était encore avocat, ce même débit haché, et des inflexions de voix comparable.

Les trente années qui ont suivi, je l’ai croisé souvent, parfois comme contradicteur, le plus souvent du même côté de la barre, notamment lorsque nous plaidions des affaires à la 17ème pour y défendre la liberté d’expression.

Je le retrouvais aussi devant la 3ème chambre du tribunal dans des affaires de droits d’auteur.

Il n’y était pas seulement brillant, mais surtout technique. C’était un très bon juriste.

Mais c’est à cette barre de la Grande salle de la Cour d’assises, qu’il a marqué à jamais les esprits.

A cette barre où, alors secrétaire de la conférence, il fut désigné pour défendre Claude Buffet, dont le procès se tint en novembre 1972. Il avait alors 27 ans.

Vous connaissez le privilège des secrétaires de la conférence, qui sont commis d’office dans les affaires criminelles à Paris. Pour peu qu’ils aient de la chance, ils peuvent être projetés, du jour au lendemain, en haut de l’affiche pour défendre le principal accusé d’une affaire médiatique.

Souvent les secrétaires ainsi projetés sous les lumières, redescendent aussitôt de l’affiche

Lui ne l’a plus quittée.

La défense de Claude Buffet, aux côtés de Robert Badinter qui plaidait, lui, pour Bontems, a marqué sa vie d’avocat.

Il l’avait accompagné jusqu’à la guillotine un petit matin blême dans une courette de la prison de la santé.

Il a décrit la porte qui ouvre les couloirs de la mort, la cour pavée, le lierre au mur, le dernier verre de cognac et la dernière cigarette.

Je retiens de son récit cette phrase : « seuls les suppliciés avaient le visage d’êtres humains. Nous autres, avions tous des gueules d’assassins ».

Et lorsque le 10 mai 1981, le front de François Mitterrand apparaît sur les écrans de télévision, Thierry Levy, qui sait alors que l’abolition de la peine de mort annoncée est proche, écrit (aussi dans « L’animal judiciaire ») : « c’était la fin d’une excroissance monstrueuse de la puissance politique, j’ai eu un cri de joie ».

Ce premier combat pour l’abolition fut donc gagné.

Il en aura un autre qui lui ressemble à certains égards : la prison.

Je le cite encore :

« La prison est une peine qui n’est pas comprise par ceux qui la subissent, qui ne peut pas l’être. C’est une injustice qui s’ajoute aux injustices déjà accumulées lors de vies qui sont, dès l’origine, en difficulté ».

Je me souviens de lui défendant, sur un plateau de télévision, la libération de Patrick Henry qui était alors un des plus vieux condamné de France.

Il était courageux. Il ne reniait jamais ses principes, ne cédant à aucune facilité, ni à aucune intimidation.


A certains, il a pu apparaître hautain, voire méprisant. C’était sans doute plus l’expression de la rigueur, de la certitude de celui qui a raison.

Jaloux de son indépendance, comme de sa force oratoire, il ne faisait aucune concession aux faux-semblants, ni à la « bienpensance ».

Il n’en était pas pour autant moins confraternel, ni irrespectueux de nos règles.

C’était toujours intéressant de le voir à la télévision, car on savait qu’il ne céderait à aucun compromis et que, pour peu que le sujet soit tabou, il y avait toutes les chances qu’il soit, comme il l’était à la barre, « tenace », « irréductible », « furieux », comme l’a écrit à son sujet Pascale Robert-Diard.

Il était le seul à prendre la défense des condamnés aux longues peines, des pédophiles, le seul à oser une voix discordante s’agissant des victimes de viols.

Il savait qu’il serait seul à soutenir ses positions, mais il ne craignait pas l’hostilité. Au contraire, elle semblait nourrir sa radicalité et son intransigeance.

C’est d’ailleurs assez émouvant de le revoir sur YouTube, -les extraits d’émissions y sont toujours disponibles- les mâchoires acérées, ne pas craindre, sous la réprobation ostensible des autres invités, oser faire entendre une autre voix.

Dans un entretien qu’il a donné, dans les derniers temps, à Frédéric TADDEI, il confia qu’il était venu à la profession par nécessité, que s’il avait pu être rentier, il aurait passé sa vie à lire, écrire, et, aimer, mais que devant gagner sa vie, il renonça à être philosophe et choisit d’être avocat, cela lui paraissait, je le cite : « un bon observatoire des contradictions de la société ».

A la réflexion, c’est une chance que Thierry LEVY ait eu à gagner sa vie.

Il a incarné la défense comme peu d’autres avocats l’ont fait ces quarante dernières années.

La journaliste Pascale Robert Diard, encore elle, qui le connaissait bien, écrit de lui, quelques jours après son décès dans un bel article du MONDE intitulé « Thierry Levy l’inaliénable » qu’il est sans doute « celui qui a le plus pensé le métier de défendre ».

L’ordre des Avocats, par ma voix, se réjouit, de l’hommage qui lui est rendu ce soir

C’était un « grand avocat », ceux qui font la fierté et la renommée de notre barreau.

Ils ne sont plus très nombreux aujourd’hui.


Henri Leclerc, le jour de ses obsèques, m’a confié, « je me sens de plus en plus seul aujourd’hui ».

Mon cher Henri qui a si souvent fait équipe avec Thierry Levy, notamment pour la défense de Knobelspiess.

C’est vrai, vous étiez les meilleurs !

Que cela soit redit ce soir.



Me François Gibault, Conservateur honoraire du Musée

Thierry, c'était un écorché vif qui avait du cœur, particularité qu'il avait l'art de dissimuler, contrairement à ceux qui en font étalage et qui n'en ont pas. Il avait aussi du talent à revendre, comme orateur, comme avocat, comme écrivain, l'un des meilleurs de sa génération. Un véritable génie du verbe, servi par une voix grave et chaude comme il y en a une ou deux par génération. Il pratiquait aussi très généreusement l'art de l'insolence, que l'on enseigne à la Conférence mais, toujours maître de lui, il savait s'arrêter, comme Tixier-Vignancour, juste avant de franchir la frontière de l'outrage.

Nous avions une petite génération de différence et, à la Conférence, une dizaine de promotions d'écart, nous n'avons plaidé qu'une fois ensemble et, je ne sais d'ailleurs plus quoi, mais je l'ai entendu d'autres fois, nous ne nous voyions presque jamais, mais je l'aimais, je l'admirais et notre affection était réciproque. Je garde d'ailleurs précieusement quelques lettres de lui qui en témoignent.

Rien n'était fortuit chez lui, tout s'enchaînait. Ce n'est pas fortuitement qu'il choisit l'affaire Staviski comme discours de rentrée, discours que le Bâtonnier Lemaire n'eut pas le droit de lire avant la cérémonie. Ce n'est pas fortuitement qu'il écrivit sur Labori auquel il s'identifiait, lequel pratiqua, bien avant Vergès, la défense de rupture, et c'est tout naturellement, nul autre ne pouvait le mieux faire, qu'il fit l'éloge de Jacques à Saint-Thomas d'Aquin.

Toujours à sa juste place, Thierry excellait en tout, fort de l'exemple de ses parents. Sa mère, qui fut avocat de notre Barreau qu'elle dû quitter la tête haute à la suite des ignobles lois de Vichy, dès le mois d'octobre 1940, alors que l'Allemagne n'avait rien demandé de tel au Maréchal. L'exemple aussi de son père, Paul Lévy, formé à l'Aurore, de Georges Clemenceau, et à l'Intran, acquitté dans l'affaire Stavisky, Fondateur d'Aux Ecoutes, hebdomadaire interdit par Laval dès le 17 août 1940. Paul Levy, qui eut le courage de défendre Céline à la libération, parti qui demandait alors force et courage, plus de force et de courage encore qu'il n'en faut aujourd'hui. Thierry était un être singulier formidablement épris de justice, amoureux de la liberté, de la liberté pour tous au point qu'il est impossible aujourd'hui de le ranger dans un clan, une chapelle,un parti, ni de gauche ni de droite, mais formidable champion de la tolérance et de la liberté.

Et quel écrivain.

Je relis l'hommage à Vergès. En quelques mots il le décrit mieux qu'en mille : "Derrière ses lunettes rondes, son cigare et son sourire, trois attributs devenus inséparables de sa personne, l'homme avançait masqué et pratiquait avec une déconcertante application l'art de déplaire".

Et il acheva ce court chef-d’œuvre par ces mots : "Tel ces princes de la Renaissance qui ornaient de leurs richesses les lieux d'une religion qu'ils ne pratiquaient pas, Jacques Vergès ne s'est pas trompé en choisissant le vieux rituel de l'Eglise pour demander à ses amis reconnaissants de le regarder partir en souriant".

Et puis je voudrais achever ce trop court hommage avec un mot sur l'admirable écrivain qu'il fut, et je suis scandalisé à l'idée qu'il ne fut d'aucune académie, qu'aucun grand prix ne lui fut décerné. Je vais lire deux textes, très différents l'un de l'autre, le premier grave et sombre, car Thierry considérait que la boucherie de la Grande Guerre n'était pas étrangère aux massacres de 1940-1945. "Il est difficile de ne pas distinguer dans la tuerie de Verdun un précédent des crimes de masse. Dans ce haut lieu de la gloire nationale, les combats n'eurent d'autre but que de saigner l'adversaire et les chefs des pays belligérants immolèrent sciemment des milliers d'enfants.

Sur le terrain, les officiers ordonnèrent des assauts inutiles dont ils savaient l'issue inéluctablement meurtrière et, dans le goulot des tranchées, le corps rempli d'alcool, on sortait de la terre pour marcher à son exécution". Ecoutez maintenant ce passage inattendu extrait de "Lévy oblige", mélange de sérieux, de poésie et d'humour, car il savait rire aussi, et de lui-même autant que des autres et son rire n'était pas le rire aux éclats si souvent vulgaire mais un rire contenu, raffiné, entre les dents, qui était le rire de Voltaire : "Je suis chez moi dans les églises. J'aime l'odeur fade de l'encens, la paille des chaises, le velours usé des prie-Dieu, le marbre froid des bénitiers, le bois dur des confessionnaux, le rouge du vin de messe, l'or des ciboires et des chasubles. La musique des orgues est un puissant brame et la mantille noire le plus érotique des voiles. Aucun silence ne me parle davantage que celui des offices funèbres et la voix du prêtre dénonçant les vaines gloires, faisant ainsi baisser les têtes, me glace de plaisir". Merci Thierry pour tout. François Gibault


Discours de Me Delphine Boesel, Présidente de la section française de l'Observatoire International des Prisons

Delphine Boesel

« Pour ces personnes, chaque jour nouveau annonce une lutte vouée à l'échec contre le bruit, la saleté, les mauvaises odeurs, l'étouffement et, par voie de conséquence la haine des autres et de soi. » Ce sont des mots forts écrits, en 2003, dans la préface du 1er rapport que publiait l’OIP sur les conditions de détention en France, par Thierry Lévy.

Nous sommes en 2018, et quel changement par rapport aux constats faits il y a 15 ans. Bien peu et les actualités récentes nous le rappellent inlassablement.

Tout cela pourrait nous décourager ? A quoi tout cela sert-il ? A quoi servons nous si depuis 15 ans, 20 ans et en réalité bien plus, rien ne change réellement ?

Alors il suffit de se plonger dans la préface du 2nd rapport, édité en 2005, toujours rédigée par Thierry Lévy, il y écrivait « les raisons de se laisser gagner par le découragement sont innombrables mais il y en a une assez forte pour les combattre toutes : les responsables de cette détestable politique pénitentiaire – et je rajouterai modestement pénale et sociale – eux ne sont pas découragés. Ils persistent ».

On parle plus de la prison, on en parle parfois un peu mieux, loin des seuls faits divers ou déballages sur les mutineries, évasions. Quoique les informations des dernières semaines, accompagnant les mouvements des personnels pénitentiaires font redouter le pire à chaque fois en termes de message sur la prison.

Et ce n’est qu’une semaine après le début du mouvement, et à l’initiative de l’OIP qu’on se pose la question de savoir comment vivent les prisonniers, leurs familles ces mouvements qui « les prennent en otage » et créent encore plus de tension (ces mêmes tensions dénoncées et mises en avant par les personnels dans leurs revendications).

Nous n’avons donc pas le droit de nous décourager et s’il y a bien une chose qui reste encore de Thierry Lévy à l’OIP c’est cette farouche volonté de toujours combattre et ne jamais se résigner.

Il fut le 3ème président de la section française de l’OIP.

L’OIP est né en 1991 à Lyon, en 1996 la section française a été créée, présidée par Catherine ERHEL qui a demandé à Thierry Lévy de lui succéder en 2000.

Il a été le président durant 4 ans, acceptant ce seul engagement associatif ; la première et seule fois qu’il s’engagera dans un mouvement, démontrant l’importance du combat à mener contre l’enfermement mais attestant, j’imagine, surtout de son farouche attachement à la liberté de penser, pour ne pas être enfermé dans des positions collectives que peuvent générer l’engagement militant.


Peu de personnes, présentes aujourd’hui au secrétariat national de l’OIP ou même au conseil d’administration, l’ont connu en tant que Président mais évidemment toutes en ont entendu parler. Il a pu, par son nom et ses prises de paroles, attirer des personnes à s’engager à l’OIP. Tel est le cas de notre directrice adjointe et responsable du plaidoyer, venue à l’OIP parce qu’il en était le président. Certaines personnes, ancien membre du SN, reviennent au sein du conseil d’administration, se souvenant de réunions houleuses où les convictions des uns et des autres se heurtaient, s’opposaient pour toujours se retrouver dans la lutte contre la prison.


C’est bien l’héritage laissé par Thierry LEVY à l’OIP – même dans les moments les plus difficiles, et nous en connaissons beaucoup aujourd’hui – même lorsque la prison reste ce lieu dont on ne veut pas parler, il faut pouvoir être toujours présent pour lutter contre toutes les formes d’enfermement, contre les pratiques visant à enfermer plus et plus mal.

En cherchant auprès des anciens, ce qu’il avait pu laisser à l’OIP, c’est bien tout cela qui revient : pugnacité, lutte contre l’enfermement dans toutes ses formes et aussi la lutte contre les longues peines. Il en aura connu des condamnés longues peines et vous avez Hugo repris le flambeau et obtenu la suspension médicale de peine de Patrick Henri, pour lui permettre après tant d’années de prison de mourir en dehors de la prison.

Et avec l’OIP, avant même qu’il ne prenne la présidence de l’association, il était à Troyes en 1999 pour défendre les évadés de Clairvaux. Clairvaux qui représentait tellement à cette époque, après Buffet et Bontemps. Il disait aux jurés de la cour d’assises de Troyes, qui jugeait ces 7 hommes « En 1972, j'étais là. Cette affaire a marqué les surveillants, les juges et aussi l'histoire du pays. L'histoire de l'abolition de la peine de mort est passée par ici. De même que l'abolition des longues peines passera par ici. Il y a des moments où la cour d'assises est là pour réveiller une opinion léthargique, et ce moment est venu »''.

J’aimerai pouvoir vous dire que ces mots, prononcés en 1999, il y a donc presque 20 ans annonçaient une réalité proche. Vous savez bien que non.

Et nous en sommes loin mais nous portons toujours ce combat, comme un lourd héritage ; comme une manière de pouvoir toujours ramener l’homme sur le devant de la scène, ne jamais nier l’humanité de ceux que l’on prive de liberté, de ceux que l’on ne veut plus voir parmi nous, les reléguant parce qu’on ne croit pas en une fraternité, comme pour nier que le pire peut être en chacun de nous. Qu’aucun de ces hommes ou qu’aucune de ces femmes ne sont différents de ceux qui pensent être protégés de tout écart à la norme…

On rétorquera que le but de l’AP n’est pas de priver de dignité les femmes et les hommes qu’on lui demande de garder. Mais face aux concepts sécuritaires, aux volontés de contrôle, de garde et de pouvoir, il est difficile de comprendre les positions constantes de l’AP, qui s’opposent systématiquement aux recours initiés par l’OIP lorsqu’il ne s’agit que d’obtenir un minimum de dignité pour les enfermé(e)s.

A la dernière page de Nos têtes sont plus dures que les murs des prisons, il terminait cet essai sur ces mots : « quand un homme est en cage, il en faut un pour le surveiller, le discipliner, le dominer et le nourrir. Il en faut un autre pour lui prodiguer des paroles apaisantes et un autre pour lui promettre un avenir meilleur et un autre pour lui faire miroiter une libération imminente et un autre pour le ramener à la réalité et tous ces gens sont liés par un grand mensonge qui les asservit et les humilie »

C’est aussi en s’interrogeant constamment sur nos actions, nos combats pour ne pas contribuer à un tel asservissement ou des telles humiliations que l’OIP rendra toujours hommage à l’homme d’engagement et de combat qu’était son ancien président.


Discours de M. Geoffroy de Lagasnerie, Philosophe et Sociologue , Professeur à l'Ecole nationale supérieure d'Arts de Paris-Cergy

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Je voudrais tout d’abord dire le plaisir et l’honneur que j’ai d’être ici ce soir. Mais je voudrais dire aussi que lorsque Emmanuel Pierrat a eu la gentillesse de m’inviter à cet hommage, j’ai été pris à la fois d’un sentiment de grande illégitimité et, aussi, de grande légitimité. D’illégitimité d’abord, car je ne suis pas avocat et que je n’ai pas connu Thierry Levy. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, ici même, en janvier 2016, lorsque nous avions eu une discussion publique sur la justice et l’appareil répressif d’Etat. Mais en même temps, il serait faux de dire que je me sens illégitime à parler et à évoquer devant vous sa figure et ce qu’il a incarné. Je me suis toujours senti très proche de lui, très proche de ce qu’il incarnait et on sait qu’il n’y a pas besoin de se connaître, d’être proche socialement, pour être proche intellectuellement et politiquement.

Je suis le seul orateur à ne pas être avocat aujourd’hui, et c’est peut-être la raison pour laquelle j’aimerais commencer mon propos en insistant sur le fait que, selon moi, rendre hommage à Thierry Lévy, ce n’est pas rendre hommage au métier d’avocat. Ce n’est pas faire une cérémonie d’autocélébration dans laquelle on reconstitue une sorte de croyance dans la vertu du métier d’avocat et dans sa nécessité, dans sa grandeur, dans ses mythes - sorte de cérémonie dont les avocats sont souvent des professionnels.

Rendre hommage de Thierry Lévy, ça ne doit pas consister à faire une messe. Je crois ; tout au contraire, qu’être fidèle à sa vie et à son œuvre reviendrait plutôt à faire la guerre à soi-même, ou en tout cas à se mettre en guerre. Non pas à célébrer le métier d’avocat mais à s’interroger sur ses formes, son utilité, sa nature, son sens. Peut-être même à cultiver une forme de malaise par rapport au métier avocat, et se demander à qui ça sert et comment en faire quelque qui serve à quelque chose. Pour moi, « Thierry Lévy », ça devrait être le point de départ d’une sorte d’éthique du rappel au désordre permanent.

Après tout, l’une des choses frappantes lorsque l’on se retourne sur la vie et l’œuvre de Thierry Levy, ce sont ses activités menées en dehors du métier d’avocat : écrire des essais, des romans, des récits, prendre la direction de la section française de l’Observatoire Internationale des Prisons, publier des tribunes, aller dans les médias… Qu’est-ce que signifie toute cette activité qui se situe en dehors du métier, à côté, parallèlement à la vie d’avocat ? Il y aurait beaucoup de manière de les justifier. Mais je crois que cette exigence de vivre une vie en dehors de la vie d’avocat révèle quelque chose de très profond et de très essentiel sur l’incomplétude du métier d’avocat, et notamment sur les dilemmes que l’on rencontre inévitablement lorsque l’on connecte ce métier avec une exigence politique.

En préparant cette intervention, j’ai revu un entretien de Thierry Lévy avec Philippe Bilger. Et dans cet entretien, Thierry Lévy dit, de manière très forte, et je crois très vrai que, lors d’un procès, lorsque l’audience est close, lorsque le président ou la présidente dit : les débats sont clos, tout le monde sait que tout n’a pas été dit. Tout le monde attend toujours que quelque chose de plus soit dit. Il manque toujours quelque chose à l’audience, quelque chose n’est pas dit dans le processus judiciaire et qui est à la fois irrémédiablement perdu et irrémédiablement attendu. Il y a toujours un à côté de la procédure judiciaire. Ou, pour être plus précis, on pourrait dire que la procédure judiciaire existe et se fonde en excluant la possibilité que certaines choses soient dites, en interdisant de comprendre certains faits. Il y a une exclusion constitutive du système pénal, des vérités et des perceptions du monde que l’on ne peut plus dire une fois que la procédure est lancée.

Comment, alors, être avocat ? Qu’est-ce que cela signifie, être avocat, quand on prend conscience que l’on travaillera dans un système dont on sait qu’il est faussé dès le départ, qu’il nous interdit de dire ce que nous voudrions dire, de faire ce que nous voudrions faire ? Que, en d’autres termes, tout ce que l’on dira aura pour condition de possibilité l’impossibilité de dire d’autres choses. Je crois très profondément que l’œuvre de Thierry Lévy a toujours été une réflexion sur la quasi impossibilité d’être avocat ou en tout cas de faire vivre en même temps une pratique de l’avocat et une pratique de la dissidence. C’est la raison pour laquelle il y a toujours eu la nécessité pour lui, d’abord, d’avoir un dehors de son métier : écrire de livres, penser, intervenir. Ces activités permettent de ne pas s’enfermer dans un système, de maintenir une extériorité par rapport au système pénal et surtout de dire ce que ce système voudrait que l’on taise. Comme si, en fait, le plus important pour un avocat résidait dans sa capacité à voir non pas ce qu’il fait mais ce qu’il ne fait pas et ce qu’il ne peut pas faire, pour savoir ce qui est à côté, invisible, caché, qui compte et qu’il faut dénoncer.

La démarche de Thierry Lévy, l’œuvre de Thierry Lévy, les mots de Thierry Lévy posent un défi éthique, politique et existentiel à tous les avocats. Je dis bien à tous les avocats. Je n’exclus pas de mon propos les avocats qui se penseraient d’emblée comme conservateurs ou favorable à l’ordre pénal. Personnellement, depuis la sortie de Juger, j’ai rencontré beaucoup d’avocat, de milieux et d’orientations très différents, et j’ai toujours beaucoup aimé ces rencontres parce qu’il y a toujours une sorte d’humeur antiétatique chez les avocats. Il y a des pulsions anti-institutionnelles chez tout avocat – parfois certes elles sommeillent, parfois elles sommeillent très lourdement, mais elles sont toujours néanmoins là, prêtes à se réveiller. Sans doute est-ce simplement liée au fait que lorsque les avocats ont affaire avec la prison ou la police c’est qu’ils ont perdus, et que, comme personne n’aime perdre, personne n’aime vraiment la police ou la prison chez les avocats.

Thierry Lévy ne fait pas l’éloge du métier d’avocat. Il empêche de faire ce métier sereinement, tranquillement, bourgeoisement, avec bonne conscience. Le défi que Thierry Lévy pose à tout avocat, et le défi qui n’a cessé de le hanter pourrait être énoncé ainsi : comment éviter que le métier d’avocat ne devienne une pratique qui soit, au final, complice du système ? Il y a toujours dans un système ce que j’appelle des critiques fonctionnelles, c’est-à-dire des énoncés ou des luttes qui se font passer pour critique mais qui, au fond, ne servent qu’à conserver les cadres fondamentaux et à stabiliser les logiques établies.

Quand on est avocat, on est pris dans un système, on travaille dans un système que l’on n’a pas choisi et le risque est grand alors, de limiter sa critique aux dysfonctionnements et de ne pas s’en prendre aux concepts fondamentaux qui organisent ce dans quoi nous sommes plongés. Par exemple lorsque l’on prend pour cible les dysfonctionnements du système judiciaire, le démantèlement de telle ou telle protection, les injustices de tel ou tel dossier ou tel ou telle audience, on ne s’attaque pas au fonctionnement du système lui-même. On ne problématise pas le fonctionnement. On cherche à limiter les dysfonctionnements. Or Il faut parvenir à critiquer le système pénal quand tout se passe bien, quand tout fonctionne parfaitement. Il faut appliquer à la Justice la manière dont Marx analysait le marché lorsqu’il disait qu’une critique radicale du marché doit montrer comment, même dans les situations où tout va comme il se doit, rien ne va comme il se doit. En d’autres termes, ce ne seraient pas les défaillances du marché qui posent un problème et contre lesquelles il faut des garanties mais le marché lui-même.

Comment ne pas faire de la défense une pratique fonctionnelle qui ne mettrait plus en question la violence de l'état et les fondements de la procédure pénale ? Comment rester oppositionnel ? Et est-ce que, tout simplement c’est possible ? Il y a une forme de dimension autodestructrice dans le métier d’avocat, qui le rend quasi-impossible d’un point de vue psychique : Etre avocat, c’était devoir agir à l’intérieur d’un système qui est pourtant récusable dans sa construction même. Est-ce qu’être avocat, dès lors, ce n’est pas toujours malgré soi défendre, à travers son client, le système pénal, en acceptant d’évoluer à l’intérieur d’un système de règles dont on sait, pourtant, la fausseté et la cruauté ? Est-ce qu’être avocat ce n’est pas toujours contribuer à la perpétuation d’un système qui pourchasse, qui entrave, qui menotte, qui enlève, qui séquestre, qui tue – et donc en être complice.

Thierry Levy le dit très souvent. Qui dit accusation dit mensonge. Dans Eloge de la barbarie judicaire, il reconstitue toutes les étapes de l’instruction pour montrer comment dès que le processus est lancé, c’est trop tard. Quelque chose est perdu, quelque chose est orienté, quelque chose devient impossible, et l’on ne peut pas le rattraper. De la même manière que Derrida disait qu’une fois que le concept était écrit il était cuit, on pourrait dire que, une fois que la procédure judiciaire est lancée c’est cuit, c’est trop tard, c’est terminé.

Mettre en question, comme le fait dans cet ouvrage Thierry Lévy, l’acte d’accusation et de jugement lui-même, interroger l’emprise de l’Etat sur les règlements de nos conflits, c’est par exemple ce qui permet de porter une attaque oppositionnelle contre l’appareil répressif d’Etat. Cela permet de ne pas limiter la critique de la justice à la figure si souvent invoquée de l’innocent injustement condamné et emprisonné. Aussi puissante soit-elle, cette figure de l’innocent condamné ratifie l’idée de condamnation et d’idée d’innocence. Thierry Lévy nous incite à poser une autre question, plus radicale : celle des coupables injustement accusés et condamnés. Mais poser cette question ne peut se faire que dans un livre ; elle est inaudible dans une cour d’assise ou un tribunal correctionnel.

C’est la raison pour laquelle Thierry Levy dit d’ailleurs cette chose très belle à savoir que, au fond, un avocat ne gagne jamais. Un avocat ça ne peut pas gagner. Ou bien l’avocat perd. Ou bien, quand on dit qu’il gagne, en fait il ne fait que restaurer une situation normale après une injustice et une violence qui a été faite à son client par l’appareil répressif d’Etat.

Au fond, la problématique de la défense politique naît quand l’avocat refuse cette situation et entend contester l’exclusion constitutive de la scène judiciaire et ses opérations fondamentales. D’ailleurs, je crois que l’intérêt de Thierry Levy pour l’anarchisme, à la fois comme sujet d’études et comme espace militant dont il a été amené à défendre de nombreux membres, ne vient pas seulement d’une sorte d’affinité politique ou idéologique avec ce mouvement. Je crois qu’il y a là plutôt le jeu d’une sorte d’homologie structurale. Et c’est pourquoi peut-être au fond, toutes les avocates et tous les avocats sont anarchistes – ou devraient l’être. Il y a entre l’anarchiste et l’avocat une homologie. C’est ce qui traverse tout son livre « Plutôt la mort que l’injustice » sur les procès anarchistes. Etre anarchiste, c’est étouffer. C’est être pris malgré soi dans un système que l’on aime pas, que l’on ne veut pas, que l’on ne reconnait pas, mais être prisonnier à l’intérieur et ne pas pouvoir en sortir. L’anarchiste se bat contre l’Etat mais il ne peut se battre contre l’Etat qu’à l’intérieur de l’Etat. Hé bien, c’est la même situation d’enfermement et d’étouffement qui caractérise l’avocat doté d’une conscience politique ; L’avocat se bat contre le système judicaire mais à l’intérieur du système judiciaire et selon les règles que le système judiciaire impose. Etre pris dans quelque chose qu’on aimerait faire vaciller, c’est la situation de l’anarchiste et c’est la situation de l’avocat. La différence, c’est que l’anarchiste se donne le droit de ne pas reconnaitre les règles du droit, les procédures imposées, et qu’il s’accorde la possibilité de recourir à la violence. Alors que l’avocat, lui, est collé à la procédure, il est immergé dans ce système, il n’y a pas de hors système. Et c’est terrible. D’où la question ; comment ne pas exploser ? Comment ne pas tout casser ?

Hé bien, je crois que cela passe par l’engagement, par l’écriture, pas la culture d’un dehors où l’on s’exprime. Quand les anarchistes mettent des bombes, Thierry Lévy publiait des livres. Et peut-être espérait-il que cette activité s’inscrirait elle aussi dans le cadre d’une propagande par le fait.

J’aurais aimé développer sur la question de la défense politique, car je suis persuadé que c’est une question absolument essentielle aujourd’hui et que nous n’avons pas encore élaboré une manière stratégiquement et théoriquement cohérente et satisfaisante d’aborder cette question. Je crois qu’il serait très urgent de reprendre la discussion sur ce sujet. Mais je voudrais conclure en insistant sur un dernier point. Lorsque j’ai commencé à préparer cette intervention, à lire des textes de Thierry Lévy, à regarder des vidéos, j’avais commencé à rédiger un paragraphe où je disais, peut-être un peu banalement – mais ce n’est pas pour ça que ce serait faux – que j’admirer son intransigeance, sa façon de ne rien céder, sa capacité à employer des mots durs pour parler de la Justice comme système qui pourchasse, entrave, puis donne des coups, pour dénoncer l’hypocrisie d’une société criminelle qui juge les criminels, pour mépriser les juges et parler du caractère humiliant de l’acte de juger. Mais petit à petit, je me suis rendu compte que, si je disais les choses ainsi, je me laisser prendre par une stratégie classique du pouvoir qui consiste à percevoir comme violent ou intransigeant, ou dire non pas ceux qui sont violent et intransigeant mais ceux qui résistent à ceux qui sont violent et intransigeants. Après tout Thierry Levy n’a jamais été violent. Ce qui est violent, c’est le système judiciaire et les pouvoirs auxquels il s’est affronté. Ce qui est intransigeant ce n’est pas lui, ce sont les juges et les procureurs auxquels il a dû faire face. Et donc je dirais pour conclure ceci. Il faut lire et relire Thierry Levy, l’écouter aussi, comme un exercice de ce que Foucault aurait appelé une technique de soi. Il s’agirait de mesurer notre degré d’incorporation des perceptions d’Etat et notre degré de cécité à la violence du monde. Si en le lisant nous sommes choqués, si nous le trouvons excessif, cela pourra être le signe d’une forme d’adhésion de notre part à la violence d’Etat. Faire de Thierry Lévy un test de notre inconscient, de notre docilité, de notre adhésion à l’ordre pour développer notre rétivité et nos capacités de résistance, telle pourrait être, peut-être, la plus belle des manières de continuer de le faire vire dans nos têtes.

MERCI

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