La Liberté de création (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Me Emmanuel Pierrat, avocat au barreau de Paris
Date : Juillet 2015




La liberté de création est à la mode chez les gouvernants comme dans les prétoires. Pas toujours pour le meilleur.

Le 8 juillet 2015, la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, a présenté son projet loi « relatif à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine ». Après les attentats de janvier, les créateurs et les journalistes pouvaient en attendre un acte fort.

Las, il est proclamé dans le texte proposé un premier et bien maigre article disposant que « la création artistique est libre ».

Un éditorial signé par la ministre est inclus dans un dossier de presse qui paraphrase grandement l’exposé des motifs. Il y est asséné qu ‘« il ne s’agit donc pas seulement de réaffirmer la liberté de création : il s’agit de la rendre possible. De renforcer sa protection et les moyens de sa transmission.

Rendre la liberté de création possible, c’est d’abord apporter des réponses et être au fond fidèle à une méthode : j’ai donc voulu une loi qui change les choses de manière concrète, et qui permettra la mise en œuvre de mon projet politique. » S’en suit un résumé très hâtif de cette loi fourre-tout attendue depuis es années par certains milieux de la culture, et qui se conclut par cette antienne : « Libérer, protéger, partager, telle est mon ambition.
Je veux que les artistes, précisément parce qu’ils sont des esprits libres, aient la loi pour eux. »

Il est ensuite affirmé, dans une sorte de sommaire, que « l’Espagne, l’Angleterre, l’Autriche reconnaissent par la loi la liberté des artistes et des créateurs. Pas la France. Avec la loi, la nation consacrera la liberté de création au même titre que la liberté d’expression, la liberté de la presse ou la liberté de l’enseignement. C’est une fierté et une nécessité dans la France de l’après-Charlie. »

Et, dans une deuxième résumé, tout aussi incantatoire, proche de la méthode Coué, incantatoire : « Mesure 1 : affirmer le principe de liberté de création.

Cette mesure forte est une consécration du principe de liberté de création artistique, qui tire sa force du principe constitutionnel de la liberté d’expression. Contrairement à de nombreux pays européens tels que l’Autriche, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Grèce, le Portugal ou encore les pays d’Europe centrale, ce principe, qui constitue un enjeu majeur de notre démocratie, n’a encore jamais été formellement consacré en tant que tel dans le droit français. La Cour européenne des droits de l’Homme fait elle aussi explicitement référence au fait que « ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées ou d’opinions indispensables à une société démocratique » (CEDH, 24 mai 1988, Müller c/Suisse). Cette reconnaissance législative est essentielle à l’heure où l’environnement de la création artistique connaît de profondes mutations, qui se traduisent par de nombreuses remises en cause affectant la liberté de créer, les choix artistiques des créateurs ou des programmateurs et plus généralement le rapport du citoyen à la culture. ». Rappelons que la liberté de création est déjà contenue, implicitement dans les principes afférents à la liberté d’expression.

La liberté d’expression, de pensée et d’opinion est en effet officiellement assurée par la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen (1948) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966). Mais elle repose essentiellement aujourd’hui sur deux textes majeurs : notre chère Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, datant de 1950 (ratifiée par la France en 1974 seulement) ) - ces deux textes sont à lire avec attention, car ils comportent des bémols ayant permis le vote de nombreuses lois de censure portant sur la vie privée, la présomption d’innocence ou encore la récente apologie du terrorisme.

La Déclaration de 1789 est toujours en vigueur en droit français, car elle est visée dans le préambule de la Constitution de la IVème République, lui-même visé par le préambule de celle de la Vème République : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. »

Et l’article 11 de la Déclaration de 1789 rappelle que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par lui ».

Le projet de loi n’ajoute rien à ces textes qui sont de valeur supérieure en droit.

Et il faut surtout songer à l’hypocrite et obsolète – mais toujours en vigueur - loi du 29 juillet 1881 dite « sur la liberté de la presse ». L’article premier réitère le principe de liberté, avant d’enchaîner sur des dizaines d’autres articles prévoyant les sanctions, souvent sévères, applicables à la diffamation, l’injure, etc.

C’est pourquoi, d’une seconde part, le projet de texte est très décevant. En l’occurrence, son article deuxième est éloquent :

« L’État, les collectivités territoriales et leurs groupements, ainsi que leurs établissements publics, définissent et mettent en œuvre une politique en faveur de la création artistique.

Cette politique comporte les objectifs suivants :

1° Soutenir l’existence et le développement de la création artistique sur l’ensemble du territoire, sous toutes ses formes, et encourager l’émergence, le développement et le renouvellement des talents ;
2° Favoriser la liberté dans le choix par chacun de ses pratiques culturelles et de ses modes d’expression artistique ;
3° Développer l’ensemble des moyens de diffusion de la création artistique ;
4° Garantir l’égal accès des citoyens à la création artistique, favoriser l’accès du public le plus large aux œuvres de la création et mettre en valeur ces œuvres dans l’espace public ;
5° Soutenir les artistes, les auteurs, les professionnels, et les personnes morales et établissements de droit public ou de droit privé, qui interviennent dans les domaines de la création, de la production, de la diffusion, de l’enseignement artistique et de la recherche, de l’éducation artistique et culturelle, de l’éducation populaire et de la sensibilisation des publics, et qui peuvent se voir attribuer à cet effet des labels ;
6° Favoriser le dynamisme de la création artistique sur les plans local, national et international, ainsi que le rayonnement de la France à l’étranger ;
7° Promouvoir la circulation des œuvres et la mobilité des artistes, la diversité des expressions culturelles et favoriser les échanges et les interactions entre les cultures, notamment par la coopération artistique ;
8° Contribuer à la formation des professionnels de la création artistique, ainsi que la transmission des savoirs et savoir-faire entre les générations ;
9° Contribuer au développement et à la pérennisation de l’emploi, de l’activité professionnelle et des entreprises des secteurs artistiques, au soutien à l’insertion professionnelle et à la lutte contre la précarité de l’activité artistique ;
10° Contribuer à l’entretien et au développement par l’État, en association avec l’ensemble des collectivités publiques concernées, et à un dialogue régulier avec les organisations professionnelles et l’ensemble des acteurs de la création.

Dans l’exercice de leurs compétences, l’État, les collectivités territoriales et leurs groupements, ainsi que leurs établissements publics, veillent au respect de la liberté de programmation artistique. »

Rien dans tout cela qui permette de lutter aussi bien contre les kalachnikovs que contre les lois liberticides votées régulièrement par le Parlement.

L’article 3 du projet est de la même eau. Puis s’en suivent des articles traitant d’une multitude d’autres sujets. Il faudra donc attendre un autre saison, une autre République sans doute, avant que de voir une liberté de création mieux étayée.

La jurisprudence s’y attache déjà.



Une autre dimension de la notion de liberté de création consiste notamment à confronter, en justice, droit d’auteur et liberté d’expression.

La Convention européenne a déjà été invoquée à plusieurs reprises ces dernières années pour combattre un droit d’auteur considéré comme attentatoire à la liberté d’expression.

La Cour de cassation vient d’en tirer une conclusion plutôt inédite en droit français, dans un arrêt en date du 15 mai 2015. L’affaire oppose l’artiste Peter Klasen à un photographe dont il a utilisé trois clichés pour réaliser des tableaux.

Aucune autorisation n’ayant été demandée, le photographe avait assigné en contrefaçon.

Et la Cour d’appel avait suivi la pente naturelle de la jurisprudence et condamné le peintre à 50 000 euros de dommages-intérêts « en réparation du préjudice résultant des atteintes portées » à ses « droits patrimoniaux » et à son « droit moral d'auteur ».

Le plasticien a alors formé un pourvoi en cassation, qui s’appuyait sur différents moyens. Et, parmi ceux-ci, il avançait que « les limitations à l'exercice de la liberté d'expression, qui englobe la liberté d'expression artistique, ne sont admises qu'à la condition qu'elles soient proportionnées au but légitime poursuivi, c'est-à-dire rendues nécessaires dans une société démocratique par un besoin social impérieux, (…) la proportionnalité doit être appréciée in concreto en tenant compte, notamment, de la nature du message en cause et de l'étendue de l'atteinte porté au droit concurrent ».

Selon lui, « la démarche artistique visait à susciter une réflexion d'ordre social », pouvant primer sur des « photographies de mode.

Il ajoutait que « le juge ne peut statuer par voie d'affirmation générale ». Or, « la Cour d'appel s'est bornée à affirmer, de manière péremptoire, que les droits sur les oeuvres arguées de contrefaçon ne pouvaient, « faute d'intérêt supérieur », l'emporter sur ceux des oeuvres dont celles-ci étaient dérivées (…) sans nullement justifier son affirmation ».

Au final, les hauts magistrats estiment, pour casser l’arrêt de la cour d’appel, que celui-ci « retient que les droits sur des oeuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d'intérêt supérieur, l'emporter sur ceux des oeuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d'autrui en matière de création artistique ». Et « qu'en se déterminant ainsi, sans expliquer de façon concrète en quoi la recherche d'un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu'elle prononçait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du texte susvisé. »

Certains spécialistes s’étaient déjà surtout émus d’une décision du Tribunal de grande instance de Paris rendue le 23 février 1999, dans une affaire où s’opposaient France 2 et un héritiers d’Utrillo - et qui avait été portée elle-aussi en cassation pour aboutir à un résultat inverse.

Les magistrats de première instance avaient retenu le raisonnement de la chaîne, qui invoquait la Convention européenne, en concluant qu’« un reportage représentant une œuvre d’un artiste uniquement diffusé dans un journal télévisé, de courte durée, ne porte pas atteinte aux droits de propriété intellectuelle d’autrui puisqu’il sera justifié par le droit du téléspectateur à être informé rapidement et de manière appropriée d’un événement culturel constituant une actualité immédiate en relation avec l’œuvre de son auteur ».

Il faudra observer attentivement, dans les mois à venir, la position des juges du fond qui seront saisis du renvoi de l’affaire Klasen, comme de ceux qui auront à examiner de nouveaux dossiers à l’aune de la jurisprudence du 15 mai 2015.