Révision de la loi de bioéthique: le cadrage juridique du Conseil d'Etat du 6 juillet 2018 (fr)

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Thierry Vallat, Avocat au Barreau de Paris
Juillet 2018



"Dignité, liberté, solidarité" : le Conseil d’État dévoile publiquement ce 11 juillet 2018 sa lecture du modèle bioéthique français.


Dans le délicat domaine de la bioéthique, le Conseil d’État a fait sienne la mise en garde du doyen Carbonnier : "Ne légiférer qu'en tremblant, préférer toujours la solution qui exige moins de droit et laisse le plus aux mœurs et à la morale".


Le Conseil d’Etat avait en effet été saisi, en décembre 2017, par le Premier ministre d’une demande de cadrage juridique préalable à la révision de la loi de bioéthique portant sur les sujets suivants : la procréation, les conditions du don d’organes, de tissus et de cellules (dont les gamètes), du don du sang, la génomique, les neurosciences, l’intelligence artificielle et les big data, la fin de vie, la situation des enfants dits "intersexes".


L‘étude "Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? " a été adoptée par l’Assemblée générale plénière du Conseil d’Etat du 28 juin 2018 et remise au Premier ministre le 6 juillet 2018.


Les principes du modèle bioéthique français

Le Conseil d’État livre sa lecture du modèle bioéthique français fondé sur le triptyque dignité, liberté, solidarité.


Il se caractérise par :


  • La place prééminente du principe de dignité qui se traduit par une protection particulière du corps humain : respect, inviolabilité et extra-patrimonialité du corps,
  • La prise en compte du principe de liberté individuelle, qui s’exprime à travers l’obligation de consentement, le droit au respect de la vie privée, l’autonomie du patient
  • L’importance accordée au principe de solidarité, avec une certaine conception du don altruiste, l’attention portée aux plus vulnérables et la mutualisation des dépenses de santé.


L’étude confronte les questions à l’ordre du jour de la révision à ce « modèle », pour éclairer le législateur sans se substituer à lui.


Elle le fait en évaluant la contrainte juridique, en indiquant les options possibles et en identifiant leurs implications dans un souci de cohérence.


Les questions de procréation : AMP, autoconservation des ovocytes, GPA…

En ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation (AMP), le droit ne contraint ni au statu quo ni à l’évolution des conditions d’accès.


Ni le principe d’égalité, ni un prétendu « droit à l’enfant » n’impose ainsi l’ouverture de l’AMP.


L’intérêt supérieur de l’enfant est un principe important qui doit inspirer le législateur, mais qui ne lui impose pas de maintenir la législation en l’état et ne l’empêche pas de chercher des solutions autres que celles qui existent actuellement, en opérant une conciliation entre plusieurs motifs d’intérêt général.


Comme le souligne Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État : « Un droit à l’enfant : non. L’intérêt de l’enfant : oui avec d’autres impératifs d’intérêt général... ».


L’étude examine les différents scénarios possibles dans l’hypothèse d’une ouverture de l’AMP et recommande de créer, le cas échéant, un mode d’établissement de la filiation spécifique permettant tant à la mère biologique qu’à la mère d’intention d’établir son lien de filiation à l’égard de l’enfant dès la naissance de celui-ci, de manière simple et sécurisée sans imposer une réforme d’ensemble du droit de la filiation.


Par ailleurs, l’étude constate que si une AMP « non pathologique » devait être autorisée, il serait sans doute préférable de prévoir sa prise en charge par l’assurance maladie, compte tenu de la difficulté d’objectiver une différence entre les bénéficiaires et de l’enjeu financier modeste.


La même absence de contraintes juridiques se retrouve sur beaucoup de sujets et notamment l’autoconservation ovocytaire.


Sur un plan éthique, la lourdeur des traitements à subir et le risque que l’autoconservation réduise, notamment sous la pression de leurs employeurs, la liberté des femmes de pouvoir procréer pendant leur période de fertilité́, plaident en faveur du statu quo.


A l’inverse, dans un contexte social qui voit l’âge de la première grossesse reculer, l’autoconservation peut se concevoir aussi comme une mesure émancipatrice permettant aux femmes de se libérer des contraintes physiologiques en évitant de longs, douloureux et coûteux parcours d’AMP se soldant par des échecs.


Sur la gestation pour autrui, le Conseil d’État souligne sa contrariété avec les principes d’indisponibilité du corps et de l’état des personnes qui le conduit à en exclure le principe.


Celle–ci implique, en effet, la mise à disposition par une femme de son corps pendant neuf mois au profit de tiers, avec les risques inhérents à toute grossesse et tout accouchement, la renonciation de celle-ci à son état de mère et la remise de l’enfant.


Selon le vice-président, il s’agit « d’une contractualisation de la procréation incompatible avec notre modèle, y compris lorsqu’elle est présentée comme éthique ».


Le Conseil d’État estime aussi envisageable de permettre aux enfants issus d’un don de gamètes d’accéder, à leur majorité, à l’identité du donneur si celui-ci y consent.


Le vice-président indique toutefois que c’est à la condition que soit préservé l’anonymat du don au moment où il est effectué : « oui à l’accès aux origines, non au choix du donneur ».


La fin de vie

A propos de la fin de vie, le Conseil d’État rappelle que le droit en vigueur est très récent et qu’il est le fruit d’un débat approfondi. Il permet, en outre, de répondre à l’essentiel des demandes d’aide médicale à mourir : « L’accès à des soins palliatifs de qualité est un préalable nécessaire à toute réflexion éthique sur la fin de vie ». Il n'y a donc pas lieu à légiférer sur ce point.


La génétique et la génomique

Les progrès vertigineux de la génétique et de la génomique soulèvent des questions majeures « souvent méconnues et qui pourtant concernent chacun d’entre nous dans ce qu’il a de plus intime » selon le vice-président.


Le développement des tests génétiques facilités par la banalisation du séquençage génomique questionne la pertinence de l’interdit actuel d’y avoir recours pour soi-même ou pour un tiers.


Si une dépénalisation était envisagée, deux garanties sont indispensables : maintenir l’interdiction de procéder à un test pour un tiers et interdire explicitement aux assureurs et aux employeurs de tirer parti de ces données.


L’édition génique permet d’inactiver certains gènes responsables de maladies voire d’amplifier l’expression d’autres susceptibles de présenter un intérêt particulier.


Le Conseil d’État constate que si cette technique très novatrice devait donner lieu à des développements en matière clinique sur des cellules germinales ou des embryons, elle se heurterait aux stipulations de la convention d’Oviedo et aux dispositions du Code civil qui, en l’état, interdisent les modifications du génome transmissibles à la descendance.


L’intelligence artificielle

Enfin, l’étude montre que l’intelligence artificielle à travers les objets connectés et le développement des algorithmes peut modifier les places respectives du patient et du médecin.


Le vice-président met en avant « l’importance de l’humain, qu’il s’agisse du consentement indispensable du patient à l’utilisation par d’autres de ses données ou du rôle irremplaçable du médecin dans l’établissement d’un diagnostic et la conduite du colloque singulier ».


En particulier, le Conseil d’État estime qu’il n’est pas nécessaire, en l’état actuel du développement technologique, d’attribuer une personnalité juridique aux dispositifs d’intelligence artificielle.


Une telle idée procède en effet d’une représentation anthropomorphiste de ces outils.


Or, d’une part, l’intelligence artificielle demeurera, sans doute pour longtemps, une intelligence dite « faible », capable de n’exécuter qu’un seul type de tâches.


D’autre part, l’autonomie des systèmes d’apprentissage automatique est toujours relative, dans la mesure où son action ne résulte d’aucune intentionnalité et où son fonctionnement dépend de paramétrages effectués à l’origine par des êtres humains

Quant à l’exigence d’une responsabilité maintenue du professionnel de santé, le Conseil d’État estime que les règles actuelles de la responsabilité médicale sont susceptibles de s’adapter aux évolutions issues du développement des systèmes d’intelligence artificielle