L’auteur, sa vie, ses personnages et la morale (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
France > Droit privé > Propriété intellectuelle >

Fr flag.png

Emmanuel Pierrat, avovat au barreau de Paris
Novembre 2017


Ces dernières semaines, les oeuvres sont soumises à une double menace, la redoutable morale, que l’on croyait bannie, semblant prendre le pas sur la raison.

D’un côté de la tenaille, certains veulent désormais censurer des créations culturelles au motif que leurs auteurs, voire leurs interprètes, auraient eu un comportement répréhensible, voir moralement blâmable.


Les films de Roman Polanksi - quel que soit leur propos -, ne seraient plus programmables. Bertrand Cantat - qui inspire peu la sympathie mais a purgé sa peine et donc « payé sa dette » - ne serait plus montrable, Kevin Spacey est éradiqué de la série House of cards comme que de All the money of the world, le prochain film de Ridley Scott…


N’invoquons même pas la présomption d’innocence, qui est piétinée chaque jour, mais juste la nécessité de distinguer les oeuvres de leurs auteurs ; sauf à vider nos bibliothèques en en retirant illico les romans du collabo Céline, toutes les fictions (pour enfants et adultes) du pédophile Lewis Carroll, les poèmes de l’assassin François Villon, les récits du voleur Malraux, etc.


Ce débat ahurissant à peine entamé, voilà que la ministre de la Santé a envisagé de museler le cinéma français, coupable d’inciter à la consommation de tabac.


Car le comportement des personnages de fiction doit aussi être forcément exemplaire. Là se niche une des véritables trouvailles du censeur à la page, sévissant depuis quelques années. Ce n’est plus la débauche en tant que telle qui est jugée, ce n’est plus la connotation raciste des propos du littérateur qui est désignée à l’opprobre. Les personnages, s’ils ne sont pas des citoyens modèles, sont des coupables et doivent être modifiés.


Lucky Luke ne fumait plus depuis belle lurette. Les héroïnes de papier brandissent, à raison, la capote à leur partenaire. Et les flics des séries télévisées mettent leur ceinture quand ils patrouillent en voiture ; sans même évoquer leur comportement lors d’une course-poursuite où, à une telle aune, ils respectent déjà les feux rouges alors qu’ils sont sur le point de coincer le tueur dont la voiture a déjà deux pneus crevés par les balles. Si le héros est pédophile, serial-killer ou néo-nazi, il doit faire acte de repentance au dernier chapitre. À défaut, il sera jugé et son créateur lui sera assimilé. Même de fiction, les personnages sont tenus de conserver dignité, morale et respect de la loi. Barbe-bleue, Dracula, Rapetous, Arsène Lupin sont à présent infréquentables.


De multiples exemples témoignent déjà d’une interprétation caricaturale du champ d’application de la loi du 10 janvier 1991, dite loi Evin, conduisant à une véritable autocensure.


Ainsi, la Poste a édité en 1996, dans le cadre de l’hommage rendu par la France à André Malraux, un timbre à l’effigie du grand écrivain et homme de culture. A cette belle occasion, la reproduction de la célèbre photographie de la grande portraitiste Gisèle Freund a subi une réelle mutilation, la cigarette d’André Malraux ne figurant plus entre ses lèvres. La Poste a alors expliqué cette décision par la volonté de ne pas promouvoir la cigarette, estimant ainsi respecter les objectifs de la loi de 1991.


De la même manière, en 2005, le catalogue de l'exposition de la Bibliothèque Nationale de France, consacré à Jean-Paul Sartre à l'occasion du centenaire de sa naissance, est apparu… un vide entre ses deux doigts. Sa célèbre cigarette a en effet été gommée par des graphistes aussi zélés que l’ont été autrefois les sinistres « gratte-minettes » ou les propagandistes de Staline.


Cette dérive est allée encore plus loin en 2009. Sur l’affiche de l’exposition consacrée à Jacques Tati, à la Cinémathèque française, le cinéaste a perdu sa pipe au profit d’un ridicule moulin-à-vent. Métrobus, la régie publicitaire de la RATP, a justifié ce subterfuge, là encore, par la volonté d’interdire toute publicité indirecte pour le tabac.


La même année, Métrobus, encore, a mis en cause la présence de fumée de cigarettes sur l’affiche du film Gainsbourg, vie héroïque de Joann Sfar. Quant à la représentation de Coco Chanel sur l’affiche du film d’Anne Fontaine Coco avant Chanel, elle a été refusée par la régie publicitaire de la RATP, celle-ci se prévalant encore une fois du respect de la loi.


Casblanca a sans doute incité toute une génération de jeunes gens à acheter des cigarettes. Ce chef d’œuvre ne serait toutefois pas concerné par l’absurde et liberticide projet qui a été pour l’heure mis en attente après la bronca que son annonce a suscitée dans le milieu du cinéma. Soulignons en effet que cette lubie ne viserait que les films produits en France…


Toutes ces initiatives sont donc des mesures d’abord idiotes, mais surtout de censure, qui semblent oublier le travail primordial revenant à l’éducation, seule à même de lutter contre les agissements criminels, délictuels, mauvais pour la santé ou simplement inciviques.