Loi d’ordre public et responsabilité des constructeurs (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Jean François Péricaud, avocat au barreau de Paris
mars 2012



«Sceptique ou croyant, c’est toujours le même homme, homme de discours et de preuves, avocat échappé du prétoire » (Alain, « Vigiles de l’Esprit », chapitre 23).


La loi d’ordre public est «l’Esprit de Dieu», disait Malebranche ; elle est donc exclusive de l’application contraire de la loi contractuelle : celle-ci ne peut ni la contredire, ni la compléter ; il n’en serait différemment que si, précisément, la loi était supplétive de la volonté contraire des parties.

La loi d’ordre public est d’autant plus exigeante que s’y trouve désormais superposé l’ordre public européen, primant sur les lois internes des États membres ; en droit immobilier, il en est ainsi de la législation sur les produits défectueux (articles 1386-1 et suivants du Code civil).

La loi d’ordre public, même en droit interne, est d’ailleurs plus ou moins rigoureuse, sa violation étant sanctionnée par la nullité absolue, si l’ordre public est dit «de direction», ou par la nullité relative, si cet ordre est simplement «de protection» ; dans les cas des atteintes les plus graves à l’ordre public, cette rigueur peut même s’accompagner de sanctions pénales, sans prononcé de la nullité du contrat.

En droit immobilier, l’application de l’ordre public n’a cessé ainsi de s’étendre dans tous les domaines de ce droit (baux d’habitation, professionnels, commerciaux, bail à construction, bail rural, contrat de construction de maison individuelle, responsabilité des constructeurs, garantie de bonne fin et de remboursement, régime de la copropriété, prescription, obligation de délivrance, droit de préemption …).

Cass. 3ème Civ., 16 nov. 2011 / 5 oct. 2011 / 6 juill. 2011 / 28 avril 2011 / 30 mars 2011 /9 mars 2011 / 8 déc. 2010 / 6 oct. 2010 / 22 sept. 2010 / 23 juin 2010 / 2 juin 2010 / 10 mars 2010 /30 sept. 2009 / 9 sept. 2009 / 10 juin 2009 / 3 déc. 2008 / 8 oct. 2008 / 1er oct. 2008 / 9 juill. 2008 /20 févr. 2008 / 5 déc. 2007 / 14 nov. 2007 / 31 janv. 2007 / 31 oct. 2006,
tous ces arrêts étant publiés au Bulletin

L’arrêt précité du 1er octobre 2008 de la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation rappelle opportunément qu’ «on ne peut déroger par une convention particulière aux lois qui intéressent l’ordre public (…)».

Il en est particulièrement ainsi en matière de responsabilité des constructeurs ; la loi du 3 janvier 1967, n’était pas qualifiée «d’ordre public», mais pour l’essentiel, la jurisprudence l’estimait d’ordre public.

La loi du 4 janvier 1978, dite loi Spinetta, semble ne plus laisser aucun doute à ce sujet, puisque l’article 1792-5 du Code civil, qui en est l’émanation, stipule que «toute clause d’un contrat qui a pour objet soit d’exclure ou de limiter la responsabilité prévue aux articles 1792, 1792-1 et 1972-2, soit d’exclure les garanties prévues aux articles 1792-3 et 1792-6 ou d’en limiter la portée, soit d’écarter ou de limiter la solidarité prévue à l’article 1792-4 est réputée non écrite». On peut donc affirmer que cette loi est d’ordre public.

Certes Stendhal, qui déclarait aimer approfondir la langue française en lisant le Code civil, n’aurait sans doute pas apprécié sa rédaction.

Mais il y a plus préoccupant : ce n’est pas, en effet, seulement la forme mais «le fond» de cette disposition légale qui est critiquable. Les justiciables français et leurs conseils ont fait preuve d’abnégation en subissant ce texte (complété en 1990) depuis plus de trente ans, bien que la bonne volonté de ses auteurs ne soit pas contestable, que les difficultés inhérentes aux questions traitées soient inéluctables, les travaux de la doctrine remarquables et ceux de la jurisprudence tout autant.


Mais la portée d’une loi d’ordre public, dans le cas particulier de celle du 4 janvier 1978, en matière de responsabilité des constructeurs, se heurte à deux obstacles, que celle loi n’a pu franchir : - D’une part, la loi d’ordre public doit se suffire à elle-même, c’est-à-dire écarter tout régime juridique autre que celui qu’elle institue ; - D’autre part, ses dispositions, précisément parce qu’elles sont d’ordre public, doivent être clairement défi¬nies pour échapper à une interprétation qui permettrait de s’en écarter.

Depuis toujours, la doctrine n’indique pas le contraire et s’est, au contraire, efforcée d’approfondir la notion d’ordre public («Leçons de droit civil », tome II, par M. Mazeaud, pages 199 et suivantes, édition 1956), bien que l’ordre public n’ait évidemment jamais écarté la fraude («Théorie générale de la fraude en droit français», par José Vidal 1957, pages 86 et 87) ; il ne faut pas, de surcroît, confondre la loi impérative et le respect de l’ordre public : il est des lois impératives qui n’ont pour objet que de protéger les intérêts privés, notamment en matière d’incapacité ; un juge peut, par contre, annuler un contrat qui n’est pas prohibé par un texte de loi, parce que l’intérêt général est atteint («Les obligations», Philippe Malaurie, Laurent Aynes, Philippe Stoffel-Munck, page 328, septembre 2007).

La loi du 4 janvier 1978, en ce sens, est d’ordre public, car elle est essentiellement inspirée par la considération de l’intérêt général.

Ces principes étant établis, qu’en est-il des deux obstacles, susvisés, à l’interprétation et à l’application de la loi du 4 janvier 1978 ?

En premier lieu, d’autres régimes juridiques ont été créés, faisant concurrence à la responsabilité bienno-décennale des articles 1792 et suivants du Code civil : qu’il suffise de citer, bien que cette liste ne soit pas exhaustive

- la responsabilité contractuelle de droit commun,

- la responsabilité en matière de rénovation,

- pour troubles de voisinage,

- à l’égard du maître de l’ouvrage délégué,

- pour fautes lourdes, pour dol,

- en matière de sous-traitance,

- de construction de pavillons individuels,

- en matière délictuelle,

- en matière de promotion immobilière,

- en matière de vente d’un bien achevé, etc…

Non seulement, ces régimes diffèrent, mais leurs frontières sont mal définies.

En second lieu, il n’existe pas, dans la loi du 4 janvier 1978, de définition légale des trois fondements mêmes de cette loi : l’ouvrage, le dommage, la réception.

• Un silo constitue, selon la jurisprudence, un ouvrage (Cass. 1ère Civ., 20 décembre 1993, Bull. I n° 374), de même qu’une véranda (Cass. 3ème Civ., 4 octobre 1989, Bull. III n° 179) ou une cheminée (Cass. 3ème Civ., 25 février 1998, Bull. III n° 46), des voies et réseaux divers (Cass. 3ème Civ., 17 décembre 1997, Bull. III n° 224), mais non une maison mobile (Cass. 3ème Civ., 28 avril 1993, Bull. III n° 56), ou une machine à soupe automa¬tique d’une porcherie industrielle (Cass. 3ème Civ., 22 juillet 1998, Bull. III n° 170).

La doctrine et la jurisprudence ont tenté de remédier à cette insuffisance de la loi, en ayant notamment recours à la notion de « techniques des travaux de bâtiment » qui, appliquée à la lettre, permettrait de considérer comme ouvrage de bâtiment un aéronef (sic) !

• On constate la même confusion en matière de dommage : celui-ci doit être né et actuel, mais n’exclut pas la sanction de la responsabilité des constructeurs en matière de désordres évolutifs, voire de désordres futurs (Cass. 3ème CIv., 3 décembre 1985, Bull. III n° 159 / Cass. 3ème Civ., 18 novembre 1992, Bull. Civ. III n° 297, 13 février 1991, Bull. III n° 52, 11 mai 2000 D. 2000 IR p. 174).

On déplore, à nouveau, cette confusion en matière de réception des travaux : bien que l’article 1792-6 du Code civil fasse état d’une réception des travaux expresse ou judiciaire, la jurisprudence y ajoute la réception tacite (Cass. 3ème Civ., 16 mars 1994, Bull. III n° 50).

Il paraît donc difficile, pour les tenants de la loi du 4 janvier 1978, de se féliciter sans réserve de son efficacité, au point de paraphraser Danton et de poser comme principe fondateur de la responsabilité des constructeurs une sorte d’adage qui serait «la décennale, toute la décennale, rien que la décennale».

En réalité, bien que qualifiée d’ordre public, cette loi ne règle pas les problèmes posés par la sanction de la responsabilité des constructeurs, en droit français, ce qui paraît contraire à au moins deux principes du droit européen : celui de la sécurité juridique et celui de la confiance légitime que le justiciable doit conserver, dans la législation européenne.

Il incombe, dans ces conditions, aux praticiens comme à la doctrine puis, s’inspirant de leurs travaux, au légis¬lateur de définir enfin une loi simple et rigoureusement rédigée qui, d’ordre public en ce domaine, permette de respecter ces deux principes sans être contraint de revenir au principe de la liberté contractuelle ; celle-ci aggraverait l’insécurité juridique, au détriment des justiciables. Mais, en l’état, la législation relative à la responsabilité des constructeurs doit inciter l’avocat à une particu¬lière vigilance dans le traitement des dossiers qui lui sont confiés. Homme de discours et de preuve au sein du prétoire ou dans le silence de son Cabinet, il lui reste à convaincre ses juges que force doit rester à la loi, quelles que soient ses insuffisances et ses contradictions.


Voir aussi

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