L’opposabilité-sanction de l’autorité de la chose jugée (fr)

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Auteur : Emmanuel ARAGUAS, avocat au barreau de Saintes et Solicitor (Law Society of England and Wales)


Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 14 avril 2015, 13-18.498


L’opposabilité-sanction de l’autorité de la chose jugée.

Il est des décisions qui, alors que ni les faits ni les procédures à l’occasion desquels elles sont rendues n’attirent particulièrement l’attention, recèlent néanmoins un intérêt certain, assurément accru par l’apparente discrétion dans laquelle la solution qu’elles dégagent est parfois livrée[1].

Ainsi, le 14 avril dernier, un arrêt de rejet rendu par la troisième chambre civile de la Cour de Cassation « par motifs propres et adoptés » sur les constatations tirées du cas d’espèce, a prononcé l’opposabilité à une tierce partie d’une décision de la Cour d’appel de Bordeaux revêtue de l’autorité relative de la chose jugée entre les parties impliquées stricto sensu à ce litige.

Rendu au cas d’une société cessionnaire d’un fonds de commerce pour l’exploitation duquel elle avait pris à bail commercial les locaux objets d’un contentieux entre sa bailleresse et sa cédante tenant à la fixation du montant du bail renouvelé entre celles-ci, cet arrêt[2] interpelle tant sur l’implicite liberté d’appréciation laissée au juge du fond quant aux circonstances factuelles et procédurales dans lesquelles une telle hypothèse peut se concrétiser (I) que sur l’apparence d’orthodoxie du sens de la décision qui, entre les lignes, révèle subtilement la conception de l’exigence de loyauté attendue d’une partie à un litige, y compris au stade du pourvoi en cassation (II).

L’APPRECIATION, PAR LE JUGE DU FOND, DE L’ABSENCE D’INTERVENTION VOLONTAIRE DU TIERS EXCIPANT DE L’AUTORITE DE LA CHOSE JUGEE

La situation particulière ayant présidé au litige tranché par les premiers juges est à l’origine du « qui pro quo » exploité en vain par la défenderesse entre autorité relative de chose jugée selon l’article 1351 du Code civil et loyauté contractuelle.


La connaissance, par le cessionaire, du litige pendant entre sa cédante et sa bailleresse , signataires à l'acte de cession de droit au bail commercial sous seing privé

La société D. exploitait un fonds de commerce d’hôtellerie restauration en vertu d’un bail renouvelé conclu avec la Société Civile Immobilière F., propriétaire de l’immeuble pour une durée de 9 ans à compter du 1er janvier 1995 et jusqu’au 1er janvier 2004.

La SCI notifiait par exploit en date du 18 juin 2003 un congé avec offre de renouvellement à la société D. moyennant un loyer annuel de 37.600 euros HT.

Cette dernière acceptait le principe du renouvellement mais refusait le montant du loyer.

La bailleresse a donc engagé une procédure devant le Juge des Loyers Commerciaux aux fins de fixation du loyer renouvelé.

En cours d’instance le droit au bail fut cédé avec le fonds de commerce par acte sous seing privé contresigné par la bailleresse en date du 25 octobre 2005 à la SARL H.F. représentée par son gérant.

Or, il était expressément mentionné dans l’acte de cession de fonds de commerce le litige opposant la cédante à la bailleresse sur la détermination du montant des loyers commerciaux au titre du bail renouvelé à compter du 1er janvier 2004 et l’existence d’un jugement rendu par le Président du TGI statuant en tant que Juge des Loyers Commerciaux le 27 octobre 2004 ordonnant avant dire droit une mesure d’expertise avec reproduction in extenso à l’acte sous seing privé de l’exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens des parties.

Il se trouve que par un arrêt du 11 septembre 2007 sur appel de la décision du premier juge au fond, la cour d’appel de Bordeaux devait donner raison à la bailleresse et prononcer à l’encontre de la société D., cédante du fonds et du droit au bail, la fixation du montant du loyer renouvelé à la somme de 25.542 euros HT par an à compter du 1er janvier 2004.

Par courrier en date du 20 novembre 2008 la SCI informait la SARL H.F. de l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux ayant fixé le montant du loyer renouvelé et l’interrogeait sur le règlement des loyers déplafonnés. La SARL H.F., loin d’y acquiescer, donnait congé à sa bailleresse le 29 juin 2009 pour le 31 décembre 2009, date d’expiration du bail.

Un second litige semblait donc inévitable pour la bailleresse, d’autant que l’hôtel était resté inexploité à la suite d’un projet de restructuration complète ayant fait l’objet de longs et vains pourparlers entre la bailleresse et la cessionnaire.

Le 30 janvier 2009, la bailleresse mit en demeure la SARL H.F. de payer l’arriéré des loyers renouvelés puis, son interpellation s’avérant infructueuse, elle l’assigna devant le TGI le 14 octobre 2009 pour obtenir sa condamnation en paiement des arriérés ainsi qu’en réparation de ses préjudices liés à la présence de désordres et à la non exploitation des locaux.

La défenderesse eut beau invoquer les dispositions de l’article 1351 du Code civil et le caractère prétendument inopposable à son endroit de la chose jugée entre sa cédante et sa bailleresse, le premier juge condamnait le 17 mars 2011 la SARL H.F. à verser la somme de 65.200,28 euros TTC au titre de rappel sur les loyers commerciaux pour la période du 1er octobre 2005 au 31 décembre 2009 tout en répondant aux demandes relatives aux désordres et à l’absence d’exploitation de l’hôtel.


Le ‘Qui Pro Quo’ entre inopposabilité erga omnes de la chose jugée et l'étendue des obligations contractuelle inter partes

Pour statuer ainsi, le juge du fond considéra que la SARL H.F. avait eu parfaitement connaissance de l’instance en cours portant sur le déplafonnement du loyer en vigueur, et qu’elle était informée que la fixation définitive du montant du loyer était conditionnée au résultat de cette procédure.

Bien que la défenderesse ait soutenu n’avoir pas été appelée en cause, il fut retenu qu’elle avait eu la possibilité d’intervenir volontairement à la procédure de déplafonnement du loyer dont le résultat l’intéressait au premier chef.

La décision judiciaire de fixation du loyer lui fut donc déclarée opposable dans ses rapports avec la SCI bailleresse en application des stipulations de l’acte sous seing privé portant cession du fonds de commerce et du droit au bail.

Le 18 avril 2011, la SAS I.G. venant aux droits de la SARL H.F. interjetait appel du jugement rendu le 17 mars 2011 considérant que l’arrêt rendu par la cour d’appel de Bordeaux le 11 septembre 2007 n’avait aucune autorité de chose jugée à son égard et lui était rigoureusement inopposable.

Par conséquent elle estimait ne pas devoir d’arriérés de loyers à la SCI.

Par un arrêt du 2 avril 2013, la cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement du 17 mars 2011 en ce qu’il avait condamné la SARL H.F. aux droits de laquelle intervenait désormais la SAS I.G. au paiement de la somme de 65.200,28 euros au titre du rappel sur les loyers dus à compter du 1er octobre 2005.

La cour considéra comme le tribunal de grande instance que, faute d’être appelée à l’instance concernant sa bailleresse et sa cédante, il appartenait à la SARL H.F. d’y intervenir volontairement et qu’elle ne pouvait ni soutenir avoir exécuté de bonne foi le contrat ni invoquer sa propre négligence à l’appui de celle-ci.

Elle ajouta, à l’endroit de la SAS I.G., que les ayants-cause à titre particulier sont censés représentés par leur auteur pour tout acte accompli sur le bien avant la naissance de leur droit et qu’il s’en déduit que la chose jugée à l’égard de leur auteur profite ou nuit à l’ayant-cause si l’instance a été introduite avant la mutation.

En d’autres termes, la société D., cédante du fonds de commerce et du droit au bail et la SAS I.G. agissant pour la SARL H.F. avaient eu, dès la signature de l’acte de cession, des intérêts communs dans cette procédure de déplafonnement, cette communauté d’intérêts permettant à la cour d’appel de Bordeaux de considérer que la SAS I.G. avait en réalité été représentée au cours de cette procédure par la société D. et que l’arrêt du 11 septembre 2007, rendu précédemment par cette même cour, lui était opposable.

C’est contre ce raisonnement que la SAS I.G. forma un pourvoi en cassation.

Aux termes de son pourvoi au moyen unique, elle reprochait d’une part à l’arrêt d’appel d’avoir violé l’article 1351 du code civil en raison de l’absence d’identité de parties puisque la SARL H.F. n’était pas partie lors de l’instance ayant abouti à la décision de la cour d’appel de Bordeaux du 11 septembre 2007 ; d’autre part de ne pas s’être prononcé sur l’absence de tout mandat reçu par la société D. pour représenter la SARL H.F. dans cette instance ; en outre, concernant le motif selon lequel la SARL H.F. avait été représentée au cours de la procédure de déplafonnement par la cédante, la SAS I.G. considérait que la société D., en tant que cédante, n’aurait pu représenter son acquéreur que jusqu’à la cession c’est-à-dire jusqu’au 25 octobre 2005 ; enfin, la SAS I.G. considérait que la cour d’appel aurait dû se prononcer sur la déloyauté de la SCI François 1er qui était de nature à lui interdire de réclamer les arriérés de loyers.

Dès lors, la question posée à la troisième chambre civile de la Cour de Cassation était de savoir si la décision de fixation du loyer renouvelé du bail commercial était opposable à la cessionnaire du bail qui n’était pas partie à l’instance, la cessionnaire ayant été expressément informée de l’instance en cours dans l’acte de cession de bail.

Mue par la volonté de ne pas exposer de solution à vocation générale à travers le rejet du moyen unique par motifs propres et adoptés en provenance de la cour d’appel de Bordeaux, la Cour de Cassation a néanmoins livré les raisons de principe desquelles elle a déduit avec intransigeance l’opposabilité de cette première décision à une tierce partie concernée, ce qui pousse à s’interroger sur l’interprétation de l’autorité relative de la chose jugée et l’opposabilité au tiers d’une décision passée en force de chose jugée.


L’AUDACE DISCRETE DU REJET CONSACRANT L’OPPOSABILITE AU TIERS CONCERNE D’UNE DECISION AYANT AUTORITE RELATIVE DE CHOSE JUGEE

Le rejet du pourvoi est prononcé en raison de ce « (…) qu’ayant constaté par motifs propres et adoptés que la société preneuse avait été parfaitement informée dans l’acte de cession du fonds de commerce du 25 octobre 2005 de l’instance en cours pour la fixation du prix du bail du bail renouvelé le 31 décembre 2003 ainsi que des moyens et prétentions des parties dans cette procédure, relevé qu’elle n’avait pas jugé utile d’intervenir à l’instance et retenu qu’elle avait accepté en toute connaissance de cause l’aléa relatif au loyer en cours de fixation, la cour d’appel, qui a répondu aux conclusions, a, à bon droit, déduit de ce seul motif que la décision fixant le loyer du bail renouvelé lui était opposable ; (…) »

Cette décision de rejet, qui repose implicitement sur l’article 1351 du Code civil est motivée par une appréciation in concreto du critère de l’opposabilité qui semble acquérir ici une nouvelle dimension.


Une conception évolutive de l'effet négatif de l'autorité de la chose jugée

Les motifs des juges du fond, contrôlés puis validés par la Cour de cassation reposant sur l’opposabilité de la décision de déplafonnement à un tiers, définir la notion de chose jugée permet d’en distinguer les contours pour ensuite mieux en apprécier les effets.

La notion de chose jugée : force et autorité

La notion de chose jugée recouvre deux éléments qu’il convient de distinguer : la force de chose jugée et l’autorité de chose jugée.

La force de chose jugée, définie par l’article 500 du code de procédure civile[3], suppose qu’une fois le jugement passé en force de chose jugée, il devient exécutoire. Il faut toutefois noter que la force de chose jugée ne suffit pas, et qu’il faut également une signification du jugement pour qu’il acquiert force exécutoire.

La chambre mixte de Cour de cassation considère en effet que « la force de chose jugée attachée à une décision judiciaire dès son prononcé ne peut avoir pour effet de priver une partie d'un droit tant que cette décision ne lui a pas été notifiée »[4], mais l’élément qui nous intéresse le plus ici est celui d’autorité de la chose jugée.

Cette notion fait référence aux effets qui sont attachés à une décision judiciaire: selon la doctrine classique, elle permet d’interdire de remettre en cause ce qui a déjà été jugé, ce qui repose sur une présomption légale de vérité faisant de la décision du juge le reflet exact de la vérité : cette justification repose sur la nécessité d’une stabilité juridique c’est-à-dire que le législateur veut éviter un renouvellement infini des procès. A ce titre, l’autorité de la chose jugée comprend à la fois un effet positif et un effet négatif.

L’effet positif correspond au droit reconnu par le jugement à l’une des parties et qui ne peut plus être discuté: une partie peut donc utiliser ce qui a été jugé pour faire trancher un autre litige. Quant à lui, l’effet négatif résulte explicitement de l’article 1351 du Code civil[5]. Le but est donc d’empêcher que ne soit jugé de nouveau ce qui a déjà été jugé, sous la condition d’une triple identité de parties, de chose demandée et de cause.

Or, ramené au cas d’espèce, l’effet positif de la décision de révision des loyers du bail commercial rendue par la cour d’appel de Bordeaux dans le litige ayant opposé la bailleresse à la cédante conféra un droit au bailleur qui était celui d’obtenir le paiement des loyers à compter du 1er janvier 2004 au montant tel qu’il était fixé dans la décision.

C’est ce droit qui fut mobilisé à l’encontre de la SARL H.F. afin de réclamer les arriérés dus par la cessionnaire. Or, celle-ci n’était pas partie à l’instance ayant abouti à la décision de révision des loyers. Il n’y avait donc à proprement parler pas d’identité de parties et c’est d’ailleurs le moyen qui sera excipé par la SAS I.G. venant aux droits de la SARL H.F. pour réfuter l’hypothèse d’une quelconque autorité de chose jugée de la décision de fixation des loyers à son égard.

La cour d’appel a toutefois judicieusement considéré que la SARL H.F. puis, par procuration, la SAS I.G. venant aux droits d’icelle, était partie à l’instance ayant abouti à la fixation des loyers puisque fictivement représentée par la cédante.

Il est en effet admis depuis longtemps par la jurisprudence que les ayants-cause à titre particulier (acheteur, cessionnaire, donataire) sont censés être représentés par leur auteur pour tout acte accompli sur le bien avant la naissance de leur droit et que la chose jugée à l’égard de leur auteur profite ou nuit à l’ayant-cause à titre particulier si l’instance a été introduite avant la mutation ou avant la publicité lorsque celle-ci est nécessaire (Cass. civ. 1er juin 1855)[6] .

Cependant ce moyen n’est pas repris par la Cour de Cassation pour rejeter le pourvoi qui se concentre sur la question de l’impossible opposabilité de la décision en vertu de – la relative – autorité de la chose jugée.

Une relative autorité de la chose jugée

Aux termes de l’article 1351 du Code civil, l’autorité de la chose jugée est relative quant aux parties en cause puisqu’elle ne peut nuire ou profiter qu’aux seules personnes ayant été parties à l’instance initiale. En effet, même si l’autorité de la chose jugée repose sur une présomption légale de vérité, cette vérité n’a pu être obtenue par le juge qu’au vu des éléments qui lui ont été apportés par les parties à l’instance, il serait donc « injuste », au sens « anormal », de faire supporter les conséquences d’un jugement aux tiers qui n’ont pas été en mesure d’apporter leurs propres éléments d’informations au moment de l’instance. Cela découle directement du principe du contradictoire.

Cette autorité relative signifie en principe qu’une décision n’est opposable qu’aux parties à l’instance initiale et non aux tiers.

Il existe cependant des exceptions à cette relativité et notamment des exceptions légales qui proclament l’opposabilité aux tiers du contenu d’une décision judiciaire, ainsi en est-il de l’article 29-5 alinéa 1er du Code civil concernant les jugements et arrêts rendus en matière de nationalité française et des dispositions de l’article 324 du Code civil concernant les jugements rendus en matière de filiation.

La jurisprudence des chambres ordinaires a consacré à plusieurs reprises et dans plusieurs domaines la possibilité d’une opposabilité aux tiers d’une décision judiciaire.

Il a en effet été statué en matière d’assurance sur l’opposabilité d'un jugement confirmant la résiliation d'une police d'assurance au tiers victime d'un incendie (Civ. 2ème 4 juillet 2007) [7]; également l'assureur qui a été mis en mesure de connaître la procédure engagée et n'a pas jugé utile d'intervenir dans le déroulement des mesures d'instruction ne peut, sauf s'il y a eu fraude de la part de l'assuré, soutenir que ces mesures lui sont inopposables (Civ. 1ère 8 octobre 1985) [8]; ou bien, cette fois en matière de cautionnement, que la décision d'admission des créances, devenue irrévocable, est opposable au codébiteur solidaire tant en ce qui concerne l'existence et le montant des créances que la substitution de la prescription trentenaire à la prescription originaire (Com. 30 octobre 2007)[9].

En revanche, concernant l’opposabilité d’une décision de révision de loyers au tiers cessionnaire du bail commercial, il semble qu’il s’agisse d’une innovation de la troisième chambre civile de la Cour de cassation qui, à travers cette décision, a consacré en la matière une nouvelle exception à la relativité de la chose jugée.

Mais cette forme d’opposabilité ne révèle-t-elle pas encore autre chose?

Les circonstances très particulières et notamment le fait que la cessionnaire avait été informée de l’instance en cours au moment de la cession et qu’elle aurait pu - aurait dû - y intervenir, ont été déterminantes à la solution apportée au pourvoi en cassation qui consacre littéralement une « opposabilité-sanction » inédite.

Une opposabilité-sanction de l'acceptation implicite du sort d'une tierce instance par la cessionnaire non intervenante

Explicitement dans le cas d’espèce, la troisième chambre civile de la Cour de Cassation justifie l’admission de l’opposabilité de la décision de révision des loyers au tiers cessionnaire du bail commercial par son information préalable de l’instance en cours, en ce que cette circonstance a fait du contrat de bail commercial un contrat contenant un élément aléatoire qui aurait normalement dû conduire la cessionnaire à intervenir volontairement à l’instance dès lors qu’elle prétend rétrospectivement y avoir eu intérêt.

L’admission par la troisième chambre civile de la Cour de Cassation de l’existence d’un élément aléatoire au contrat de bail commercial

La SCI bailleresse et la SARL H.F. étaient liées par un contrat de bail commercial en vertu de l’acte de cession du fonds de commerce intervenue entre la société D. et la SARL. Or il était expressément mentionné dans l’acte sous seing privé portant à la fois cession du fonds de commerce et cession du droit au bail l’existence d’une instance en cours entre bailleresse et cédante relative à la fixation du loyer du bail renouvelé à compter du 1er janvier 2004.

En outre, conformément à la règle de droit, la validité de cet acte sous seing privé dépendait du contreseing de la bailleresse, apposé en l’espèce, de sorte que les termes de la cession étaient non seulement certains mais encore identiquement opposables tant à la bailleresse qu’à la cessionnaire dans leurs rapports privés.

Le raisonnement de la cour d’appel validé par la Cour de cassation laisse donc entendre qu’en raison de l’insertion dans l’acte de cession du fonds de commerce d’une clause informant spécifiquement le cessionnaire d’une instance en cours relative à la fixation du montant du loyer commercial renouvelé, le contrat de bail commercial était soumis à un élément aléatoire puisque le montant du loyer renouvelé serait ultérieurement fixé par une décision judiciaire.

Le bail commercial est un contrat par nature commutatif[10] mais la cour d’appel de Paris a déjà pu retenir, par un arrêt du 21 septembre 2005, la possibilité de qualifier exceptionnellement un bail commercial d’aléatoire[11] . Il semble que ce soit à nouveau le cas en l’espèce, ce qui accroît d’autant l’intérêt de la décision du 14 avril 2015.

Constatant que cet aléa relatif au loyer a été accepté en toute connaissance de cause par la nouvelle preneuse à bail au moment de la signature de l’acte de cession, la Cour de Cassation estime que la cour a déduit « à bon droit » qu’elle ne peut se prévaloir de l’inopposabilité de la décision rendue quant au montant du loyer fixé judiciairement puisque l’aléa affectant le montant du bail renouvelé dépendait de cette décision. Par conséquent, pour être admissible à contester le loyer qui a été fixé lors de l’instance relative au déplafonnement, il est exigé du cessionnaire qu’il intervienne volontairement à l’instance qui le concerne directement. Cette position procède, au stade du rejet du pourvoi en cassation, d’une interprétation des raisons de l’absence de toute tierce intervention, aboutissant au cas d’espèce à un examen in concreto de l’absence d’intervention volontaire.

L’examen in concreto de l’absence d’intervention volontaire

Evoquée dès la première instance puis reprise par la cour d’appel et enfin validé par la Cour de cassation, le constat de l’absence d’intervention volontaire de la SARL H.F. est l’élément fondamental qui vient justifier l’opposabilité de l’arrêt rendu entre bailleresse et cédante envers la cessionnaire.

Le mécanisme de l’intervention est prévu à l’article 66 du Code de procédure civile qui en pose le principe[12] ainsi qu’à l’article 554 du même code qui en définit l’étendue[13]. En l’espèce, il ressort des précédents développements que la SARL H.F. avait bel et bien intérêt à intervenir à l’instance puisque la fixation du loyer du bail commercial dont elle était le preneur dépendait entièrement de cette solution[14].

La demanderesse au pourvoi ne pouvait se prévaloir du fait qu’elle n’ait pas été appelée à la cause, la bailleresse étant présumée de bonne foi puisqu’elle avait, par son contreseing à l’acte sous seing privé portant cession du droit au bail, régulièrement informé la cessionnaire de l’instance en cours à l’encontre de la cédante.

Dès lors, puisqu’il appartenait à cette dernière d’intervenir volontairement à l’instance, elle ne pouvait ultérieurement se prévaloir de ce qu’il faut bien considérer, avec les juges du fond et la troisième chambre civile de la Cour de Cassation, comme sa pure négligence.

Si cette solution semble totalement inédite en la matière, un raisonnement analogue doit être signalé à travers un autre arrêt de rejet rendu sur une pure question de procédure civile le 25 septembre 2014 dans lequel il fut considéré que lorsque, à la suite d'un acte de signification les informant de la possibilité de former tierce opposition dans un délai de deux mois en vertu des articles 582 et suivants du code de procédure civile, des tiers à l'instance se dispensent d'exercer ce recours alors qu'ils y avaient intérêt, l'arrêt rendu, qui est revêtu de l'autorité de la chose jugée, leur est opposable[15] .

Ceci étant dit, le mécanisme de la tierce-opposition prévu aux articles 582 et suivants du Code de procédure civile est différent de l’intervention volontaire[16].

Certes en l’espèce il ne s’agit pas de tierce-opposition mais en réalité cela tient au moment à partir duquel le tiers est informé de l’instance en cours et c’est en ce sens que le raisonnement parait véritablement analogue sur l’impossibilité pour le tiers de se prévaloir de sa propre négligence dès lors qu’il a été informé de l’instance en cours et qu’il aurait pu intervenir volontairement ou bien qu’il a été informé de la possibilité de former tierce-opposition et qu’il n’a pas exercé ce recours, par choix ou absence de choix, ce que le contrôle de la Cour de Cassation ne permet pas de distinguer.

Il s’évince de ces constatations que la Cour de Cassation effectue un contrôle de l’application faite par les juges du fond de l’article 1351 du Code civil aux circonstances de l’espèce. Pour invoquer l’autorité de la chose jugée il faut entre autres conditions que la demande soit entre les mêmes parties et formée pour elles ou contre elles en la même qualité.

La cour d’appel considéra que l’absence d’intervention volontaire devait priver le tiers de la faculté de se prévaloir de l’absence d’autorité de chose jugée de l’arrêt à son égard.

En l’espèce, la troisième chambre civile de la Cour de Cassation a fait porter son contrôle sur l’interprétation de l’article 1351 du Code civil par la cour d’appel et a rejeté le pourvoi au motif qu’elle a « à bon droit » déduit de l’absence d’intervention volontaire de la SARL H.F. à l’instance dont elle avait pourtant été parfaitement informée, que la décision fixant le loyer du bail renouvelé lui était opposable.

Elle consacre ce faisant, par cet arrêt du 14 avril 2015, une nouvelle exception à l’autorité relative de chose jugée telle qu’elle est prévue par l’article 1351 du Code civil, cette fois pour sanctionner un défaut de diligences d’une partie au regard de la conception que celle-ci devrait avoir de ses propres intérêts.

C’est parce qu’elle s’est attachée à soutenir n’avoir jamais été loyalement tenue informée par sa bailleresse de l’évolution du litige ouvert avec sa cédante touchant à la fixation du loyer renouvelé, sans toutefois pouvoir nier qu’elle en avait eu connaissance par l’acte de cession sous seing privé, que la demanderesse au pourvoi fut sanctionnée.

L’absence d’intervention de la cessionnaire-preneuse à bail à cette instance initiale, dont l’issue aurait un retentissement sur sa propre relation contractuelle, est assimilée à une forme d’incurie à travers la référence à l’aléa « relatif au loyer en cours de fixation », sinon au contrat lui-même, et renvoie singulièrement à la théorie de l’acceptation des risques, appliquée à une convention conclue entre professionnels.

Au-delà de tout ce qui vient d’être exposé, il semble que l’enseignement essentiel de ce cas mettant en exergue l’existence en jurisprudence d’une « opposabilité-sanction » de l’autorité relative de la chose jugée est à rechercher au-delà du champ d’interprétation de la notion d’autorité de chose jugée et à travers l’objet soumis à la sanction du juge.

Il est en effet notable qu’en quelques mots à peine, non exempts d’une certaine morale judiciaire rendue au nom de l’esprit des lois civiles appliquées entre commerçants, cette décision illustre avec retenue l’étendue exacte de l’exigence de loyauté entre les parties selon la Cour de Cassation, qu’il s’agisse de loyauté procédurale, en ce sens que la bailleresse s’est trouvée contrainte de soutenir une contestation articulée autour de l’article 1351 du Code civil d’avance vouée à l’échec en raison de l’absence de contrôle de cassation sur les faits de l’espèce, ou bien qu’il s’agisse, plus certainement - car l’arrêt émane de la troisième chambre civile et non pas de la deuxième -, de la loyauté contractuelle du Code civil.

Sous ce rapport, en dispensant la bailleresse d’aller au-delà de ce que le contrat suppose, tout en reprochant à la locataire commerciale de ne s’être pas prémunie contre un litige éventuel par les mesures positives de garantie que lui offraient la loi, la troisième chambre civile de la Cour de Cassation procède à demi-mot à une lecture du principe français de limitation de son propre préjudice par la partie élevant des prétentions indemnitaires qui, chose curieuse, se confond désormais presque absolument avec la ‘mitigation’ du droit anglais.


Références

  1. L’auteur remercie pour son assistance Mme Alix BELUJON, Master 2 Juriste-Linguiste, Université de Poitiers
  2. Civ. 3ème 14 avril 2015, Arrêt n° 442 F-D sur pourvoi n° A 13-18.498
  3. aux termes duquel : « à force de chose jugée le jugement qui n’est susceptible d’aucun recours suspensif de d’exécution. Le jugement susceptible d’un tel recours acquiert la même force à l’expiration du délai du recours si ce dernier n’a pas été exercé dans le délai. »
  4. Cour de cassation, chambre mixte 16 décembre 2005 pourvoi n°03-12206 (bulletin 2005 chambre mixte n°8 p18).
  5. qui dispose que « L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. »
  6. Concernant les ayants cause à titre particulier: Cass. Civ. 1er juin 1855, Sirey 1858. 1. 417
  7. Civ. 2ème, 4 juillet 2007, pourvoi n°06-14610 (Bull. 2007 II n°181): « le jugement qui confirme la résiliation d'une police d'assurance est opposable au tiers victime d'un incendie ; ce dernier ne peut donc se prévaloir du fait qu'il n'était pas partie au procès entre l'assuré et l'assureur pour échapper aux effets de la décision rendue »
  8. Civ. 1ère, 8 octobre 1985, pourvoi n°84-12926 (Bull. 1985 I n°248 p.223): « l’assureur qui a été mis en demeure de connaître la procédure engagée et n’a pas jugé utile d’intervenir dans le déroulement des mesures d’instruction ne peut, sauf s’il y a fraude de la part de l’assuré, soutenir que ces mesures lui sont inopposables »
  9. Com. 30 octobre 2007, pourvoi n°04-16655 (bulletin 2007 IV n°229): « la décision d'admission des créances, devenue irrévocable, est opposable au codébiteur solidaire tant en ce qui concerne l'existence et le montant des créances que la substitution de la prescription trentenaire à la prescription originaire »
  10. L’article 1104 du Code civil dispose qu’un contrat est commutatif « (…) lorsque chacune des parties s'engage à donner ou à faire une chose qui est regardée comme l'équivalent de ce qu'on lui donne, ou de ce qu'on fait pour elle » et que « lorsque l'équivalent consiste dans la chance de gain ou de perte pour chacune des parties, d'après un événement incertain, le contrat est aléatoire. »
  11. Paris, 16e ch. sect. A 21 septembre 2005 n°04/04395
  12. Art. 66 : « Constitue une intervention la demande dont l'objet est de rendre un tiers partie au procès engagé entre les parties originaires. Lorsque la demande émane du tiers, l'intervention est volontaire ; l'intervention est forcée lorsque le tiers est mis en cause par une partie. »
  13. Art. 554 : « Peuvent intervenir en cause d'appel dès lors qu'elles y ont intérêt les personnes qui n'ont été ni parties ni représentées en première instance ou qui y ont figuré en une autre qualité. ».
  14. Il sera observé que le motif de la représentation fictive articulé au moyen unique au pourvoi n’a pas été repris par la Cour de Cassation.
  15. 2ème Civ. 25 septembre 2014, pourvoi n°13-19970 (Bull. 2014 II n°200), commentaire de Medhi Kebir, Dalloz Actualité 9 octobre 2014 : "Autorité de la chose jugée et opposabilité du jugement aux tiers"
  16. Il est défini comme suit : « La tierce opposition tend à faire rétracter ou réformer un jugement au profit du tiers qui l'attaque. Elle remet en question relativement à son auteur les points jugés qu'elle critique, pour qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit. »