Street art : entre protection et répression (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Béatrice Cohen
Novembre 2018


Dès les années 70, Jean-Michel Basquiat graffait les rues de New York sous le pseudonyme SAMO, en apposant des couronnes accompagnées d’un « c » cerclé pour copyright. Pourtant l’art urbain a mis du temps avant d’être considéré comme une forme d’expression artistique à part entière. Aujourd’hui, ayant franchi le pas de la rue aux musées, certaines œuvres se vendent à plusieurs millions d’euros. Le cadre juridique actuel reste cependant encore incapable de saisir et d’encadrer cette forme singulière de création artistique de manière satisfaisante, oscillant entre sanction et protection.S’il existe une illégalité de principe de l’art urbain (I), paradoxalement l’œuvre du street artiste peut dans une certaine mesure être protégée en tant qu’œuvre de l’esprit (II) et bénéficier du régime juridique qui en découle.


L’illégalité de principe de l’art urbain

La loi, mais surtout les juridictions, sont plus ou moins sévères avec les artistes selon que les œuvres urbaines sont apposées sur des biens appartenant au domaine public (1.1) ou sur des immeubles privés (1.2).


La dégradation de biens publics

Si les pouvoirs publics et politiques ont participé au développement des mouvances artistiques de street art, paradoxalement la réponse pénale est toujours répressive.


Une relation antithétique qui conduit certains maires, notamment du 13ème arrondissement de Paris, à commander des œuvres et promouvoir des street artistes, ou encore dans le 20ème à organiser un parcours touristique sur le street art, mais qui en parallèle aboutit à voir des street artistes condamnés pour avoir réalisé des œuvres sans autorisation.


À l’occasion du célèbre procès dit « de Versailles » de 2009, 56 graffeurs pratiquant des peintures illégales sur les wagons des trains et métros s’opposaient à la Ville de Paris.


La RATP et la SNCF, sollicitaient l’octroi de dommages et intérêts qui se chiffraient en millions d’euros en raison des préjudices causés par les actes de dégradation volontaire en réunion.


Ces graffeurs ont finalement obtenu une grâce présidentielle et la RATP et la SNCF ont été déboutés de leurs demandes indemnitaires.


L’article L. 322-1 du code pénal, concernant le délit de destructions, dégradations et détériorations ne présentant pas de danger pour les personnes, affirme que « la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende, sauf s’il n’en est résulté qu’un dommage léger. Le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3.750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger. »


Il existe donc un régime général applicable à toutes les dégradations et un régime spécial applicable aux tags et graffitis.


L’alinéa 1er vise l’acte incriminé par son résultat et s’applique à tous les biens appartenant à autrui sans différencier le caractère mobilier ou immobilier.


L’alinéa 2nd lui s’attache aux moyens mis en œuvre et se restreint à certains supports.


Il implique l’absence d’autorisation préalable, sans préciser le dépositaire de l’autorisation.


Il existe de plus des sanctions spécifiques applicables aux atteintes contre l’État, qui sont plus sévèrement réprimées.


Un artiste verra ainsi sa peine aggravée s’il porte atteinte à des biens symboles de la Nation ou de la paix publique.


Il en est de même pour la dégradation d’aéronefs.


Le graffeur Azyle courait ainsi le risque d’être condamné pour le tag d’un avion Concorde en 2001, sur le fondement de l’ancien article L.282-1 du Code de l’aviation civile.


En outre, la signature d’une œuvre ne permet pas de présumer coupable un artiste, contrairement à ce que prévoit l’article L.113-1 du Code de la propriété intellectuelle en matière de droit d’auteur, qui dispose que « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée ».


Il a ainsi été jugé par le Tribunal de Paris dans un jugement en date du 27 septembre 2004 (n°03/04378) que le fait de trouver au domicile du suspect un graffiti similaire à celui pour lequel le prévenu est incriminé peut être un indice déterminant de sa culpabilité.


Au-delà de la sphère publique, la question de la responsabilité des graffeurs se pose également relativement aux dommages causés par des œuvres de street art sur les propriétés privées.


L’atteinte au droit de propriété privée

L’article 544 du Code civil définit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » Ce droit de propriété est très puissant en France.


C’est ainsi que l’artiste Mis Tic a été condamnée en 1999 à verser une indemnité de 22.000 francs (3.354 euros) pour un de ses pochoirs « Égérie et j’ai pleuré » au propriétaire de l’immeuble sur lequel il était apposé. Depuis Mis Tic contracte systématiquement au préalable une autorisation avec le propriétaire de l’immeuble qu’elle envisage de pocher, avant de commencer son œuvre.


Des litiges sont également apparus concernant l’attribution de la propriété des œuvres.


La Juridiction suprême britannique (High Court of Justice, 11 septembre 2015) s’est prononcée sur la propriété d’une œuvre de street art détachée du mur d’une propriété privée.


Dans cette affaire, une société locataire occupait les locaux d’un immeuble en vertu d’un bail d’une durée de 20 ans et avait enlevé une partie du mur sur lequel se trouvait une œuvre de Banksy qu’elle avait vendu pour 720.000 dollars sans l’accord du propriétaire-bailleur.


Le juge britannique a estimé que la locataire était en droit de retirer les graffitis mais ne pouvait acquérir la propriété d’un morceau de mur, bien meuble détaché de l’immeuble.


La locataire n’était donc pas en droit de l’enlever et encore moins de le vendre.


Le propriétaire de l’immeuble restait quant à lui propriétaire de la paroi retirée et du dessin apposé dessus.


La justice française, a contrario, avait débouté, dans un jugement en date du 22 mars 2016, l’artiste Space Invader lors de son procès en contrefaçon contre des personnes qui avaient descellée une mosaïque.


En l’espèce les prévenus souhaitaient garder l’œuvre pour eux.


Elle ne s’est en revanche pas encore prononcée sur une situation où les accusés auraient tenté de revendre l’œuvre, comme a pu le faire la justice britannique.


Face aux ambiguïtés juridiques soulevées par le statut hybride de l’art urbain, certains affirment que le droit de propriété privée n’est pas adapté à la forme de création qu’est le street art et estiment qu’il faudrait les qualifier de biens communs.


Vers la reconnaissance du street art comme œuvre de l’esprit

Les droits des artistes adeptes du street art tendent à se développer, ces derniers invoquant leur liberté de création (2.1) ou la protection de leur droit d’auteur face au vol et à la contrefaçon (2.2).


La liberté de création de l’artiste

Les créations de street art peuvent entrer dans le champ d’application de la protection du droit à la liberté d’expression.


La loi du 7 juillet 2016 qui consacre la liberté de création rappelle en son article 1er que « la création artistique est libre ».


Cet article est souvent invoqué en défense par les artistes urbains.


L’article 10 de la CEDH qui protège également la liberté d’expression est également souvent revendiqué par les street artistes.


La Cour Européenne des Droits de l’Homme a notamment affirmé dans un arrêt du 24 mai 1988 Müller c/ Suisse que « ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensables à une société démocratique ».


Les messages des artistes urbains, qui présentent souvent un caractère politique ou engagé, leur permettent en outre de se prévaloir de la protection extensive accordée aux caricaturistes, consacrée notamment par un arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme du 25 janvier 2007, ou encore par le Conseil d’État dans un arrêt en date du 19 juillet 2011 affirmant que le délit d’outrage au drapeau tricolore ne pouvait refreiner les actions qui « feraient œuvre de création artistique ».


La problématique concernant les œuvres des street artistes reste donc finalement moins le message véhiculé, que le support de la liberté d’expression.


La protection du droit d’auteur de l’artiste

Le marché privé joue un rôle majeur dans la reconnaissance du street art. Il permet de faire le lien entre la rue, les collectionneurs, les galeries d’art et participe ainsi à l’exposition médiatique des artistes, parfois même à leur détriment…


Cette surexposition n’est en effet pas toujours en adéquation avec les valeurs des artistes, comme a pu le revendiquer Bansky à l’occasion d’une vente aux enchères de la maison Sotheby’s du 5 octobre 2018, lors de laquelle il a auto-détruit une partie de son œuvre en pleine vente, comme un signe de désobéissance aux règles établies du marché de l’art.


L’article L111-3 du Code de la propriété intellectuelle, qui dispose que « la propriété incorporelle (…) est indépendante de la propriété de l’objet matériel », permet ainsi d’assurer l’intégrité de l’œuvre de l’artiste en affirmant l’indépendance de la propriété matérielle et intellectuelle de l’oeuvre.


Les droits d’auteur de l’artiste persistent donc au-delà de l’acquisition de l’œuvre et s’il n’y a pas de cession des droits à l’acheteur, ce dernier ne pourra pas exploiter l’oeuvre sans enfreindre les droits de propriété intellectuelle de l’artiste.


L’acheteur ne pourra donc ni modifier ni détruire la création sans que cela porte atteinte à l’intégrité de l’œuvre.


Le célèbre arrêt Buffet rendu par la Cour de cassation le 6 juillet 1965 concernait une œuvre réalisée par Bernard Buffet sur un réfrigérateur vendu aux enchères.


L’acquéreur avait ensuite mis en vente la seule porte de ce meuble, ce qui a été considéré par la Cour comme une violation de l’intégrité de l’œuvre estimant que « le droit moral, qui appartient à l’auteur d’une œuvre artistique donne à celui-ci la faculté de veiller, après sa divulgation au public, à ce que son œuvre ne soit pas dénaturée ou mutilée lorsque (…) l’œuvre d’art litigieuse acquise en tant que telle constituait une unité dans les sujets choisis et dans la manière dont ils avaient été traités et que, par le découpage des panneaux de réfrigérateur, l’acquéreur l’avait mutilé ».


Rien n’empêche donc que le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre s’étende au street art.


La lutte contre la contrefaçon est, en revanche, plus difficile à mettre en œuvre.


En 2016 aux États-Unis, l’artiste Rime avait assigné la marque de luxe Moschino, qui avait repris un de ses graffitis sans son autorisation afin de réaliser une ligne de vêtements, lui réclamant des royalties pour violation du droit d’auteur.


Le créateur s’était défendu en arguant que les graffeurs ne pouvaient pas faire valoir leur copyright car les œuvres, réalisées dans l’espace public, étaient illégales.


L’affaire avait finalement été réglée à l’amiable aux termes d’un accord confidentiel.

La difficulté de la protection des droits des artistes de street art tient notamment au fait que leurs œuvres sont transnationales et qu’il n’existe pas de droit unifié en la matière et qu’il est lourd d’engager des procédures dans plusieurs pays.


L’artiste Space Invader a par exemple posé entre 2.000 et 3.000 mosaïques à travers 77 villes du monde.


Ce sont ces mêmes mosaïques que des usurpateurs ont dérobé en août 2017 en se faisant passer pour des employés de la Ville de Paris.


Ils ont été mis en examen pour vol aggravé et recel et la mairie de Paris avait également porté plainte pour usurpation de fonction.


Pourtant dans l’arrêt de 2016 évoqué précédemment, Space Invader avait perdu son procès en contrefaçon contre des collectionneurs qui avaient tenté de dérober une de ses œuvres…


La production d’œuvres urbaines présente donc un risque important pour l’artiste car l’approche des juridictions est très casuistique et les dommages et intérêts alloués au titulaire du bien sur lequel l’œuvre est apposée peuvent être conséquents.


La protection la plus efficace reste donc de conclure en amont un accord avec le propriétaire privé de l’immeuble.


En revanche s’il ne s’agit pas d’une commande, aucune protection préalable n’est possible s’agissant des biens publics.


Dans les deux cas, la reconnaissance de leur œuvre commence à émerger mais reste encore marginale.