La publication sur internet de décisions de justice constitutive d’une atteinte à la vie privée (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Anthony Bem, avocat au barreau de Paris
Novembre 2018



La levée de l’anonymat de décisions de justice publiées sur internet constitue-t-elle une atteinte à la vie privée ?


Hier encore, l’E-réputation, la réputation numérique, en ligne, sur internet ne concernait essentiellement que les personnes célèbres, les entreprises, les professionnels et les commerçants.


Aujourd’hui, elle s’étend aux personnes physiques, aux invidus, inconnus et même aux professeurs des écoles qui sont notés par leurs étudiants sur des sites internet tels que note2be, dont le slogan est « note ton prof! ».


Les problèmes d’e-réputation peuvent dorénavant apparaître aussi en cas de publication sur internet de décisions de justice de condamnation d’une personne.


A cet égard, le 14 dévrier 2018, le tribunal de grande instance de Paris a jugé que le fait de faire état des condamnations assez anciennes d’une personne sur une page internet qui lui est consacrée nominativement et de reproduire tout ou partie des décisions de justice en cause dans une démarche malveillante constitue une atteinte à la vie privée de cette personne.


Pour mémoire, les décisions de justice sont en principe publiques puisqu’elles sont rendues au nom de la République française.


Cependant, un arrêté du 9 octobre 2002 impose l’anonymisation des décisions de justice lors de leur publication.


De même, selon une délibération n° 016057 du 29 novembre 2011, portant recommandation sur la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de données et jurisprudence, la CNIL a estimé souhaitable « que les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites internet s’abstiennent, dans le souci du respect de la vie privée des personnes physiques concernées et de l’indispensable « droit à l’oubli », d’y faire figurer le nom et l’adresse des parties au procès ou des témoins »


Ainsi, seuls les sites internet qui exploitent des bases de données, tels que legifrance.fr, ont l’obligation de les anonymiser, autrement dit de supprimer l’identité des personnes concernées.


En l’espèce, une personne a découvert fortuitement qu’une recherche sur le moteur de recherche Google à ses nom et prénom dirigeait l’internaute vers un site internet relatant notamment ses « démêlés judiciaires ».


La page reproduisait le contenu d’arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de Cassation sans que le nom du plaignant ne figure dans ces arrêts.


Le rapprochement de son nom et de l’objet de ce site destiné à lutter contre les « charlatans » est de nature à l’assimiler à un « charlatan », à la tête de pratiques illicites, dans des conditions susceptibles de nuire à sa réputation


Au terme d’une enquête réalisée par un professionnel de l’investigation numérique, à la demande de la victime, l’auteur de la page du site a pu être identifié.


La victime a donc assigné l’auteur afin de le voir condamner à supprimer la page litigieuse et au paiement de dommages-intérêts en réparation de l’atteinte portée au droit dont il dispose sur sa vie privée.


Dans ce contexte le tribunal a rappelé le principe selon lequel ptoute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué par voie de presse.


Cependant, ce droit doit se concilier avec le droit à la liberté d’expression ; il peut céder devant la liberté d’informer.


Certains événements d’actualité ou sujets d’intérêt général peuvent justifier une publication en raison du droit du public à l’information et du principe de la liberté d’expression.


Le tribunal a ainsi jugé que :


« en principe, les condamnations prononcées par les juridictions pénales qui sont rendues publiquement échappent de ce fait à la sphère protégée de la vie privée, c’est à la condition que ce rappel ne soit pas fait avec malveillance et réponde aux nécessités de la liberté d’expression .


En l’espèce, l’obligation d’anonymiser les décisions de justice s’imposant aux bases de données ne peut en tant que telle être opposée à Madame Y., et les éléments d’état civil tels que les noms et prénoms de M. X., sa nationalité, son âge ainsi que le nom de son père décédé en 2013, ne font certes pas partie de la sphère privée, non plus que le fait d’avoir « vendu depuis 1994 des produits, introduits frauduleusement en France », ou que les décisions de justice rendues publiquement. Pour autant, l’évocation et la reproduction de ces décisions d’une certaine ancienneté, portant sur des faits encore plus anciens en prenant le soin de lever l’anonymat s’attachant à leur diffusion sur internet, à raison du lien avec le respect de la vie privée des personnes concernées justement pris en compte par l’anonymisation des décisions de justice, en les reproduisant en tout ou partie sur la page spécialement dédiée à Monsieur X., n’alimentant le débat sur la santé et les compléments nutritionnels d’aucun élément nouveau, tout en faisant ressurgir au premier plan l’actualité judiciaire ayant abouti à la condamnation de l’intéressé, peut apparaître mue par une certaine malveillance ».


Les juges ont considéré que l’atteinte à la vie privée et la malveillance qui l’accompagne etaient caractérisées et, en conséquence, ont condamné l’auteur à supprimer sous astreinte la page internet litigieuse et payer des dommages-intérêts à la victime.


Cette décision est intéressante puisqu’elle permet de fixer les critères objectifs de l’atteinte à la vie privée sur internet dans le cadre de la publication d’informations judiciaires et le cas échéant d’agir aux fins de suppression et d’indemnisation.


Chaque décision de justice est intéressante en tant que telle quand il s’agit de droit de l’Internet en raison notamment de l’absence de texte et de jurisprudence suffisante au regard de la nouveauté et du développement des capacités techniques et de nuisance offertent par le réseau des réseaux.