La surveillance des communications électroniques d’un employé emporte violation du droit au respect de la vie privée et de la correspondance

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Thierry Vallat, Avocat

Septembre 2017


Pour la CEDH, la surveillance des communications électroniques d’un employé emporte violation du droit au respect de la vie privée et de la correspondance s'il n'en a pas été prévenu à l'avance.


La Cour Européenne des Droits de l'Homme a rendu ce 5 septembre 2017 une décision très attendue dans l’affaire Bărbulescu c. Roumanie (requête n° 61496/08) qui vient fixer les conditions dans lesquelles l'employeur pourra surveiller les e-mails des salariés.


Il s'agissait d'un recours contre une décision d’une entreprise privée roumaine de mettre fin au contrat de travail d’un employé après avoir surveillé ses communications électroniques et avoir eu accès à leur contenu, ainsi que le manquement allégué des juridictions roumaines à leur obligation de protéger le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et de sa correspondance.


L’affaire concerne le licenciement d'un ressortissant roumain par son employeur pour avoir utilisé à des fins personnelles, et pendant les heures de travail, les comptes internet de la société au mépris du règlement de celle-ci.


Dans son arrêt de chambre du 12 janvier 2016 la Cour européenne des droits de l’homme avait conclu, par six voix contre une, à la non-violation de l’article 8 de la Convention, jugeant que les juridictions internes avaient ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et de sa correspondance en vertu de l’article 8 et les intérêts de son employeur. Elle avait estimé en particulier que si la vie privée et la correspondance du salarié avaient été mises en jeu, la surveillance de ses communications par son employeur avait été raisonnable dans le contexte d’une procédure disciplinaire (voir notre article du 13 janvier 2016: La surveillance de l'utilisation de comptes internet par un employé)


La Grande chambre avait été saisie le 16 juin 2016.


Dans son arrêt de Grande Chambre, rendu ce 5 septembre 2017 dans l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme reconnait cette fois, par onze voix contre six, qu’il y a bien eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance) de la Convention européenne des droits de l’homme.


La CEDH conclut que les autorités nationales n’ont pas correctement protégé le droit de M. Bărbulescu au respect de sa vie privée et de sa correspondance.


Les autorités n’ont en effet pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. En particulier, les juridictions nationales n’ont pas, d’une part, vérifié si M. Bărbulescu avait été préalablement averti par son employeur de la possibilité que ses communications soient surveillées et n’ont pas non plus, d’autre part, tenu compte du fait qu’il n’avait été informé ni de la nature ni de l’étendue de cette surveillance, ni du degré d’intrusion dans sa vie privée et sa correspondance.


De surcroît, les juridictions nationales n’ont pas déterminé, premièrement, quelles raisons spécifiques avaient justifié la mise en place des mesures de surveillance, deuxièmement, si l’employeur aurait pu faire usage de mesures moins intrusives pour la vie privée et la correspondance de M. Bărbulescu et, troisièmement, si l’accès au contenu des communications avait été possible à son insu.


Après voir relevé que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes et que la proportionnalité et les garanties procédurales contre l’arbitraire constituent des éléments essentiels, la CEDH propose au juge de vérifier les points suivants: .


1) L’employé a-t-il été informé de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de surveillance de sa correspondance et de ses autres communications ainsi que de la mise en place de telles mesures ? Si, en pratique, cette information peut être concrètement communiquée au personnel de diverses manières, en fonction des spécificités factuelles de chaque affaire, la Cour estime que, afin que les mesures puissent être jugées conformes aux exigences de l’article 8 de la Convention, l’avertissement doit en principe être clair quant à la nature de la surveillance et préalable à la mise en place de celle-ci.


2) Quels ont été l’étendue de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé ? À cet égard, une distinction doit être faite entre la surveillance du flux des communications et celle de leur contenu. Il faut également prendre en compte les questions de savoir si la surveillance des communications a porté sur leur intégralité ou seulement sur une partie d’entre elles et si elle a ou non été limitée dans le temps ainsi que le nombre de personnes ayant eu accès à ses résultats. Il en va de même des limites spatiales de la surveillance.


3) L’employeur a-t-il avancé des motifs légitimes pour justifier la surveillance de ces communications et l’accès à leur contenu même ? La surveillance du contenu des communications étant de par sa nature une méthode nettement plus invasive, elle requiert des justifications plus sérieuses.


4) Aurait-il été possible de mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs que l’accès direct au contenu des communications de l’employé ? À cet égard, il convient d’apprécier en fonction des circonstances particulières de chaque espèce le point de savoir si le but poursuivi par l’employeur pouvait être atteint sans que celui-ci n’accède directement et en intégralité au contenu des communications de l’employé.


5) Quelles ont été les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet (voir, mutatis mutandis, le critère similaire appliqué pour l’examen de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention dans Axel Springer AG c. Allemagne [GC], "appno":["39954/08"}no 39954/08], § 95, 7 février 2012) ? De quelle manière l’employeur a-t-il utilisé les résultats de la mesure de surveillance, notamment ces résultats ont-ils été utilisés pour atteindre le but déclaré de la mesure ?


6) L’employé s’est-il vu offrir des garanties adéquates, notamment lorsque les mesures de surveillance de l’employeur avaient un caractère intrusif ? Ces garanties doivent notamment permettre d’empêcher que l’employeur n’ait accès au contenu même des communications en cause sans que l’employé n’ait été préalablement averti d’une telle éventualité.


A noter que la France est intervenue volontairement dans la procédure afin de défendre une conception restrictive de la liberté de la vie privée numérique limitée aux messages personnels.


Rappelons d'une part qu'en France les courriels adressés par le salarié grâce à l’outil informatique mis à sa disposition par l’employeur sont présumés avoir un caractère professionnel (Ch. soc. 16 mai 2013 n°12-11866) et que, d'autre part, la Chambre sociale de la Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 26 février 2013 (n°11-27372), affirme constamment qu’une utilisation abusive d’internet pour des raisons personnelles pendant les heures de travail est constitutive d’une faute grave, justifiant un licenciement


Cette décision nous conduit donc à recommander de bien mettre en place très précisément les règles d'utilisation d'internet au sein de l'entreprise, dans une charte internet par exemple, et de tenir les salariés informés des mesures de surveillance qui pourraient être prises.


[pdf ARRET CEDH DE GRANDE CHAMBRE BARBULESCU C]