Le droit au respect de la vie privée et l'édition de livres (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.


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Auteur : Emmanuel PIERRAT, Avocat


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Novembre 2017


Le 18 octobre 2017, la Cour de cassation a rendu un arrêt qui rappelle les contours du droit au respect de la vie privée et sa stricte application dans le domaine de l’édition d’ouvrages de librairie.


En l’occurrence, un homme et son fils ont attaqué en justice un livre intitulé Le Simili-nobiliaire français, qui, dans un passage consacré à leur lignée, faisait mention de l’adoption de l’un par l’autre. Il était en particulier écrit dans le livre litigieux que « les actuels X... forment un rameau adoptif de la famille ».


Les demandeurs ont fait valoir « que l'inscription de leur famille dans cet ouvrage entraîne implicitement un dénigrement en laissant supposer qu'ils tentent de s'arroger un statut qui ne serait pas le leur, notamment du fait de l'adoption et non pas d'une filiation par le sang ».


Les juges de la Cour de cassation ont estimé que la divulgation, « dans un ouvrage destiné au public, de la filiation adoptive de l'intéressé́, sans son consentement », porte atteinte à la vie privée, « cette filiation appartenant à̀ son histoire personnelle et à l'intimité́ de sa famille ».


Rappelons que l’article 9 du Code civil prévoit que « chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé. »


Des plus, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme dispose que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».


Le Code civil, comme la Convention européenne des droits de l’Homme étant, à dessein, laconiques, il faut se référer à la jurisprudence pour comprendre ce que recoupe concrètement le concept juridique de « vie privée ».


Pour les juges français, la vie privée s’étend à l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse...), à l’identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), à la santé, à la vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), à la maternité, aux souvenirs personnels ainsi qu’aux convictions et pratiques religieuses. Les détails d’une filiation – adoption, procréation médicalement assistée, coparentalité entre personnes homosexuelles, accident à la suite d’une rencontre amoureuse d’un soir, etc. – s’inscrivent donc pleinement dans cette énumération, qui, en réalité, n’écarte que ce qui concerne stricto sensu la vie professionnelle.


Ajoutons que le respect de la vie privée concerne aussi bien les personnalités que le simple « quidam ».


Par ailleurs, le respect de la vie privée concerne aussi des informations qui peuvent être recueillies sur la voie publique : par exemple, le fait que deux citoyens se tiennent par la main ne permet pas, en théorie, de révéler aux lecteurs qu’ils sont en couple.


C’est dans cette idée que, au sein de l’arrêt en date du 18 octobre 2017, la Cour de cassation souligne : « s'il résulte des texte légaux sur les archives que les registres de naissance de l'état-civil constituent, à l'expiration d'un délai de soixante-quinze ans à compter de leur clôture, des archives publiques communicables de plein droit à toute personne qui en fait la demande, certaines des informations qu'ils contiennent et, notamment, celles portant sur les modalités d'établissement de la filiation relèvent de la sphère de la vie privée et bénéficient, comme telles, de la protection édictée par les articles 9 du Code civil et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». Le principe de la protection de la vie privée est donc fermement appliqué par la jurisprudence.


Il existe toutefois, quelques situations et arguments que les magistrats prennent en compte pour atténuer ce principe.


C’est le cas lorsqu’ils retiennent une forme de consentement, entre autres écrite, de la part de celui estimant que sa vie privée a été rendue publique. Le Tribunal de Grande Instance de Paris a ainsi considéré, le 26 octobre 2004, qu’il n’y avait pas d’atteinte à la vie privée, lorsque que, de l’aveu même des parties, les informations avaient été livrées spontanément à une romancière.


Ce consentement n’est pas, en pur droit, soumis à un quelconque formalisme. Ainsi, il peut être tacite, dès lors qu’il n’est pas équivoque. Reste néanmoins à prouver son existence tout comme à démontrer sa portée, en gardant à l’esprit que le principe est celui du droit au respect de la vie privée. Au final, toute autorisation doit être précise afin d’éviter de futures difficultés.


Il existe aussi des possibilités que les informations aient été divulguées antérieurement. Là encore, le principe reste de mise. Car, aux yeux des juges, la personne qui décide de livrer des informations au public choisit en même temps les conditions de divulgation. Une autorisation concernant telle divulgation ne vaut donc pour une divulgation effectuée dans d’autres conditions, visant un autre public, etc.


La jurisprudence en conclut qu’il faut une autorisation préalable à toute nouvelle divulgation.


Dans l’affaire jugée le 18 octobre 2017, la Cour de cassation précise que « la circonstance qu'il y ait eu ou non accord (…) pour que cette filiation adoptive apparaisse dans le livre intitulé Etat de la noblesse subsistante écrit par MM. B... et C... n'a pas d'incidence sur l'existence même de l'atteinte à la vie privée commise par M. Y... dans son ouvrage, une telle atteinte pouvant être retenue alors même qu'antérieurement la publication de la même information a pu être autorisée ».


La Cour reste ici fidèle à sa ligne, déjà exprimée par un arrêt du 14 novembre 1975, aux termes duquel le fait qu'une personne ait elle-même livré au public des renseignements relatifs à sa vie privée n'autorise pas l'éditeur d'un périodique à décider de son chef la redivulgation de certains de ces faits et à déterminer lui-même les conditions dans lesquelles il les présente.


Le Tribunal de Grande Instance de Nanterre en avait d’ailleurs jugé ainsi, le 15 février 1995, à propos d’une autobiographie, dont l’auteure révélait qu’elle avait été… adoptée par un célèbre acteur. Les juges ont relevé qu‘elle pouvait faire interdire à la presse à scandales de reprendre cette histoire, « dans la mesure où seule la personne concernée est habilitée à décider de faire ou laisser publier la relation des faits relatifs à sa vie privée dans les termes, le support et le contexte choisi par elle, de sorte qu’une nouvelle publication ne peut être faite sans son autorisation spéciale à cet effet ».


Depuis quelques années, ceux qui sont attaqués pour atteinte au respect de la vie privée invoquent également la liberté d’expression et le droit à l’information. On aura compris que le principe constitutionnel de la liberté d‘expression souffre, en la matière, une importante exception. Quant au droit à l’information, il n’est inscrit dans aucun texte de loi français.


La Cour d’appel de Paris a néanmoins estimé, le 19 décembre 2013, que le droit au respect de l'intimité de la vie privée peut se heurter au droit d'information du public et de la liberté d'expression garantis par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme ; et que, dans une telle hypothèse, il revient au juge de dégager un équilibre entre ces droits antagonistes qui ne sont ni absolus, ni hiérarchisés entre eux, étant d'égale valeur dans une société démocratique).


Dans notre affaire jugée par la Cour de cassation le 18 octobre 2017, les magistrats rejettent l’argumentation de l’éditeur, qui se plaçait sur le terrain du droit l’information. La maison d’édition soutenait en effet qu’« il est constant que l'ouvrage litigieux a pour finalité́ essentielle d'établir la généalogie de familles relevant de la noblesse française, ce qui implique de faire état des filiations des personnes concernées ; de même, il est acquis au débat que ce n'est pas tant la mention de l'existence même de sa propre filiation qui est querellée par M. X..., mais uniquement le fait qu'il soit fait mention dans l'ouvrage litigieux du fait que celle-ci résulte d'une adoption, tandis que la notice incriminée, relative à̀ la famille X..., n'évoque ce fait que de manière anodine et que les informations essentielles de cette notice sont relatives à la généalogie de cette famille, au titre de ses membres et aux origines de cette famille ».


L’éditeur tentait encore en vain de plaider que si « les informations relatives à la filiation de l'appelant relevaient isolement de la sphère de la vie privée de l'intéressé́ », il fallait « examiner la notice litigieuse dans son ensemble (…) au regard de l'objet principal de celle-ci (et) prendre en compte l'intérêt que pouvait revêtir, pour le public, l'information principale de la notice et de l'ouvrage, relative aux origines des familles de la noblesse française ».


Las, la jurisprudence française prend parfois en compte une forme d’intérêt général faisant primer le droit à l’information sur le respect à la vie privée, quand il s’agit de renseignements sur les hommes et les femmes politiques.


L’une des premières grandes affaires ayant mis ces différents droits en balance est celle du Grand Secret, livre écrit par le docteur Gubler à propos de son célèbre patient, François Mitterrand. Le livre a été publié le 17 janvier 1996, moins de dix jours après la mort de l’ancien Président. Y était révélé notamment qu’un cancer avait été diagnostiqué chez Mitterrand peu de temps après sa prise de fonction en 1981, et que les communiqués médicaux publiés tout au long de la présidence étaient beaucoup plus rassurants que l’état de santé réel du patient.


Or, deux jours après sa publication, Le Grand Secret a été retiré de la vente à la demande de la famille de l'ancien président, en vertu d’une ordonnance de référé, obtenue par la famille arguait d’une intrusion dans l'intimité de la vie privée et familiale.


L’éditeur et le médecin ont été par la suite condamnés à d’importants dommages et intérêts, que ce soit par le Tribunal de Grande Instance de Paris, le 23 octobre 1996, par la Cour d’appel, le 27 mai 1997, et par la Cour de cassation, le 19 décembre 199. Les trois décisions de justice ont entériné l’interdiction du livre.


Toutefois, le 18 mai 2004, la Cour européenne des droits de l’Homme en a jugé différemment, en retenant que le droit à l’information avait bien vocation à s’appliquer en raison de la fonction de Président de la République, qui concerne nécessairement tout un peuple. La France a donc été condamnée pour avoir maintenu l’interdiction du livre au-delà du 23 octobre 1996, date du premier jugement sur le fond.


Les éditeurs l’auront cependant compris : cette affaire est hors normes et n’a pas beaucoup atténué la jurisprudence qui applique fermement l’article 9 du Code civil.


Enfin, l’éditeur ne doit pas oublier que, outre les essais ou biographies, qui constituent la majorité des cas d’atteintes à la vie privée rencontrés, les autobiographies et les autofictions représentent un risque non négligeable.


Les tiers y sont en effet régulièrement exposés à une publicité parfois non souhaitée. Les ex-conjoints se montrent souvent tout spécialement vindicatifs. Sans parler des enfants adoptés.